Analyse

«Un texte de fracture» : la proposition de loi Duplomb arrive dans une Assemblée nationale déchirée, la FNSEA met la pression

Tracteurs du choix. Ce lundi, les député·es doivent débuter l’examen du texte «visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur». Soutien sans faille de l’extrême-droite, division du bloc central, obstruction de la gauche… Vert vous dévoile les coulisses de ce dossier explosif pour l’écologie et l’agriculture.
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«On est là pour mettre la pression. Qu’ils ne se trompent pas, sinon il y aura le feu dans les campagnes !» Posté devant les imposantes colonnes de l’Assemblée nationale, Vincent Jeanpierre, éleveur et céréalier en Meurthe-et-Moselle, ne mâche pas ses mots. Comme une grosse centaine d’agriculteur·ices (et quelques tracteurs), il a rallié la capitale tôt ce lundi matin à l’appel de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et de son allié des Jeunes agriculteurs (JA).

Lundi 26 mai, Paris. Des agriculteur·ices membres de la FNSEA et des JA manifestent devant l’Assemblée nationale. © Esteban Grépinet/Vert

Autoroutes bloquées, opérations escargot… partout en France, les deux organisations majoritaires pèsent de tout leur poids pour obtenir l’adoption de la proposition de loi (PPL) «visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur», dont l’examen démarre ce lundi en fin d’après-midi. Pesticides, mégabassines, élevage industriel… surnommé «PPL Duplomb» – du nom de son co-rédacteur, le sénateur (Les Républicains) Laurent Duplomb –, ce texte fait la part belle à l’agriculture intensive (notre décryptage).

«Une diversion qui met tout sur les normes environnementales, sans s’attaquer au revenu des agriculteurs», déplore auprès de Vert la députée (La France insoumise) des Hautes-Pyrénées Sylvie Ferrer, dont la permanence a été salie au fumier le 15 mai dernier. Ces dernières semaines, plusieurs locaux de parlementaires ont été dégradés et de nombreux⸱ses député⸱es ont reçu des menaces. À tel point que la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, a condamné dans un communiqué ces «pressions à l’endroit de représentant démocratiquement élus».

Travail de l’ombre et retournements de situation

Pour mieux comprendre la grogne d’une partie du monde agricole, il faut replonger quelques semaines en arrière dans les entrailles de l’Assemblée nationale : les commissions permanentes. Commissions des affaires économiques, des affaires sociales, des finances… ces structures méconnues rassemblent en petit comité des parlementaires spécialistes du domaine concerné, afin d’amender et de préparer les textes avant leur examen en séance publique par l’ensemble des élu⸱es.

Les 6 et 7 mai, c’est la commission du développement durable qui s’est penchée la première sur l’explosive PPL Duplomb approuvée par le Sénat en janvier. Elle n’était compétente que sur les articles concernant l’eau (facilitation des projets de stockage d’eau, affaiblissement de la protection des zones humides) et sur la réforme de l’Office français de la biodiversité (OFB, la «police de l’environnement»). Et, coup de tonnerre : la commission a supprimé une grande partie de ceux-ci.

«Nous avons aussi fait adopter un amendement pour élargir les périmètres de protection des captages d’eau», se félicite auprès de Vert la présidente de cette commission, Sandrine Le Feur, membre du camp présidentiel (Renaissance). La gauche a également obtenu un moratoire de dix ans sur les mégabassines. Cerise sur le gâteau, la commission du développement durable a même voté des avis de suppression concernant plusieurs points chauds du texte, comme la réautorisation de l’acétamipride, un pesticide «tueur d’abeilles» (notre article).

«Les petits pas qui avaient été faits en matière d’écologie sont tous balayés.»

Mais ces passages ont été rétablis une semaine plus tard par la plus rigide commission des affaires économiques, compétente sur les questions agricoles. Pour sa présidente, Aurélie Trouvé, cheffe de file de La France insoumise (LFI) sur l’agriculture, ce nouveau retournement de situation vient des votes du bloc central : «Il y a un glissement de la macronie vers la droite dure, sauf quelques résistants. Les petits pas qui avaient été faits en matière d’écologie sont tous balayés.»

Pas de quoi satisfaire la FNSEA et les Jeunes agriculteurs, qui ont dénoncé une «trahison», dans un communiqué en date du 15 mai : «Au lieu de lever les entraves à l’exercice du métier, le texte modifié ajoute de nouvelles contraintes». «Il y a eu incompréhension, a tenté de rassurer le député (Les Républicains) du Doubs Éric Liégeon, lui-même ancien membre de la FNSEA. Le détricotage de la commission du développement durable a mis en colère les agriculteurs, mais ce qui comptait le plus était la commission affaires économiques, et les choses ont été revues.»

«Plus ça va, plus la FNSEA pèse»

Au final, le texte qui arrive ce lundi après-midi dans l’hémicycle ressemble peu ou prou à celui sorti du Sénat il y a quatre mois. Si les angles ont été arrondis en commission, sa philosophie reste largement inspirée du productivisme défendu par la FNSEA, syndicat toujours largement majoritaire, malgré une légère perte de vitesse lors des dernières élections agricoles. L’instigateur du texte, le sénateur Laurent Duplomb, est d’ailleurs un proche revendiqué du syndicat majoritaire, dont il a été l’élu en Haute-Loire.

Plusieurs amendements étudiés en commission ont été co-écrits par la FNSEA, a révélé l’«écolobbyiste» Jordan Allouche. Des propositions émanant du centre, de la droite, mais aussi du Rassemblement national (RN), «relais implicite» du syndicat sur l’élevage ou les zones humides, selon le militant. En commission, le RN a même défendu – sans succès – l’abrogation pure et simple «de l’interdiction générale des néonicotinoïdes».

Lundi 26 mai, à Paris. La réautorisation de certains néonicotinoïdes est notamment demandée par la filière de la betterave. © Esteban Grépinet/Vert

«Plus ça va, plus la FNSEA pèse, se désespère Aurélie Trouvé. Le plus probable est que tout passe, sauf le détricotage des compétences de l’Anses», l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. La version de la PPL sortie Sénat ambitionnait de mettre sous tutelle l’Anses, instance scientifique chargée d’autoriser ou non la vente de pesticides en France. Un projet rejeté par les deux commissions, mais qui pourrait revenir par une autre porte, puisque le gouvernement envisage de mettre en place par décret la «priorisation» des missions de l’Anses.

Quant aux quelques passages encore effacés concernant la gestion de l’eau, il fait peu de doute qu’ils seront rétablis cette semaine : «Leur suppression pure et simple est une euphorie de la commission du développement durable», moque l’ancien ministre de l’agriculture Marc Fesneau, président du groupe Les Démocrates (MoDem), qui soutiendra leur retour.

«Les formations politiques qui participent au gouvernement sont fébriles»

Le cœur de la bataille parlementaire se jouera avant tout sur l’inflammable article 2, qui concerne la réautorisation de certains néonicotinoïdes. En commission des affaires économiques, le député de l’Aisne Julien Dive, expert de la droite sur les questions agricoles, a trouvé un compromis avec une partie du bloc central pour fixer des conditions strictes à une telle dérogation : par décret, sur trois ans et pour des filières en impasse technique (noisette, betterave) ayant engagé des recherches d’alternatives.

Mais le sujet reste une ligne rouge pour certaines figures du camp présidentiel, à l’image de Sandrine Le Feur, qui défendra une suppression pure et simple de l’article : «Il y a débat dans notre groupe. Certains députés m’ont envoyé des messages de soutien mais n’osent pas s’exprimer publiquement». «C’est un sujet qui ne fait pas l’unanimité, ni dans le bloc central, ni ailleurs», confirme Marc Fesneau, qui se dit «plutôt favorable» à l’article tel qu’il a été réécrit.

«Les formations politiques qui participent au gouvernement sont fébriles, il n’y aura pas la discipline de vote dont ils ont l’habitude», observe attentivement le député paysan Benoît Biteau (Les Écologistes). Le gouvernement est lui-même partagé : si la ministre de l’agriculture Annie Genevard est favorable à la réautorisation sous conditions de l’acétamipride (notre entretien), celle de la transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, a répété son opposition au retour d’un tel néonicotinoïde. En charge de la santé, Catherine Vautrin ne s’est pas exprimée sur le sujet.

L’adoption finale du texte par les député·es, pour l’instant prévue le 3 juin (mais qui devrait être décalée du fait du pont de l’Ascension), dépendra donc en grande partie de l’attitude du bloc central. «Je crains que ceux qui sont contre ne viennent pas voter, par peur des représailles, souffle la députée de l’Ille-et-Vilaine Mathilde Hignet (LFI), seule ouvrière agricole de l’Assemblée nationale. La pression qui s’exerce sur les parlementaires est inacceptable, on ne peut pas faire la loi dans ces conditions.»

La gauche mise sur l’obstruction, les partisans du texte tenteront de contourner les débats

Même la gauche est loin d’être soudée, et pourrait le prouver dès le premier article. Celui-ci prévoit de mettre fin à l’interdiction d’être à la fois conseiller⸱e agricole et vendeur⸱se de pesticides, un dispositif mis en place en 2018 et très largement contourné, selon un rapport parlementaire mené par le socialiste Dominique Potier. Ce dernier et son groupe voteront pour la suppression de cette «fausse bonne idée», à l’inverse du reste de la gauche : «Ils seraient prêts à jeter le bébé avec l’eau du bain, ce n’est pas parce que le dispositif n’a pas fonctionné qu’on ne doit pas le repenser», réplique Benoît Biteau.

Également agriculteur en Meurthe-et-Moselle, Dominique Potier déplore auprès de Vert le «piège tendu par cette proposition de loi» : «C’est un texte de fracture, qui nous somme de choisir notre camp entre les partisans de la productivité et ceux de l’écologie.» Les socialistes resteront uni·es aux écologistes, communistes et insoumis⸱es pour empêcher tout retour des néonicotinoïdes. Ils viseront aussi quelques succès, comme l’interdiction d’importation de produits traités avec des pesticides interdits en France.

Les partisan⸱es du texte craignent une obstruction massive de la gauche, Annie Genevard dénonçant même un débat parlementaire «pris en otage». 3 500 amendements ont été déposés, dont la moitié venant des écologistes et plus de 800 des insoumis⸱es. «On ne propose pas de modifier des virgules, tempère Mathilde Hignet. L’enjeu c’est de pouvoir s’exprimer le plus possible pour dénoncer cette loi dangereuse, et peut-être convaincre des collègues qui seraient encore indécis.»

«Avec plusieurs milliers d’amendements, le texte ne pourra pas aboutir, avertit Marc Fesneau. Il faudra trouver les techniques qui permettent de “forcer” un débat parlementaire». Une piste est sur la table : plusieurs membres de la droite et du camp présidentiel ont annoncé ce week-end vouloir… rejeter le texte. En adoptant une motion de rejet préalable dès l’ouverture des débats, la «PPL Duplomb» passerait directement en commission mixte paritaire (CMP, un organe chargé de trouver un consensus entre député·es en sénateur·ices), empêchant l’enlisement des débats voulu par la gauche… et les débats tout court, accuse Aurélie Trouvé, qui dénonce un «coup de force antidémocratique».

Mais une telle astuce n’est pas sans risque, et selon nos informations plusieurs membres du camp présidentiel hésitent à suivre le mouvement. En renvoyant le dossier en CMP sans modifier la version du Sénat, les député⸱es donneraient les clés à la droite pour peser avec l’extrême droite en faveur d’une version plus dure du texte. Et l’arrivée dans Paris des tracteurs de la FNSEA ne devrait pas aider. Devant l’Assemblée nationale, Brigitte Paquin, agricultrice en Lorraine, le promet : «On restera là tant qu’il le faudra, on est chaud patate !»