SUV qui peut. Pour la première fois en France, et possiblement dans le monde, un militant écologiste était jugé pour avoir dégonflé les pneus de plusieurs SUV. Il a écopé d’une amende plutôt faible. Vert y était.
C’est un cas inhabituel qui est traité ce jeudi matin dans la deuxième chambre du Tribunal de police de Paris : au milieu d’excès de vitesse et de violences en tous genres, une affaire de «dégradation» de véhicules sort du lot. Âgé de 35 ans, Jean-Michel* comparaît aujourd’hui pour avoir dégonflé les pneus de SUV – ces «véhicules utilitaires sportifs» – à Paris le 25 juillet 2022. Entre 23h et minuit, il a été interpellé par la police, agenouillé à côté d’une voiture sur le boulevard Voltaire, en plein cœur de la capitale.
Sur place, les forces de l’ordre constatent que sept véhicules (Mercedes, Tesla, Toyota, etc.) ont les pneus dégonflés. Elles découvrent également une petite lentille verte dans un pneu – introduite dans la valve, elle permet à l’air de s’échapper – et un pot de lentilles dans le sac à dos de Jean-Michel. Une petite affichette est coincée sous les essuie-glaces des voitures touchées. Sur cette dernière, un petit mot de sensibilisation indique : «Ne le prenez pas personnellement. Vous n’êtes pas notre cible, c’est votre véhicule», alerte les propriétaires que leur pneu a été dégonflé.

Ce mode d’action est initialement apparu début 2022 au Royaume-Uni, où le collectif Tyre extinguishers («les extincteurs de pneus») a lancé des actions simultanées dans de nombreuses villes du pays. Leur objectif : dénoncer la multiplication des SUV et leur impact sur le climat. Comme le rappelait Vert lors du Mondial de l’auto la semaine dernière, si les SUV étaient un pays, ils seraient le 5ème émetteur de gaz à effet de serre.
Ce jeudi, le prévenu est officiellement poursuivi pour «dégradation ou détérioration volontaire du bien d’autrui causant un dommage léger». Un point réfuté par son avocate, maître Hanna Rajbenbach : «À l’inverse d’une crevaison, peut-on vraiment qualifier de dégradation le fait d’ouvrir la valve et de faire sortir l’air du pneu ?», interroge la défense, qui rappelle que le pneu n’a subi aucun préjudice – à l’image d’un ordinateur dont on aurait vidé la batterie.
Une action contre «l’autobésité»
«Comme la plupart des citoyens, je considère qu’on a le devoir d’agir si on est face à un danger et qu’on constate une inaction politique», avance Jean-Michel, qui rappelle qu’au moment de son interpellation, la France subissait l’une des trois vagues de chaleur intenses et mortelles qui ont marqué le pays cet été-là. «Je ne suis pas fier d’avoir causé du tort à d’autres personnes, mais j’ai le sentiment qu’en participant à cette action, j’ai fait quelque chose de juste et de nécessaire», conclut sobrement Jean-Michel. Il dispose d’un casier judiciaire vierge, mais va être convoqué au tribunal à plusieurs reprises dans le cadre d’autres actions militantes, dans les mois à venir.
L’avocate appelle ensuite à la barre Laurent Castaignède, ingénieur et auteur spécialisé dans les véhicules motorisés. Pendant quelques minutes, le témoin décrypte «une maladie qui existe dans le secteur automobile depuis une cinquantaine d’années : l’autobésité», liée à l’augmentation croissante du poids des véhicules – synonyme de consommation d’essence en hausse, de pollution et d’occupation de plus en plus large de l’espace public. «Dans le paysage urbain, vous avez beaucoup de véhicules qui prennent de la masse, mais pas les piétons ou les cyclistes, d’où un écart grandissant», qui devrait nous forcer à repenser le partage de la route, avance l’ingénieur.

«Faut-il considérer qu’il n’y a aujourd’hui pas d’autre choix que dégonfler des véhicules pour endiguer la crise écologique ?», questionne le procureur. «On croit sincèrement que la personne qui se fait dégonfler ses pneus va se dire“mais qu’est-ce que j’ai fait en achetant un SUV, je vais changer de véhicule” ? Ce genre d’action ne fait que nuire à la cause», martèle le magistrat, sous le regard médusé des activistes venu·es soutenir Jean-Michel. «L’écologie est de plus en plus impopulaire alors qu’elle est de plus en plus nécessaire, et ce type de happening en est en partie responsable», tance le procureur, qui requiert une condamnation et une amende de 400 euros.
Une lentille dans un pneu
L’avocate de Jean-Michel plaide alors la liberté d’expression du prévenu et l’état de nécessité. En droit, cette notion permet de commettre des délits en cas de péril grave et imminent – dans le cas où la réponse est proportionnée et permet d’éviter ce péril. Elle argue notamment que les campagnes de sensibilisation et d’actions contre les SUV sont «nécessaires pour faire bouger l’opinion publique» et y auraient même contribué dans le cas de la Ville de Paris, qui a récemment décidé de tripler les frais de stationnement pour les véhicules les plus lourds – dont les SUV (notre article). Au vu de la nature politique de l’action et du faible préjudice causé, l’avocate soutient aussi qu’une condamnation reviendrait à entraver «de manière disproportionnée» la liberté d’expression du militant. «Encore une fois, on parle d’une lentille dans un pneu, c’est tout», conclut maître Rajbenbach.
Après un rapide délibéré, le militant a été reconnu coupable par le président d’audience, qui a refusé de reconnaître l’état de nécessité, arguant que «d’autres moyens peuvent être utilisés pour atteindre l’objectif de manière plus efficace». Il a été condamné à 300 euros d’amende – une amende plutôt légère alors qu’elle aurait pu aller jusqu’à 1500 euros, selon la loi. «Je me sens quand même entendu quelque part, car je n’ai pas été jugé pour un simple geste de vandalisme. Ils ont reconnu que mon geste était politique», jauge Jean-Michel à la sortie du tribunal. Le militant et son avocate se réservent le droit de faire appel de la décision.
*À la demande de l’intéressé, son prénom a été modifié.
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