C’est l’histoire d’une polémique qui a déchaîné les télés, le 12 mai dernier. En plateau, de nombreux commentateurs la résument ainsi : les écologistes veulent interdire le comté.
«On veut nous interdire de manger du comté !», s’indigne-t-on sur RMC. «Laissez nous manger du comté !», proteste la présentatrice sur BFMTV. «Après la chasse, le barbecue, le Tour de France… le comté», énumère Bruce Toussaint, le présentateur de la matinale de TF1.
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La formule n’est pas de lui. Elle lui a été inspirée par le Figaro Magazine, qui a publié, le 10 mai, un article titré : «“Il faut arrêter d’en manger” : quand les écologistes veulent interdire… le comté».

Mais voilà : personne n’a proposé d’interdire le comté. Encore moins Les Écologistes. La section du parti en Franche-Comté a publié un communiqué cosigné par la secrétaire nationale Marine Tondelier afin d’affirmer son soutien à la filière. Comment en est-on arrivé là ?
Une chronique reprise par Le Figaro… 16 jours après
Pour comprendre l’origine de la polémique, il faut revenir plus de deux semaines en arrière. Le 24 avril, l’écologue-naturaliste et militant animaliste Pierre Rigaux signe une chronique sur le comté dans l’émission de France inter La Terre au carré. «Le comté, si c’est mauvais écologiquement, et terrible pour les animaux, est-ce que notre petit plaisir à se faire une tranche de fromage, ça vaut plus que tout ça ?», interroge-t-il faussement.
D’abord, la séquence passe relativement inaperçue. Pour cause, la pollution du comté est une réalité bien connue de la filière. Ce n’est que 16 jours plus tard, le 10 mai, qu’un journaliste du Figaro déterre la chronique et lance la polémique.
Vert n’a retrouvé que peu de reprises de l’émission dans les médias entre ces deux dates : une sur le site d’extrême droite Boulevard Voltaire, une autre sur le site Chasses éternelles. Sur ce dernier, un youtubeur pro-chasse (90 000 abonnés) nommé Richard sur Terre raille Pierre Rigaux au lendemain de sa chronique, le 25 avril. L’écologue est une cible habituelle de ce youtubeur qui avait déjà publié 13 vidéos à son sujet. «Il y a plein de chasseurs qui me ciblent sur Youtube mais, honnêtement, je ne regarde pas, commente Pierre Rigaux auprès de Vert. Les chasseurs parlent aux chasseurs, je m’en fiche un peu.»
Est-ce de cette façon que le journaliste du Figaro est tombé sur la chronique ? Lui-même chasseur, il suit plusieurs comptes pro-chasse sur Instagram… dont le youtubeur Richard sur Terre. Contacté, il n’a pas répondu à notre demande d’entretien.
Une fausse info relayée par CNews… et le préfet du Jura
Le 10 mai donc, le Figaro Magazine publie l’article intitulé «“Il faut arrêter d’en manger” : quand les écologistes veulent interdire… le comté». Celui-ci véhicule plusieurs fausses informations. Rien que dans le titre : l’opinion d’un militant animaliste est devenue celle «des écologistes», aussi nommé·es les «khmers Verts». Surtout, personne n’a demandé l’interdiction du comté. Pas même Pierre Rigaux : «Ce n’était pas un appel au boycott. Je voulais juste appeler à la réflexion sur ce sujet», se défend-il.
Nataly Botero, sémiologue et analyste du discours sur la médiatisation des problèmes écologiques, commente : «C’est totalement fallacieux. Le journaliste attribue des propos à quelqu’un qui ne les a jamais prononcés. Il généralise pour attaquer tous les écolos à travers la figure de Pierre Rigaux. Et il utilise l’expression “khmers verts”.»
Le but : «Utiliser des figures repoussoirs de l’imaginaire français pour les coller à des figures internes, poursuit la spécialiste du langage. Là, on rattache l’écologie à un régime politique religieux et totalitaire.»
Ensuite, le papier du Figaro est repris dans Le Journal du Dimanche (JDD) de Vincent Bolloré… et par le nouveau préfet du Jura, qui le partage sur X et fait décoller le hashtag #TouchePasAuComté – repris par la ministre de l’agriculture, Annie Genevard, deux jours plus tard.
Surtout, dès le dimanche 11 mai, la machine Bolloré se met en marche. La mécanique de désinformation est bien connue de François Jost, professeur émérite en sciences de l’information à la Sorbonne-Nouvelle, à Paris : «Ils partent souvent d’une fausse information, ne serait-ce qu’en changeant les termes, et développent des discours en pilonnant sur quelque chose qui est faux.»
L’heure des cibles
La prochaine étape, toujours selon François Jost, c’est de «taper sur l’adversaire», le dégrader. Dans le cas de l’écologie, la ridiculiser ou la criminaliser. Éliot Duval, joker de Pascal Praud sur CNews le week-end, interroge dans un édito : «Après Sainte-Soline, les plus radicaux traverseront-ils le Doubs, le Jura ou l’Ain pour traquer les caves d’affinage ? Après la ZFE, la ZFD, zone à faible déjection de vaches ?»
Autre exemple, entendu en fin de journée le lundi soir : «Si on écoutait tous ces écolos punitifs, on finirait par manger des racines et des cailloux», déclare un invité en plateau. «Bientôt, il vont nous dire que faire l’amour, c’est polluer», s’inquiète un autre.
Le lundi sur Europe 1, Pascal Praud déclare gravement : «Est-ce que tu peux rire, est-ce que tu peux t’amuser ou passer une soirée sympa avec quelqu’un qui te dit que tu ne peux pas manger de comté ?».
Il répète à plusieurs reprises le nom de Pierre Rigaux à l’antenne. Un moyen de «mettre une cible» dans le dos, selon une enquête de Mediapart sur le présentateur de CNews. «C’est fréquent chez Praud», confirme François Jost, qui en a lui-même été victime. Pierre Rigaux a reçu des «tombereaux d’insultes et de menaces», mais dit avoir l’habitude «d’être beaucoup embêté». «Mais c’est pas ça le pire, car on s’y attend venant d’eux, poursuit le militant. Ce qui m’a le plus gêné, c’est que ça soit eux qui dictent l’agenda médiatique.»
Le Rassemblement national goûte la polémique
Le lundi, la polémique sur le comté est sur tous les plateaux télés. Du pain bénit pour le Rassemblement national. Questionné par le journaliste sur cette «interdiction» le 12 au matin sur France 2, Sébastien Chenu, vice-président du parti d’extrême droite, s’en régale : «Les écolos sont des dingues, ils veulent punir, interdire […] emmerder les Français du matin au soir.»

Pour Nataly Botero, la séquence sert un agenda politique : «Elle permet de faire pencher l’opinion publique et dire que l’écologie nous emmerde. Elle renvoie à un imaginaire négatif pour empêcher l’émergence d’une écologie joyeuse, vivante, mobilisatrice pour penser notre société.»
Elle note que le journaliste du Figaro utilise le conditionnel pour évoquer la pollution des sols et des rivières, «comme si c’était faux, alors que c’est un fait avéré» : «Il revient quasiment sur le consensus scientifique.»
En Franche-Comté, les médias locaux «n’ont pas attendu tout ce bruit pour s’intéresser au sujet des pollutions liées à la filière comté», écrit une journaliste de France 3 Franche-Comté sur Linkedin, fatiguée par «une fausse polémique, sur un sujet connu de tous depuis des années».
Ici, les médias locaux «ont fait le taf», reconnaît une porte-parole du collectif SOS Loue et rivières comtoises. Le collectif regrette que «tous les écolos soient mis dans le même sac». «On est composé de plusieurs associations et de beaucoup de pêcheurs qui souhaitent qu’il y ait de nouveau des poissons dans les rivières. Ce ne sont pas vraiment des amis de Pierre Rigaux», commente le collectif. Loin de la représentation des bobos-écolos ou des khmers verts imaginés sur les plateaux télés.
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