À quoi ressemblera le monde du travail dans 25 ans, si la France atteint la neutralité carbone comme elle s’y est engagée en signant l’Accord de Paris sur le climat en 2015 ? «Il y aura probablement quelques nouveaux métiers, mais surtout des postes et des secteurs qui auront évolué», répond Yannick Saleman, chef de projet Emploi et Politiques industrielles au laboratoire d’idées The Shift project. Dans son Plan de transformation de l’économie française (PTEF), le «think tank de la transition carbone» a réalisé de nombreuses projections sur les emplois en 2050, tout comme l’Ademe (Agence de la transition écologique) dans son rapport Transition 2050, qui dévoile quatre trajectoires types pour atteindre la neutralité carbone à cet horizon, ou encore l’association Négawatt, qui regroupe des professionnel·les de l’énergie et des citoyen·nes. «Bien sûr, nous ne disons pas que c’est ce qui va se passer, seulement ce qui pourrait arriver si l’on suit nos recommandations», précise Yannick Saleman.
La transition devrait créer des emplois
Première conclusion, à rebours de certaines idées reçues : la transition écologique devrait entraîner une augmentation nette du nombre d’emplois en France. Dans son scénario 2022-2050, Négawatt table sur la création de 613 000 postes en équivalent temps plein (ETP). Et le Shift project prévoit 1,1 million de créations d’emplois et 800 000 destructions.
Selon l’Ademe, tout dépend du scénario. Seul celui qu’elle appelle S1, dit «Génération frugale», qui mise sur une baisse importante de la consommation, entraînerait une baisse de 1,5 million d’emplois en 2050. Pour les trois autres, les créations de postes s’élèveraient entre 180 000 et 700 000. Un effet globalement positif sur le marché du travail, même si tous les secteurs ne seront pas affectés de la même manière.
Boom des renouvelables, chute du thermique
L’énergie renouvelable est l’un des grands secteurs d’avenir. Selon le site Comprendre 2050, qui analyse les différents scénarios de transition, on recrutera deux fois plus dans l’éolien terrestre et 3,5 fois plus dans le photovoltaïque en 2050. On assistera surtout à une explosion dans l’éolien en mer, avec un nombre d’emplois multiplié par plus de dix en 2050.
Les emplois dans le nucléaire dépendront de la part de cette énergie dans le mix électrique visé par chaque scénario. Plusieurs projections envisagent des baisses, en raison notamment de la mise à l’arrêt prévue de plusieurs réacteurs. Le Shift project estime que les emplois dans la production nucléaire d’électricité baisseront de 17%, soit une perte de 25 400 emplois.

Enfin, les postes dans les centrales thermiques alimentées par l’énergie fossile (pétrole, gaz, charbon) devraient connaître une chute libre, en raison de la décarbonation de l’énergie opérée en 2050 si les engagements sont respectés. Entre 2017 et 2050, le Shift project prévoit une baisse de 94% des emplois dans les centrales thermiques à flamme (centrale à charbon, centrale biomasse, turbines à combustion…) pour la production d’électricité fossile. Même constat pour les emplois du secteur pétrolier et ses produits dérivés, qui déclineront fortement dans les prochaines décennies, quel que soit le scénario considéré.
Le bâtiment porté par la rénovation énergétique
Le bâtiment et la construction connaîtront des changements significatifs. Comme l’écrit le Shift project dans l’un de ses décryptages, «tous les scénarios imaginent une baisse de l’emploi pour les métiers du gros œuvre du fait d’une diminution des actes de construction neuve qui sont leur principale activité. Les métiers du second œuvre [tous les travaux réalisés à la suite des gros ouvrages, NDLR] seront également affectés, mais plus facilement reconvertibles.»
Dans le détail, le laboratoire d’idées prévoit la création de 100 000 ETP dans la rénovation énergétique, pour respecter l’engagement de la France de disposer en 2050 d’un parc immobilier entièrement conforme aux normes «bâtiment basse consommation» (BBC). 190 000 emplois dans la construction neuve devraient disparaître, soit une balance globale négative avec 90 000 postes en moins.
A contrario, l’Ademe table sur une augmentation des emplois dans le secteur de près de 200 000 en 2050. Idem pour l’association Négawatt, qui estime qu’un programme ambitieux de rénovation énergétique «créerait plusieurs centaines de milliers d’emplois». L’enjeu du secteur du BTP sera de réussir à attirer des travailleur·ses pour subvenir aux besoins futurs, sachant que le secteur souffre déjà d’une forte pénurie main d’œuvre.
Des pertes dans l’automobile, compensées en partie par le vélo
L’industrie automobile devrait être l’une des plus bouleversées dans les prochaines décennies, en raison de la loi européenne sur la fin des moteurs thermiques en 2035. Pour le Shift project, 373 000 emplois seront supprimés dans les 25 prochaines années. D’abord parce que la production de véhicules électriques nécessite moins de main-d’œuvre que celle de voitures thermiques, en raison d’un nombre de composants moins élevé. Ensuite car l’usage de la voiture devrait reculer, grâce à un report vers des modes moins carbonés (vélo, transports en commun…), selon un décryptage du Shift project sur l’industrie automobile.

Fabrication, vente et réparation : The Shift project évalue à 232 000 les créations d’emplois dans le secteur du vélo. «En complément des voitures particulières, seront non seulement produits sur le territoire, mais commercialisés et entretenus un volume important de cycles, deux roues électriques et micro-voitures […]. Ces nouveaux marchés auront permis à la filière automobile (amont et aval) de compenser la perte d’activité et d’emplois», écrit le think tank, qui considère que les proximités techniques entre ces deux secteurs pourraient permettre des reconversions.
Toujours selon l’association, le transport aérien risque de connaître une baisse de 38 000 emplois, compensée par le développement du ferroviaire longue distance (+37 000).
Agriculture, la grande inconnue
Dans le secteur de l’agriculture, les projections diffèrent à cause de nombreuses inconnues, «en particulier sur la relocalisation des productions agricoles, le niveau de développement des pratiques agroécologiques et la part des protéines d’origine animale dans notre alimentation», écrit le site Comprendre 2050.
Dans ses scénarios «Génération frugale» et «Coopérations territoriales», l’Ademe prévoit que le déclin du nombre d’agriculteur·ices se poursuivra, avec -100 000 postes en 2050 par rapport à aujourd’hui – le ministère de l’agriculture dénombrait 680 170 ETP dans les exploitations agricoles en 2022. Les deux autres scénarios envisagent une stabilité ou une légère hausse.
Après avoir prédit dans le PTEF une forte hausse de 500 000 postes dans la production agricole, les experts du Shift project sont revenus sur leurs projections. «Nous avions estimé ce qui se passerait si l’on adoptait un modèle agroécologique massif, qui nécessite beaucoup plus de main d’œuvre que l’agriculture conventionnelle. Mais les chiffres étaient un peu surestimés. Désormais, on projette plutôt une stabilisation des emplois agricoles, et non pas la poursuite de la baisse actuelle, grâce au passage à un modèle agroécologique partout où c’est possible», détaille Yannick Saleman.
Anticiper, notamment grâce à la formation
Quelles que soient les méthodes de calcul et les scénarios envisagés, les différents rapports de prospection pointent tous la responsabilité des pouvoirs publics pour accompagner au mieux ces transformations de l’emploi. «Le plus important, c’est la planification, et surtout que celle-ci soit cohérente. Par exemple, si l’on dit que nous devons relancer le bois de chauffage dans les logements, mais aussi utiliser cette ressource dans le bâtiment pour stocker du carbone, et dans l’industrie, alors il n’y aura pas assez de bois pour tout le monde. Il faut donc planifier secteur par secteur, mais aussi de manière intersectorielle», explique Yannick Saleman.
Pour le chef de projet Emploi et Politique industrielle, l’anticipation passera avant tout par la formation. «Il y aura des besoins d’évolution de compétences. Par exemple, pour atteindre la neutralité carbone demain, il faudra réaliser des isolations globales des bâtiments – et non plus des isolations partielles comme on le fait aujourd’hui. Donc les employés devront être formés à de nouvelles compétences, de manière initiale ou continue. Là encore, cela demandera de la coordination entre les entreprises, qui auront des besoins, et les organismes de formation.» The Shift project propose par exemple de lever les freins à la formation en facilitant les démarches, en mutualisant les moyens et en aidant les TPE-PME.
Le think tank insiste sur la nécessité d’améliorer l’attractivité de certains métiers (conditions salariales, pénibilité et reconnaissance sociale) pour encourager les reconversions futures. Reste à voir si ces recommandations seront suivies, alors que l’écologie semble s’éloigner des priorités du gouvernement.
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