Entretien

Olivier Legrain, sur les médias : «Il n’y a jamais eu une concentration du pouvoir entre dix personnes comme aujourd’hui»

Legrain de sel. Millionnaire de gauche, soutien des médias indépendants… à 72 ans, Olivier Legrain veut «sauver l’information de l’emprise des milliardaires», du nom du manifeste qu’il publie aux éditions Payot. Il livre à Vert son point de vue sur la concentration des médias en France.
  • Par

Depuis onze ans, l’ex-homme d’affaires et philanthrope Olivier Legrain mûrit une idée : rassembler dans un même bâtiment les rédactions de plusieurs médias indépendants pour faciliter leur collaboration. Ce lieu, la Maison des médias libres, devrait voir le jour en 2027, boulevard Barbès à Paris (18ème). Aux côtés d’autres médias indépendants, Vert pourrait y avoir sa place.

Olivier Legrain a fait fortune dans l’industrie du bâtiment, avant de prendre sa retraite en 2015. Devenu millionnaire, il dit avoir mis une grosse partie de son patrimoine dans le projet de Maison des médias libres.

Olivier Legrain. © Celine Nieszawer/Éditions Payot & Rivages

En parallèle, il a coécrit un livre : Sauvez l’information de l’emprise des milliardaires (Payot), avec le journaliste Vincent Edin. L’objectif est que «les gens apprennent beaucoup de choses qu’ils ne mesuraient pas» sur la concentration des médias dans les mains de dix milliardaires : Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Martin Bouygues, la famille Dassault, Patrick Drahi, Daniel Kretinsky, Arnaud Lagardère, Xavier Niel, François Pinault et Rodolphe Saadé.

Un millionnaire qui veut «sauver l’information de l’emprise des milliardaires», c’est plutôt étonnant. Qu’est-ce qui vous inquiète ?

Je pense que la liberté de la presse est profondément menacée, pour deux raisons.

La première, c’est le pouvoir d’une poignée de milliardaires : cela va de la presse à l’édition, en passant par les instituts de sondage, les écoles de journalisme et même les festivals… ils sont présents partout. C’est malsain, pour une démocratie, que quelques personnes – qui sont plus ou moins liées entre elles – aient un pouvoir aussi important.

La deuxième raison, c’est ce qu’on appelle dans le livre «la politique du fait divers». Cette idée que certains médias, par souci financier, font plutôt du commentaire de faits divers que du travail de terrain. Cela coûte cher de faire de l’enquête. C’est beaucoup plus facile de prendre un fait divers et de le commenter en plateau.

Dans le livre, vous écrivez que «dix milliardaires accaparent 90% des ventes de quotidiens nationaux, 55% de l’audience des télévisions et 40% de celle des radios». Quelles sont leurs relations entre eux ?

Ils vivent dans le même monde et, dans ce monde-là, les gens se renvoient l’ascenseur quand ils peuvent. J’ai vécu cela dans un autre monde, celui de l’industrie. Le système fonctionne parce que chacun développe sa société et regarde ce que fait l’autre. Et, si on peut s’entraider, on le fait : la régie publicitaire de l’un fait de la publicité pour les produits de l’autre. Ils ont même racheté une école de journalisme ensemble [en novembre 2024, Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Rodolphe Saadé et d’autres propriétaires de médias ont racheté l’École supérieure de journalisme de Paris, NDLR].

Sauf qu’on ne parle pas de l’industrie, on parle de choses très importantes. C’est la grande différence : les médias sont un objet de culture, et c’est quelque chose d’extrêmement important pour la démocratie.

Olivier Legrain avec Vincent Edin, «Sauver l’information de l’emprise des milliardaires», Payot, mai 2025, 144p, cinq euros.

Ces hommes d’affaires perdent de l’argent avec leurs médias, mais c’est quand même un investissement qu’ils consentent à faire. Pourquoi ?

On sent bien qu’il y a des enjeux autant culturels que d’influence. Dans une démocratie, tout ce qui tourne autour de la presse et l’édition représente le pouvoir d’influencer les puissances dirigeantes du pays, les électeurs… Quand on voit ce que coûtent Le Parisien et Les Échos [45 millions d’euros de pertes en 2024, pour le pôle médias du groupe LVMH, NDLR], cela n’a pas empêché Bernard Arnault d’acheter Paris Match pour 120 millions d’euros [à Vincent Bolloré, en octobre 2024, NDLR].

Il n’y a pas beaucoup d’équivalents dans l’histoire du pays. Dans les années 1930, le parfumeur François Coty avait mis la main sur le Figaro, mais il n’y a jamais eu une concentration du pouvoir entre dix personnes comme aujourd’hui.

Certains d’entre eux ne se cachent pas de vouloir influencer l’opinion…

Oui. Je dis souvent que Vincent Bolloré, c’est le Peter Thiel du système [un libertarien américain, proche de Donald Trump, NDLR]. C’est-à-dire que c’est l’inspirateur d’une guerre idéologique et culturelle. Il y a une idéologie très forte aussi chez Pierre-Édouard Stérin, qui est le 11ème milliardaire. Il n’a pas encore de médias, mais il essaye.

 👉 Abonnez-vous (gratuitement) à Chaleurs actuelles, notre nouvelle newsletter mensuelle sur la désinformation et les climatosceptiques !


On l’a vu lors des législatives de 2024, quand Cyril Hanouna a été présenté comme s’il était journaliste sur Europe 1 et s’est occupé de l’information pendant 15 jours. Ces milliardaires sont les hérauts d’une volonté d’influencer fortement la politique : migratoire ou culturelle.

Le titre du livre est «sauver l’information». Comment faire ?

Cela demande probablement un changement de système politique. On pourrait limiter la concentration des médias. Il faudrait aussi renforcer le pouvoir de l’Arcom [l’autorité de régulation de l’audiovisuel, NDLR]. Quand l’Arcom fait un rappel à l’ordre sur Cyril Hanouna, ce n’est pas suffisant. Il continue, et le mal est fait pour l’élection.

Il faudrait aussi que les structures des médias soient inviolables, comme c’est le cas pour Mediapart [qui est non cessible et non achetable, NDLR]. Et puis, le point le plus important pour moi, c’est que les journalistes puissent avoir un droit de veto sur la nomination de leur directeur de rédaction. Ça me semble plus sain que la «clause de conscience», qui permet à tout le monde de partir.

Pourquoi vouloir rassembler les médias indépendants au même endroit ?

Si les gens se trouvent les uns à côté des autres, c’est plus facile de faire des enquêtes ensemble, de mettre des moyens en commun et d’avoir une puissance de frappe supérieure – plutôt que d’être isolé chacun dans son coin. Il y a énormément de médias libres de gauche, mais ils sont petits, pour la plupart. En face, il y a des gens très puissants. C’est dans cet état d’esprit que la Maison des médias libres verra le jour, pour que l’information soit faite par les journalistes les plus libres possible.

Vert l’infini et au-delà

Dans le chaos actuel, plus de 10 000 personnes soutiennent Vert avec un don mensuel, pour construire la relève médiatique à nos côtés.
Grâce à ce soutien massif, nous allons pouvoir continuer notre travail dans l’indépendance absolue. Merci !

Alors que l’objectif de contenir le réchauffement à moins de 1,5°C est un échec, les scientifiques le martèlent : chaque dixième de degré supplémentaire compte. Dans le contexte médiatique actuel, chaque nouveau membre du Club compte. Chaque soutien en plus, c’est plus de force, de bonnes informations, de bonnes nouvelles et un pas de plus vers une société plus écologique et solidaire.

C’est pourquoi nous voulons désormais atteindre les 12 000 membres du Club. Ces 2 000 membres supplémentaires nous permettront de nous consolider, alors que la période est plus incertaine que jamais, d’informer encore plus de monde, avec du contenu de meilleure qualité.

Rejoignez les milliers de membres du Club de Vert sans perdre une seconde et faisons la différence ensemble.