Analyse

L’administration Trump et la société Palantir utilisent l’IA pour surveiller en masse les personnes immigrées… et toutes les autres

Palantir groupé. Aux États-Unis, au prétexte de lutter contre l’immigration illégale, le gouvernement de Donald Trump déploie des outils de surveillance d’une ampleur inégalée, qui croisent d’immenses bases de données grâce à la puissance de l’intelligence artificielle. Décryptage.
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Étudiant·es, touristes, immigrant·es… Elles et ils sont des centaines de milliers dans le viseur du nouveau gouvernement américain, qui veut faire appliquer les nouvelles politiques anti-immigration de Donald Trump. À la manœuvre : l’ICE (Immigration and customs enforcement), l’agence chargée de l’immigration et des douanes au sein du DHS (Department of homeland security), le département de la sécurité intérieure.

Ce décryptage a été réalisé par Data for Good, une association qui veut mettre les données au service de l’intérêt général, pour Chaleurs actuelles : la rubrique de Vert consacrée à la désinformation climatique et à l’extrême droite. Abonnez-vous gratuitement à la newsletter Chaleurs actuelles pour tout savoir de ces sujets majeurs.

Soyons clair, les outils de surveillance à l’encontre des migrants existaient déjà. Mais, depuis janvier, ils sont déployés massivement au service de la machine trumpiste. Les révélations se multiplient au sujet du déploiement d’un arsenal de plus en plus pointu, qui utilise des algorithmes pour analyser les masses de données récoltées.

Des outils de surveillance de masse de plus en plus pointus

Parmi les plus utilisés : la base de données ICM (Investigative case management). Initiée en 2014, elle sert d’outil principal de gestion des enquêtes de sécurité intérieure. Elle permet d’identifier, de détenir et de déporter des individus ayant commis des délits mineurs ou correspondant à certaines caractéristiques. Elle contient des informations aussi diverses que le pays d’origine, le lieu de naissance, la couleur des yeux, les tatouages, marques, cicatrices ou encore des données administratives telles que le numéro de sécurité sociale, l’adresse professionnelle, les dépôts de bilan, et des centaines d’autres critères.

Les locaux de l’ICE à Washington D.C. © Ajay Suresh/Wikimedia

La puissance de cet outil est décuplée par la capacité à croiser les bases de données des différentes agences fédérales entre elles. Par exemple, ICM est interconnectée avec la base de données SEVIS, qui contient des informations sur toutes les personnes étrangères admises aux États-Unis avec un visa d’étudiant, ainsi qu’avec des bases de données sur les transactions financières, des données de la CIA ou encore des données de localisation provenant de caméras de lecture de plaques d’immatriculation.

Le Département de l’efficacité gouvernementale (ou Doge) développe une API (une interface qui permet de «connecter» un logiciel ou un service à un autre logiciel ou service afin d’échanger des données) qui permettra d’intégrer les données du DHS à celles de la sécurité sociale (SSA), du service des impôts (IRS) et des registres de vote. L’interconnexion de bases de données à une telle échelle est sans précédent.

Le 11 avril 2025, la création d’un nouvel outil a été révélée par Business insider après la publication d’un contrat de 30 millions de dollars avec Palantir, une entreprise très secrète spécialisée dans l’analyse de données sensibles. Nom de code du projet : ImmigrationOS. Son objectif : obtenir de la «visibilité en temps quasi réel» sur les personnes qui quittent le territoire des États-Unis après une interdiction de rester ; et permettre de choisir les personnes à expulser en priorité, en ciblant surtout celles «ayant dépassé la durée de validité de leur visa», selon des documents officiels analysés par le média spécialisé Wired.

À l’occasion du Border security expo, un événement qui rassemble les professionnels de la sécurité des frontières et qui s’est tenu tout début avril 2025 à Phoenix (Arizona), le directeur de l’ICE, Todd Lyons, a déclaré que son rêve pour l’agence «était de voir des escouades de camions rassembler les immigrants en vue de leur expulsion, de la même manière que les camions d’Amazon sillonnent les villes américaines pour livrer des paquets.»

«L’heure des comptes a sonné pour l’Occident. Notre culture a sombré dans un consumérisme superficiel tout en abandonnant son but national. Dans la Silicon Valley, trop peu de gens se sont demandés ce qu’il fallait construire et pourquoi. Nous l’avons fait.[…] À l’usine, dans la salle d’opération, sur le champ de bataille – nous construisons pour dominer», peut-on lire dans une nouvelle publicité de Palantir, lancée la semaine du 15 avril et affichée devant des universités américaines.

Derrière tous ces contrats, une entreprise : Palantir

Derrière le déploiement de toutes ces technologies, on retrouve l’entreprise Palantir, créée en 2004 par Peter Thiel, libertarien aux idées transhumanistes, conseiller et mécène de Trump de la première heure, et mentor de J.D. Vance – dont il aurait soufflé la nomination à la vice-présidence des États-Unis.

Peter Thiel a fait fortune dans la Silicon Valley en co-fondant le système de paiement PayPal et en investissant très tôt dans Facebook. En 2004, il a fondé Palantir, voyant la technologie comme un outil avant tout militaire au service de sa vision pour les États-Unis. Pour lui, le pays doit être géré comme une entreprise – et les agences fédérales (NSA, FBI, CIA) ont compté parmi ses premiers clients. Palantir collabore avec l’ICE depuis 2011.

Peter Thiel en 2022 à Phoenix (Arizona). © Gage Skidmore/Flickr

«Palantir déforme la vérité pour masquer sa complicité dans la mise en œuvre d’un programme autoritaire, en fournissant à [la CIA] des outils pour permettre la surveillance de masse non seulement des immigrants, mais de chacun d’entre nous», a expliqué Laura Rivera, avocate de l’association Just futures law, dans un article de 404 media.

Le déploiement à marche forcée de ces technologies est un sérieux danger pour la protection des données des citoyen·nes et le respect de leurs droits fondamentaux.

La sécurité des citoyens et citoyennes en danger

D’abord, il existe une grande opacité sur le fonctionnement de ces algorithmes et la légalité des données collectées. Le manque de transparence total peut occasionner de nombreuses erreurs de jugement qui ne sont pas vérifiables. L’évaluation de l’impact sur la vie privée menée par l’ICE indique qu’«il existe un risque que les informations ne soient pas exactes, complètes ou pertinentes».

Ces dernières semaines, les services de l’immigration ont arrêté et détenu des titulaires de visas étudiant et de cartes vertes (permis de résidence permanent américain qui autorise à travailler et vivre de manière définitive aux États-Unis), et ont expulsé au moins 238 personnes vers une prison au Salvador, sans leur permettre de s’entretenir avec un·e avocat·e, ni de bénéficier d’une procédure régulière.

Une enquête de CBS News affirme que «l’écrasante majorité d’entre eux n’ont pas de condamnation pénale apparente, ni même d’inculpation». Cela soulève une question majeure : qui est responsable de ces erreurs lorsque des États délèguent leurs prérogatives à des entreprises privées ?

Une fausse impression de rationalité, d’objectivité et de véracité

Par ailleurs, les raisons pour lesquelles les personnes sont identifiées et détenues sont obscures. Le fait que les résultats émanent d’outils numériques donne une fausse impression de rationalité, d’objectivité et de véracité sur des résultats que personne ne contrôle ni ne comprend.

Andrew Ferguson, professeur de droit interviewé dans le Contre-Atlas de l’intelligence artificielle, affirme que les États-Unis évoluent vers «un État où les procureurs et la police pourront prétexter : “l’algorithme m’a dit de le faire, alors je l’ai fait. Je n’avais aucune idée de ce que je faisais.Et cela se produira à très grande échelle, quasiment sans supervision». Ce processus est déjà bien entamé.

Enfin, ces algorithmes amplifient les inégalités, ciblent les mêmes populations et les soumettent à une surveillance toujours plus grande. «L’injustice est blanchie par la haute technologie», assure Kate Crawford chercheuse et co-fondatrice du AI Now institute, un institut de recherche indépendant pour questionner et réinventer notre rapport à l’IA.

Cette surveillance dépasse le cadre de la lutte contre l’immigration et se généralise contre toute la population des États-Unis : une enquête du média d’investigation The Intercept, publiée en 2017, révélait que n’importe quel·le Américain·e pouvait se retrouver dans la base de données ICM. Comprendre comment fonctionnent ces outils et la surveillance de masse qu’ils impliquent est indispensable aux citoyen·nes pour qu’elles et ils puissent se défendre face à un État autoritaire.

Ces technologies ne sont pas cantonnées à l’autre côté de l’Atlantique. Au Danemark, un dispositif de détection des fraudes à la sécurité sociale étend la surveillance.«Il est utilisé pour recueillir des informations et donner une vision globale, souvent très éloignée de la réalité, de la vie d’une personne. Il suit et surveille le lieu de vie et de travail des bénéficiaires de prestations sociales, leurs déplacements, leur dossier médical et même leurs liens avec des pays étrangers», d’après Hellen Mukiri-Smith, chercheuse sur l’intelligence artificielle et les droits humains à Amnesty international. En France, on peut citer la signature d’un contrat (depuis 2015, dans le cadre de la lutte anti-terroriste) entre la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI)… et Palantir.

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