À l’entrée de sa serre flambant neuve, Sébastien Cailliau énumère les légumes qui sortent de terre en cette fin de mois de mai : poivrons, épinards, aubergines, pommes de terre nouvelles… Les plants ont fière allure, cette première récolte s’annonce prometteuse. «C’est parce que je leur parle», assure-t-il en rigolant. Sa botte secrète serait l’usage de la «lifofer», la litière forestière fermentée – une préparation naturelle qui vise à démultiplier les microorganismes dans les sols.
Depuis six mois, ce néo-paysan de 44 ans a rejoint l’«espace-test» agricole tout juste inauguré par la métropole de Lyon à Vaulx-en-Velin (Rhône). Six hectares de parcelles à l’entrée de Lyon, mis à disposition de trois apprenti·es maraîcher·es, qui y testent pour trois ans maximum leur activité agricole. Chacun·e dispose d’un peu plus d’un hectare de champ et de 650 mètres carrés de serres-tunnels – gratuitement la première année ; moyennant 1 000 et 2 000 euros les années suivantes. Elles et ils partagent des machines et une base-vie pour le stockage, la préparation et le conditionnement.

S’installer comme agriculteur·ice est un pari risqué et coûteux, et les aspirant·es au métier n’ont pas le confort de la période d’essai : les espaces-test, qui fleurissent en France depuis le début des années 2010, permettent d’éprouver sa détermination et son modèle économique «sans prendre le risque d’une faillite personnelle», souligne le président (Les Écologistes) de la métropole de Lyon Bruno Bernard : à Vaulx-en-Velin, seul un petit fond de trésorerie est demandé au démarrage pour les cultures et le petit matériel.
Premiers pas, premières erreurs
À quelques mètres de la serre de Sébastien, Marius Muzas, 24 ans, soupire face à ses laitues. «Erreur de démarrage, j’ai planté trop de salades, je n’arrive pas à les écouler : les gens en mangent moins que ce que l’on imagine !» Après six mois, les trois testeur·ses – qui ont suivi en amont une formation en agriculture – tirent les premières leçons de l’expérience. Dans cette période faite d’essais et d’erreurs, elles et ils bénéficient, en plus des infrastructures, d’une aide technique, commerciale et humaine sur-mesure. Mais aussi légale, grâce à leur «contrat d’appui au projet d’entreprise» signé avec une «couveuse», entité qui héberge la partie juridique, sociale et fiscale de leur activité. Un dispositif qui leur évite le statut d’exploitant, ses risques et sa lourdeur administrative, tout en leur permettant de continuer à toucher le chômage.

Cet accompagnement est précieux, car l’intégration et l’appréhension du monde agricole peuvent être difficile pour les candidat·es aux espaces-test, souvent en reconversion, mais surtout non issu·es de familles agricoles. «Sinon, on ne serait pas là !», souligne Sébastien Cailliau. Avant de rejoindre le lieu, cet ancien cordiste venu à l’agriculture par passion du jardin et pour «pouvoir nourrir [ses] enfants face à un futur incertain» avait déjà envisagé plusieurs projets d’installation, tous tombés à l’eau. Là, «on est pris par la main comme des enfants, c’est génial».
Sous leurs bannières respectives – «Vaulx légumes», «Le Super Terrain» et «Ahhh, la Ferme!!!» –, les paysan·nes ont déjà développé des circuits de commercialisation, sous forme de commandes ou de paniers. Et «l’accueil est très bon», s’étonne Emmanuelle Gharbi, 37 ans, qui distribue sa production tous les jeudis sur une place de Vaulx-en-Velin. Pour elle, l’enjeu du test était de voir si elle pouvait «assurer seule production et commercialisation» : «Là, je me dis que ça peut le faire.» En bonne communicante, l’ex-graphiste chronique sur les réseaux sociaux le quotidien du «Super Terrain», où elle a l’originalité de faire pousser, outre une trentaine de variétés de légumes, du gingembre frais et des fleurs comestibles comme l’agastache ou le cosmos.
Autonomie alimentaire du territoire
Entre les trois compères, la cohabitation semble bonne. «Cela me confirme dans mon envie de m’installer avec d’autres», souligne Marius Muzas. Car l’expérience à l’espace-test est aussi collective. Outre leurs espaces attitrés, elle et ils mutualisent 5 000 mètres carrés de culture, où poussent des légumes dédiés à la restauration collective locale : condition imposée par la métropole de Lyon, celle-ci devra représenter à terme 15% de leur production. Le but des espaces-test, pour les agglomérations qui investissent dedans – ici, à hauteur de 2,5 millions d’euros –, est de renforcer l’autonomie alimentaire de leur territoire : par le renouvellement démographique de la profession, la diversification des cultures et la structuration de filières locales et bios. Un enjeu de taille dans l’est lyonnais, où près de 30% des exploitations ont disparu entre 2010 et 2020, plus d’un·e agriculteur·ice sur deux a plus de 55 ans, et 71% des surfaces sont cultivées en céréales.
Consacrer une partie de leurs cultures à la restauration collective constitue un défi pour Emmanuelle, Sébastien et Marius : la logique diffère de la vente aux particuliers – peu de variétés (chou, poireaux, carottes, courges), de la monoculture, un calibrage standardisé et un volume important qu’il faut assurer. Mais c’est aussi une garantie de débouchés sécurisante. «Mes enfants crachent tellement sur la cantine… c’est bien de participer à un changement, sourit Sébastien Cailliau. Si l’espace-test est régi par les pratiques de l’agriculture biologique, il n’est pas encore labellisé – la conversion dure trois ans et la demande n’a été déposée… que quelques mois avant l’arrivée des premiers testeurs : Nous n’en profiterons pas, c’est dommage.»
Défi foncier
À 110 kilomètres de l’espace-test de Lyon, dans les paysages vallonnés du Roannais, la ferme des Millets, à Ouches (Loire), bénéficie de plus de recul. Depuis 2016, cet espace-test a accompagné 23 candidat·es au maraîchage et à l’élevage ovin et caprin, dont douze se sont installé·es. «Le plus grand défi, c’est de trouver un terrain à l’issue du test», constate Isabelle Janin, ex-éleveuse et présidente de l’association Étamine, qui porte le projet.
A fortiori sur ces terres d’élevage bovin : rares sont les surfaces bon marché, adaptées au maraîchage, et qui ne sont pas captées par les exploitant·es du coin pour agrandir leurs surfaces. Dans cette quête, estime-t-elle, «la chambre d’agriculture ne nous aide pas beaucoup, car nous défendons un modèle différent, fondé sur les petites fermes et l’agroécologie». Claire, qui a quitté l’espace-test d’Ouches fin 2024, a renoncé à trouver la perle rare dans le Roannais. Elle a finalement déniché 27 hectares pour ses chèvres et brebis dans le massif du Pilat (Ardèche). Ce qui l’oblige à «recommencer tout le travail de débouchés» acquis pendant son test, déplore-t-elle.

Pour éviter ce problème, la métropole lyonnaise mène depuis plusieurs années une politique visant à sanctuariser, via divers dispositifs, des surfaces agricoles. Elle espère que ces efforts l’aideront à garder ses nouvelles recrues sur le territoire à l’issue de leur essai. Mais la terre n’est pas la seule difficulté que rencontre la soixantaine d’espaces-test agricoles de l’Hexagone. Les problèmes diffèrent selon les territoires, certains peinant notamment à attirer les candidat·es.
Et, si l’essai prévient de coûteuses désillusions, il ne garantit pas à celles et ceux qui persévèrent une installation sans embûches. Au bout de six ans de maraîchage dans le Roannais (trois ans de test et trois ans installés), Emmanuel et Emilie vivent encore du RSA, des allocations familiales et des APL : si la passion est intacte et qu’elle et il ne regrettent en rien leur choix, le couple ne cache pas le poids de la charge mentale administrative et financière. Pour Isabelle Janin : «Il faudrait maintenir le suivi au moins la première année d’installation, car c’est un vrai parcours du combattant.» Les testeur·ses de Vaulx-en-Velin en ont conscience, mais les laitues invendues n’ont pas encore entamé leur détermination : à ce stade, Emmanuelle, Marius et Sébastien demeurent plus motivé·es que jamais à faire leur vie dans les champs.