Port de Carras, ouest du littoral niçois, un jeudi de fin mai. Les bateaux ont disparu depuis longtemps, subsiste une petite crique et ses galets, entourée de roches. En face, le camaïeu de la Méditerranée. Sur la droite, quand on regarde l’horizon, on aperçoit Haliotis, la station d’épuration de la métropole Nice-Côte d’Azur, suivie de près par l’aéroport local – le troisième de France en termes de trafic. «Quand on est là, c’est très parlant. Ça ancre bien le littoral niçois dans un caractère extrêmement urbain», pose Julie Marty-Gastaldi, doctorante sur les aires marines protégées (AMP) en milieu urbain.

À l’été 2023, la plongeuse de 27 ans a fait partie de l’équipe qui a arpenté une partie de la baie des Anges (ce petit golfe méditerranéen qui s’étend de Nice au cap d’Antibes), bouteilles d’oxygène sur le dos, pour réaliser une campagne d’observation des fonds marins. Du cap de Nice à l’embouchure du Var, juste derrière l’aéroport, il a fallu répertorier les habitats et les espèces locales. Car la Ville de Nice a un projet un peu fou : créer une aire marine protégée le long de son littoral, dans la partie de la baie des Anges qui fait face à la cité azuréenne. «Cette ambition est unique. Il n’y a aucune comparaison dans le monde, assure Julie Marty-Gastaldi. Créer une aire protégée en face d’une ville comme Nice, soumise à la pression de 350 000 habitants à l’année et trois millions de touristes, c’est un défi hors norme.»
Les AMP. En seulement trois lettres, ces zones charrient avec elles tous les défis environnementaux, politiques et humains que représentent nos océans. Impulsées en 1992 lors de la Convention sur la diversité biologique, elles répondent à l’engagement des États de prendre soin du poumon bleu de notre planète. Depuis la COP15 biodiversité en 2022, l’objectif est que 30% des océans soient protégés d’ici 2030. Mais les AMP regroupent de nombreuses sous-catégories (parcs nationaux, parcs naturels marins, réserves naturelles, zone Natura 2000…) et leurs réglementations sont sujettes à des interprétations nationales, voire locales. Un sujet explosif, à l’aube de la conférence mondiale (Unoc3) sur l’océan, qui débutera lundi 9 juin… à Nice.
Humilité et dépôts de bilan
Ce matin de mai, un pêcheur de loisir pose quelques lignes au Port Carras ; plus loin, deux bouées rouges à fanions délimitent un filet professionnel. Le long de la promenade des Anglais, on croise quelques bouées tractées et parachutes ascensionnels. «Demain, ce sont toutes les activités des usagers de la mer, sans exception, qu’il faudra réguler», explique Aurore Asso, conseillère municipale et métropolitaine de Nice-Côte d’Azur, en charge de la protection du milieu marin. Depuis 2020, elle porte cet ambitieux projet d’AMP, source de critiques. En cinq ans, il a fallu avancer pas à pas : diagnostic écologique, diagnostic socio-économique, multiples concertations avec l’ensemble des concerné·es… «Il faut beaucoup d’humilité pour un tel projet. On ne peut pas arriver et dire : on arrête tout ! Il est hors de question de provoquer des dépôts de bilan !»

Certains attendaient un projet finalisé et déposé en amont de l’Unoc3 à Nice, mais le zonage exact, tout comme la nature des restrictions (voire interdictions) dans l’ensemble de la baie, ne sont encore que des hypothèses. «Nous avons tout de même des objectifs pour 2025-2026 !, veut rassurer Aurore Asso. Nous commencerons par la création de deux petites zones marines protégées, là où l’urgence est la plus forte. Chacune aura un cœur de réserve [zone la plus protégée, qui est censée être exempte de toute activité humaine, NDLR], la première sera près de la promenade des Anglais (de la plage de la lanterne jusqu’à l’embouchure du Paillon), la deuxième au cap de Nice.» La véritable aire, plus large, attendra.

Cette volonté de concertation, Yvan Besker, premier prud’homme de la prud’homie de pêche de Nice, qui représente les six derniers pêcheurs professionnels de la ville, la salue. «Tant que les choses se font avec notre accord total, nous serons partisans du projet», assure le corailleur de 62 ans, conscient que les cœurs de réserve seront bénéfiques aux ressources halieutiques alentour.
Mais les conditions sont clairement posées : que la Ville ne leur impose jamais des zones de non-prélèvement avec lesquelles ils ne sont pas d’accord. «Et c’est la même chose concernant les activités nautiques», complète celui qui est également responsable de la base nautique Nikaia water sport. Dans ce dernier cas, l’enjeu pourrait être une transition vers l’électrique. Surtout, celui qui arpente presque chaque jour la mer sur Sté, son bateau cabine blanc, espère que la pêche de loisir maritime sera enfin soumise à réglementations. «Ceux qui ruinent la faune et les fonds, ce sont les 500 plaisanciers à l’année qui remplissent leurs glacières sans aucun contrôle !»

Condensé de Méditerranée
Sous les pergolas de la promenade des Anglais, en remontant vers l’est, difficile de deviner ce qui a pu émerveiller Julie Marty lors de ses plongées devant les plages couvertes de restaurants et transats payants. «On a vraiment été impressionnés de trouver ce qu’on a trouvé, s’enthousiasme-t-elle, malgré les déchets et plastiques croisés entre deux coups de palmes. Juste en face, il y a des fonds sablo-vaseux, quelques herbiers de cymodocées [une plante à fleurs marine, protégée dans de nombreux pays, NDLR] et, à partir de 30 mètres de profondeur, on a découvert des amas de roche avec du coralligène [un écosystème sous-marin caractérisé par l’abondance d’algues calcaires]»
Les voilà, les objectifs de conservation du site niçois : l’incroyable diversité d’habitats marins qu’abrite la bande côtière. «Nous avons la chance d’avoir des habitats représentatifs de la Méditerranée, et qui, contrairement à d’autres endroits, sont encore en bonne santé ! Leur permettre de se déployer à nouveau, c’est protéger toutes les espèces, menacées ou non», précise la conseillère Aurore Asso, ancienne championne d’apnée et réalisatrice de documentaires.

À la pointe est, c’est le quai Rauba Capeu qui conclut la prom’. Son nom signifie «vole chapeau», et c’est vrai qu’ici, le bruit du vent couvre presque celui des avions qui passent sans discontinuer. Les touristes s’y photographient devant la structure «I Love Nice» et son panorama plongeant sur la ville et ses plages. En contrebas, les rochers abritent de nombreux poissons. On surplombe aussi le début du port Lympia, où se côtoient les chatoyants «pointus» niçois (ces petits bateaux traditionnels en bois), des yachts d’un noir métallique et, parfois, l’ombre des paquebots de croisière. Sujet aux nuisances sonores et à la pollution d’hydrocarbure, le port est exclu du zonage possible de la future «grande» AMP.
Bluewashing
Sur le quai Amiral Infernet, on longe d’immenses structures en fin de construction. La zone est sécurisée. C’est là que se tiendra l’Unoc3, du 9 au 13 juin. Là que de nombreuses critiques s’exerceront sur le projet niçois, et sur la politique française en termes d’aires marines protégées. Pour certains, la décision politique locale n’est qu’un acte de communication, le risque d’un «bluewashing» de plus (un terme qui désigne le greenwashing pour les sujets liés aux mers et océans). «À force de banaliser le terme AMP, il ne veut plus rien dire, déplore Thierry Duchesnes, directeur du département maritime de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES). Déclarer que le littoral niçois – soumis aux pressions humaines que l’on connaît – peut devenir une aire marine protégée, c’est planter un arbre qui masque la forêt ! Aujourd’hui, tout le monde veut “son” aire marine protégée, pour faire joli, mais il faudrait déjà que l’on protège de manière forte celles existantes…»

La définition des aires marines protégées «à la française», voilà le bât qui blesse. «La France revendique avoir dépassé l’objectif des 30% mais, si l’on prend la définition de référence de l’Union internationale pour la conservation de la nature, on pourrait déclassifier de nombreuses aires françaises !, fustige François Chartier, chargé de campagne Océan chez Greenpeace France. Par exemple, la pêche au chalut, qui détruit les fonds, devrait y être interdite – et ce n’est que très rarement le cas.»
Quant aux 10% d’aires qui devraient être «en protection forte», la France (qui s’est engagée de manière volontaire sur cet objectif pour 2030) est très loin du compte. «0,03% des AMP protègent vraiment et sont restrictives sur des activités comme la pêche», ajoute François Chartier. En avril, Greenpeace et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ont publié une cartographie avec des propositions, afin de localiser, dans l’Hexagone, ces 10% de zones qui pourraient être strictement protégées. Et, de manière plus musclée, le 21 mai dernier, des militant·es de Greenpeace ont lâché de rochers au large de Marseille (Bouches-du-Rhône) pour dénoncer l’inaction de l’État sur le sujet du chalutage dans les AMP.
Le ministère de la transition écologique assure être sur la bonne voie. Il met en avant les actions en cours, avec les analyses «risque pêche» entamées avec l’Office français de la biodiversité (OFB). «Nous sommes en train de cartographier, dans chaque aire protégée, les enjeux en termes d’oiseaux, d’habitats, de fonds… ainsi que les pressions qui s’y exercent, répond Aurélie Vieillefosse, directrice de cabinet adjointe au ministère. Une fois ces analyses risque pêche terminées, d’ici deux ans, nous pourrons valider des niveaux de protection plus élevés.» Mais les récentes prises de parole du président de la République Emmanuel Macron sur le chalutage dans les aires protégées sont loin d’avoir rassuré les ONG.
Toujours mieux que rien
En première ligne face aux critiques sur le dossier niçois, Aurore Asso s’efforce de parer les coups : «Ce que je réponds aux détracteurs ? Qu’ils ont raison de critiquer, raison d’en attendre beaucoup. Tous les matins, je me pose la même question : comment faire pour que notre action serve réellement à la protection du milieu marin ?»
Sur la route au-dessus de la crique de Coco beach, le doigt pointé sur des bébés mérous, Julie Marty-Gastaldi tente aussi le grand écart optimiste. «Avant, j’étais militante Greenpeace. J’étais la première à vouloir qu’on interdise toute activité ! Mais depuis que je bosse sur les AMP en milieu urbain, je vois bien à quel point c’est compliqué…, souffle-t-elle. Derrière, c’est une population qui vit, c’est même un historique culturel qu’il faut préserver, avec la pêche locale par exemple… au bout du compte, j’y crois : on préservera ce que l’on peut préserver, et ce sera toujours mieux que rien !» Les deux femmes espèrent la même chose, que les années de travail à Nice serviront un jour de modèle pour d’autres grandes villes.

Après les petites criques prisées des baigneur·ses, il faut emprunter le sentier du littoral pour s’approcher du cap de Nice. C’est la pointe de la baie des Anges, inaccessible et donc déjà relativement protégée. L’espoir est infime, mais certains le murmurent : peut-être qu’un jour, les anges de mer, ces petits requins aux allures de raies à qui l’on doit le nom de la baie, reviendront y déployer leurs ailes. Pour cela, il faudra bien plus que du bluewashing.