«L’usine, on oublie qu’elle est là, on ne mesure pas le danger, jusqu’au jour où…» Pour Claudine Jarguel, retraitée de 73 ans, ce jour est arrivé. «Effarée, choquée», cette habitante de Saint-Aubin-lès-Elbeuf (Seine-Maritime) a appris fin 2024 qu’elle vivait à moins de deux kilomètres de l’industriel qui rejette les plus grandes quantités de «polluants éternels» jamais enregistrées en France à ce jour.
Omniprésentes, particulièrement persistantes, ces substances chimiques aussi appelées PFAS (ou substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées) sont associées à des effets néfastes pour l’environnement et la santé humaine – augmentation du taux de cholestérol, cancers, effets sur la fertilité et le développement du fœtus, sur le foie, sur les reins, etc. Mercredi 22 janvier, celle qui habite depuis 48 ans la commune de 8 500 âmes fixe ses quelques pieds de tomates et de fraises d’un regard fataliste. Claudine Jarguel se pose «un tas de questions» : «Ces polluants peuvent-ils s’infiltrer dans le sol ? A-t-on les outils pour les traiter ? Qu’en est-il de l’alimentation ? De l’eau du robinet ? Je la filtre depuis longtemps, mais est-ce suffisant ?»
87 kilos de PFAS déversés en une journée
L’origine de ses inquiétudes se trouve à quelques encablures. Là-bas, les pavillons laissent place à des kilomètres de murs de béton ou de briques rouges, surmontés de fils barbelés qui délimitent les frontières de la plateforme chimique qui longe la Seine. De cette enceinte, seuls s’échappent les cheminées, les armatures de fer, les cuves et un bâtiment blanc marqué de quatre lettres : BASF. Le leader mondial de la chimie (68,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023) s’est implanté à Saint-Aubin-lès-Elbeuf en 2004. Il fabrique sur ce site de 13,5 hectares différents produits phytosanitaires dont le fipronil, un insecticide «tueur d’abeilles». Interdit dans l’agriculture française depuis 2004, il est toujours exporté vers des pays aux normes environnementales moins strictes, comme le Brésil.

Problème : de récentes analyses imposées par l’État, et mises au jour par le média d’investigation local Le Poulpe en novembre dernier, ont révélé que la production de ce pesticide s’accompagnait de rejets massifs d’un «polluant éternel» – le TFA, ou acide trifluoroacétique. Jusqu’à 87 kilogrammes ont été déversés dans la Seine en une journée, en mai 2024. À ce jour, il s’agit du record de rejets de polluants éternels en France.
Ces quantités dépassent même celles observées dans les effluents de l’usine de Solvay, productrice de la molécule basée à Salindres (Gard) et accusée d’avoir contaminé l’eau, y compris potable, en aval de son site, selon plusieurs enquêtes journalistiques (Le Monde, France 3, RTBF, Reporterre). Si le TFA apparaît, selon l’état des connaissances, moins toxique que d’autres PFAS, il reste suspecté de provoquer des effets délétères sur le foie et la reproduction.
Le 10 janvier 2025, dans une lettre adressée aux services de l’État, 19 organisations ont dénoncé «une pollution majeure et persistante». Elles appellent les autorités à diagnostiquer l’impact de ces rejets sur l’environnement, réaliser des tests sur la «population la plus à risque» et faire preuve de transparence.
«Ici, la pollution, c’est tabou»
En cette fin janvier 2025, difficile de trouver des Saint-Aubinois·es ne serait-ce qu’informé·es de la problématique. «Jamais entendu parler ! Mais de toute façon, tout est pollué, non ?», lâche un habitant, sur le pas de sa porte, témoignant d’une forme de résignation dans un bassin de vie coutumier des accidents industriels. «Ça devrait alerter tout le monde, ça nous concerne tous !», s’indigne Claudine Jarguel. Elle se dit «sensibilisée» aux risques liés à la pollution depuis que son petit-fils a fait partie des enfants touchés par un cluster de cancers pédiatriques détecté à Pont-de-l’Arche et Igoville, dans l’Eure. Sans lien avec les rejets de BASF, l’origine de ces maladies n’a pas pu, à ce jour, être officiellement déterminée.
«Ces polluants éternels parcourent les rivières, vont dans les terres agricoles, contaminent les animaux qui broutent et puis la chaîne alimentaire. On vit avec une épée de Damoclès sur la tête ! Ce qui me préoccupe vraiment, c’est que nous allons laisser tout ça à la génération future», se désole la retraitée.

Le témoignage de Claudine Jarguel se confond avec celui de Pascale Monthé, 65 ans, elle aussi retraitée et grand-mère de deux petits-enfants de 4 et 7 ans : «Les polluants éternels, j’en avais entendu parler à la télé, mais quand j’ai appris que la commune de Saint-Aubin-lès-Elbeuf était concernée, ça m’a inquiétée pour l’avenir de mes petits-enfants.» Elle s’est installée dans la commune des boucles de Seine en 2004 et se plaît dans ce cadre de vie «où tout est à proximité, avec un peu de ville et un peu de campagne». Les révélations sur les rejets de BASF la laissent bouche bée : «Comment peut-on résoudre ça maintenant ? Est-ce qu’il est trop tard ? Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est qu’on n’en parle pas. Ici, la pollution, c’est tabou, ça a toujours été tabou !»
«Il y a un tas de gens qui travaillent là-bas, ça représente beaucoup d’emplois, mais il y a des règles à respecter», tente de nuancer une autre habitante, qui ne souhaite pas donner son nom. Le site du chimiste allemand compte 240 salarié·es. «J’ai acheté ici avec les moyens que j’avais, mais je ne compte pas rester indéfiniment. Les risques d’exposition à la pollution, ça fait partie des raisons», lâche, pour sa part, une riveraine de la plateforme chimique.
«Il faut que les autorités apportent des réponses»
Veste bleue et chemise, Arlen Richard-Piedeleu, 30 ans, nous donne rendez-vous à l’espace des Foudriots, une place de centre-ville où les Saint-Aubinois·es affluent en fin de journée pour faire leurs courses ou boire un café au bar-tabac du coin. Pour cet habitant de Saint-Aubin-lès-Elbeuf «de toujours», auto-entrepreneur et engagé dans diverses associations locales, la mise au jour de l’ampleur des rejets de PFAS par BASF entame un peu plus la confiance entre citoyen·es et industriels. «On en a marre du discours qui consiste à dire “il n’y a pas de problème”, jusqu’au jour où il y a un problème», cingle-t-il. «Il y a un gros passif dans l’agglomération», appuie le trentenaire. Il évoque l’incendie de Lubrizol, survenu en 2019, et celui de l’entrepôt de Bolloré Logistics, en 2023, qui a vu partir en fumée 900 tonnes de batteries au lithium qui continuent, encore aujourd’hui, de menacer la nappe phréatique.

«Maintenant que les rejets de PFAS sont connus, des travaux devraient permettre de les réduire. Mais depuis combien de temps BASF en rejette [un arrêté préfectoral atteste de la présence du TFA sur le site industriel depuis au moins 2007, NDLR] ? En quelle quantité ? Pour quels risques sanitaires ? Il faut que les autorités apportent des réponses à ces questions», développe Arlen Richard-Piedeleu. Avec son association, il prévoit d’organiser un «campus populaire» centré sur les «problématiques environnementales locales», pour faire «progresser la connaissance de ces enjeux, notamment des PFAS, chez les habitants».
Un plan de réduction des rejets «en cours de déploiement»
Pour la vice-présidente en charge de la transition écologique, de la santé et de la sécurité sanitaire et industrielle à la métropole de Rouen, Charlotte Goujon, «ce sont des problématiques de santé, d’environnement, avec des incidences financières qui peuvent être importantes. Il faut absolument avancer sur la réglementation des PFAS». À ce jour, le TFA n’est pas encadré en France. Seule existe la norme de 100 nanogrammes par litre dans l’eau potable pour les 20 PFAS jugés les plus préoccupants – dont le TFA ne fait pas partie. Le captage de Saint-Aubin-lès-Elbeuf a déjà présenté des dépassements de cette limite. «Une interconnexion est envisagée pour pouvoir substituer ce captage par une ressource [en eau] plus sécurisée», annonce Charlotte Goujon.
Sollicitée, la maire de Saint-Aubin-lès-Elbeuf, Karine Bendjebara-Blais, n’a pas donné suite.
La préfecture, quant à elle, a pris un arrêté en décembre 2024 qui impose à BASF la mise en place de systèmes de traitement pour réduire les rejets de TFA. L’industriel devra aussi réaliser une étude pour évaluer sa capacité à se passer de la molécule.
Contacté, le groupe BASF indique : «Nous sommes engagés à inclure la réduction du TFA dans nos plans d’amélioration continue des activités du site. Pour cela, un plan d’action de réduction à la source a été validé par les autorités. […] Il est en cours de déploiement sur le site.»
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