À proximité du stade football de Saint-André, à l’est de La Réunion, un nouveau campement attire l’œil des passant·es. Aux côtés de deux tentes qui hébergent des lits picots : de gros tuyaux, le bec dans l’eau, sont reliés à d’imposantes machines et traversent le site qui surplombe l’océan. Il s’agit d’un site de désalinisation de l’eau de mer, pour la rendre potable. «Ça fait bizarre, on se croirait en guerre», lance Willy Ilamoucha, qui habite à quelques pas. «En guerre contre la sécheresse en tout cas», reprend-t-il.
Depuis le mois de décembre, plusieurs communes de l’est du territoire sont privées d’eau plusieurs heures par jour. «Actuellement, il n’y a pas d’eau entre 8h et 17h», assure Magalie, née à Saint-André, qui «n’a jamais vu ça.»

La raison : «Un déficit exceptionnel de précipitations. Il atteint -75% en moyenne sur l’ensemble de l’île, souligne Claire Backenstrass, chargée d’études au sein de Météo-France. À Salazie, par exemple, entre décembre et janvier, nous attendons en moyenne 1000 millimètres (mm) de précipitations or, cette année, il n’en est même pas tombé 100». «C’est la première fois que c’est aussi sec pendant la saison des pluies, concède Magalie. Il fait très chaud et il n’y a que de rares averses.»
50 m3 d’eau par jour
Et cela dure depuis le mois de juillet. À ce moment-là, les habitant·es de Saint-André, comme celles et ceux de quatre autres communes, étaient déjà privé·es d’eau de 21h30 à 5h du matin. Pour Météo-France, le mois de juillet a été «le plus sec jamais enregistré à La Réunion.»

Pour fournir en urgence de l’eau aux structures qui accueillent les publics les plus vulnérables, les services de l’État ont envoyé 14 hommes de la brigade militaire de la Sécurité civile. «Nous n’intervenons pas seulement pour les problèmes d’eau. Nous sommes mobilisés sur n’importe quelle catastrophe naturelle : cyclones, feux de forêts…», détaille le capitaine Joël, qui souhaite taire son nom de famille. Depuis le 19 janvier, son équipe et lui captent chaque jour un peu moins de 100 mètres cubes (m3) d’eau de mer pour la désaliniser et la rendre potable. «En moyenne, nous produisons 50 m3 par jour [l’équivalent de la consommation d’environ 330 personnes, NDLR]. Mais nous pouvons aller jusqu’à 150 m3», précise le capitaine, devant les machines composées d’une douzaine de filtres, branchées à des groupes électrogènes pour pouvoir fonctionner en cas de coupure d’électricité.
L’eau potable qui en sort est ensuite stockée dans des «citernes souples» et récupérée par des camions de la communauté intercommunale de la Réunion-est (Cirest), pour être acheminée «dans des écoles, des Ehpad ou pour la restauration collective. Elle sert surtout pour les usages sanitaires», souligne le responsable de l’unité, qui a installé un robinet public à l’entrée du centre de désalinisation.
«Dans l’ouest, ils remplissent leurs piscines»
Une installation pour le moment peu utilisée. «Nous arrivons à nous débrouiller. Nous faisons des réserves à la maison avant les coupures, nous nous adaptons», confie Marie-Rose, dans les rayons du supermarché Super U du centre-ville, le caddie rempli de deux packs de bouteilles d’eau. Pour elle, le plus gros désagrément est «de ne pas pouvoir arroser les plantes. Elles sont toutes en train de mourir». Sur le parking du supermarché, Marie, qui habite elle aussi dans le quartier, se plaint «des horaires aléatoires. Tout le monde en a marre dans la commune. Pour prendre son bain, préparer les repas, c’est vraiment compliqué. Et puis, il fait chaud», s’agace cette Réunionnaise de 52 ans.

Pour les commerçant·es, les restrictions d’eau imposent une nouvelle organisation. «Chaque matin, je remplis six grosses bassines d’eau, mais ce n’est pas hygiénique. Nous devons faire la vaisselle dans des bacs, un avec du savon, un pour rincer. Nous avons l’impression de retourner dans les années 1960», regrette Richard Chaneto, gérant du snack du même nom. «Ça change notre manière de travailler», confirme Mirella, dans une sandwicherie de la rue parallèle. Mais, pour elle, ces coupures sont surtout «injustes». «Dans l’ouest, ils remplissent leurs piscines, et nous, on ne peut pas se doucher. L’eau vient pourtant de chez nous», râle la commerçante. Elle dénonce le basculement d’eau de l’est vers l’ouest.
De fait, depuis 2014, une galerie souterraine de 30 kilomètres traverse les cirques de Salazie, à l’est, et de Mafate, au centre de l’île, pour approvisionner l’ouest en eau via des captages, notamment dans les rivières du Mât et des Fleurs Jaunes, à proximité de Saint-André. Selon le département de La Réunion, cette galerie permet l’acheminement de 4,4 m3 d’eau par seconde, en provenance des deux rivières de l’est – pour l’agriculture, mais aussi pour la consommation humaine. Le 13 janvier, le président de la Cirest, Patrice Selly, a demandé aux député·es réunionnais·es l’ouverture d’une enquête parlementaire au sujet du transfert des eaux, afin de connaître son impact sur la distribution d’eau.

37% de fuites d’eau
Selon le département, les restrictions dans les communes de l’est «ne sont pas liées au basculement de l’eau, puisque les sources d’approvisionnement sont différentes.»
Pour Thomas Billebeaud, spécialiste de l’alimentation en eau potable au sein de l’Office de l’eau, la pénurie dans l’est de l’île est surtout liée à sa dépendance «au niveau des rivières», qui varie selon la pluviométrie. Historiquement, le secteur «n’a jamais manqué d’eau.» «Dans l’ouest et le sud, où il pleut moins, on a mis en place davantage de captages et de forages pour pallier le manque.»
Peu d’infrastructures et un vieillissement du réseau, qui compte de nombreuses fuites. «On estime qu’environ 37% de l’eau potable s’échappe. Toutes les collectivités en sont conscientes. Le problème, c’est le mur d’investissements qui se dresse devant elles pour améliorer ça», poursuit le spécialiste.
Pour le maire de Saint-André, Joé Bédier, qui a adressé un courrier au préfet le 22 janvier dernier, «cette crise révèle la nécessité de repenser les infrastructures hydrauliques.» Il demande la reconnaissance de «l’état de catastrophe naturelle et de calamités agricoles» et appelle à la mise en place d’«un plan d’urgence, afin que les dossiers relatifs à l’augmentation des capacités de stockage, au renouvellement des réseaux les plus vétustes et à l’interconnexion avec les sources d’approvisionnement en altitude, soit prioritaires.» Selon l’élu, qui souligne le budget colossal – environ 975 millions d’euros – pour le basculement de l’eau vers l’ouest, il faut «des investissements à la hauteur de cette crise. L’est de l’île ne peut pas être laissé pour compte».
«Des cumuls plus importants en février qu’en janvier»
Du côté des habitant·es, la colère monte. «Nous ne savons pas jusqu’à quand ça va durer. Et nous ne recevons aucune aide. Il n’y a même pas de distribution de bouteilles pour les commerces. Nous sommes totalement oubliés», estime Mirella. Sur le site du centre de désalinisation, le capitaine Joël n’a, lui non plus, aucune visibilité : «si ça dure longtemps, nous ferons appel à une relève. S’il pleut et que les ressources parviennent à se remplir, nous plierons bagages.»
Météo-France envisage «des cumuls plus importants en février qu’en janvier, avec le début de la saison des pluies. Mais les quantités pourraient rester en dessous des normales, et seront liées au passage éventuel de phénomènes cycloniques», que l’on ne peut pas prévoir pour le moment.
À lire aussi
-
«Toutes les exploitations de l’île sont rasées» : un mois après le cyclone Chido à Mayotte, les agriculteurs essayent de se relever
Dans le 101ème département français, les vents dévastateurs de décembre dernier ont tout emporté sur leur passage : cocotiers, manguiers, bananiers… Les habitant·es sont nombreux·ses à ne plus manger que du riz importé. Vert est allé à la rencontre d’agriculteur·ices qui ont tout perdu. -
Face à la sécheresse, faut-il interdire de construire de nouvelles piscines individuelles ?
L’interdiction de vendre des piscines hors-sols dans des Pyrénées orientales asséchées a provoqué un petit tollé. Face aux sécheresses à répétition, le modèle de la piscine individuelle, gonflable ou creusée, est-il à enterrer ?