La chronique

Cédric Villani : sur l’écologie, «le pape François a été bien au-delà des espérances»

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Une foi n’est pas coutume. Dans cette chronique à la fois poétique et politique, le mathématicien Cédric Villani revient sur la mort de François, un pape dont le pontificat aura été marqué par son engagement en faveur de l’écologie. Son encyclique Laudato Si’, signée il y a dix ans, le 24 mai 2015, fait aujourd’hui référence.

Pour Vert, Cédric Villani chronique chaque mois un sujet d’actualité. © Jeon Han/Montage Vert

Le pape François s’est éteint, et avec lui la voix écologique la plus claire et forte de tous les chefs d’État de ce temps. Agnostique et pour autant membre de l’Académie pontificale, j’ai eu la chance de le rencontrer à quelques petites reprises et je garde un souvenir ému de son écoute pleine d’engagement face aux scientifiques rassemblés – cocasse contraste avec le superbe ennui imprimé sur les visages de son escorte.

François est mort dix ans après son texte majeur, Laudato si’, écrit à l’occasion de la conférence mondiale sur le climat (COP21) de 2015 à Paris. Texte majeur du corpus religieux, qui à lui seul rattrape tout le retard historique de l’Église en matière d’écologie. Et texte majeur de l’écologie politique, la plus brillante synthèse jamais écrite par un chef d’État sur le sujet, surtout si on y adjoint ses deux suites sans concession, Fratelli tutti et Laudamus deum. Le tout est disponible en ligne et dans bien des langues en quelques clics, et ce n’est pas du temps perdu de se promener dans cet édifice, car on y trouvera tous les grands thèmes de l’écologie politique, ou presque.

Ou presque ? Oui, il y a un absent, de taille, mais c’est le seul : le féminisme. Et partout ailleurs, réjouissons-nous, François a été bien au-delà des espérances que l’on pouvait formuler quand il a choisi de prendre le nom du saint patron des écologistes. Si loin que l’ancien député européen écologiste Alain Lipietz, à l’issue d’une analyse approfondie, voyait en ce texte la possible base de travail d’un manifeste mondial du mouvement écologiste.

Laudato si’, ce n’est pas que le réchauffement climatique, c’est un panorama bien plus complet de tout ce qui fait que nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles (*) : la pollution, la destruction des équilibres écologiques, l’extinction de masse, l’épuisement des précieux biens communs, dont l’eau et le sol fertile.

C’est la question sociale, la lutte pour la justice et contre la pauvreté, entrelacées intimement avec la sauvegarde de l’environnement ; c’est la dénonciation de la richesse égoïste et notre devoir d’écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres.

C’est la question politique, la critique de la privatisation des communs, des marchands de doute, des marchés à tout-va, y compris celui de la compensation. Dénonciation des grandes puissances économiques, soucieuses du plus grand profit au moindre coût et dans les plus brefs délais possibles ; et dénonciation de la soumission de la politique à la technologie et aux finances qui se révèle dans l’échec des Sommets mondiaux sur l’environnement.

Et, a contrario, François y affiche son soutien aux grands projets de politique internationale, accords contraignants, Nations unies, Union européenne… Sans oublier l’engagement de la petite échelle, de la règle personnelle et des petits gestes, pour la cohérence et le bien-être, pour aider à donner du sens à la vie et à sa vie.

Et il en vient aussi à aborder la question coloniale, la dette des pays du Nord envers le Sud, et à louer les peuples premiers, pour la richesse de leur culture et leur savoir-protéger la nature. Qu’il est loin le temps où l’Église affirmait par décret le droit au colon de les déposséder – décret papal sur lequel François est aussi revenu, après 530 ans !

Mais c’est peut-être dans la vision de la place de l’humain face au monde et au savoir que sont les plus beaux fruits de Laudato si’.

François y affirme la valeur intrinsèque de toutes les créatures, indépendamment des services qu’elles peuvent rendre aux humains – même les champignons, les algues, les vers, les insectes, les reptiles. Et même le plancton !

Il développe une position remarquablement lucide et équilibrée face aux sciences et à la technique. Puisant directement aux sources scientifiques, dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), pour renforcer ses arguments. Dénonçant défaitisme et technosolutionnisme d’un même mouvement, et n’ayant de cesse de lutter contre la cécité des internationales de pouvoir. Qu’on y songe, François, entre tous les chefs d’État, est celui qui a convoqué les grands patrons des énergies fossiles (Total, Exxon et autres) pour les mettre en face de cette vérité dérangeante : selon les travaux du Giec, l’exploitation des réserves fossiles déjà identifiées entraînera forcément la catastrophe climatique. Et les grands patrons hypocrites se récrièrent avec mauvaise foi que l’Accord de Paris ne mentionnait pas les énergies fossiles… Quelle ironie de voir le pape, autorité religieuse, être dans le juste sur cette question scientifique, là où les patrons de ces grandes entreprises techniques, formés à Polytechnique et autres, détournaient le regard face à la science !

Mais c’est ce pape aussi qui sait reconnaître la beauté et l’inventivité de la technique, et pose la question «Peut-on nier la beauté d’un avion ?» Qui doute de cette beauté pourra regarder Le Vent se lève, du grand maître Miyazaki.

Mais il y a plus encore !

Bousculant les raisonnements, François dans son exposé ne part pas de la religion mais de la «maison commune» dans sa brute matérialité, avec les cycles naturels, les plantes et leurs besoins vitaux, les animaux et leurs excréments fertiles, et le regard de la science sur ce paysage, comme une base sur laquelle tout le monde, croyant ou non, devrait s’entendre. Et ce n’est qu’ensuite qu’il y ajoute la foi, presque comme en s’excusant, comme un supplément d’âme qui aidera à trouver la passion de sauvegarder cette maison. Au passage, il proclame l’importance capitale de ce monde matériel, accusant le dualisme esprit/matière d’avoir défiguré l’Évangile.

Et pour mener à bien le projet écologique et social, il appelle non seulement l’Église à combattre les réflexes conservateurs qui continuent d’y sévir, mais aussi toutes les croyances à dialoguer sur ce thème, l’incarnant d’ailleurs par une séance de travail avec l’imam el-Tayeb autour de la fraternité humaine. Toutes les fois rassemblées autour de l’écologie ! Qui aurait dit qu’un pape en viendrait à accorder à l’écologie un rôle encore plus central qu’à la religion même ?

Tous ces éléments, l’encyclique le dit bien, étaient après tout déjà dans la vie et la parole de Saint François – selon les célèbres vers de Rainer Maria Rilke,

Le plus aimant de tous les hommes,

Le frère aux pieds nus des bêtes des champs,

Qui savait voir l’éternité dans chaque chose

(…)

Il allait par les prés en parlant aux fleurs

Comme on parle à des frères,

Il parlait de lui et de ce qu’il voyait

Pour que chacun pût partager sa joie

Et son cœur lumineux s’épanchait sans limite

Et rien n’était trop humble pour son amour

Rilke conclut son poème en se lamentant de la disparition de la voix de Saint François, étoile du soir de la grande pauvreté… Eh bien l’an prochain, pour les 800 ans de la mort du Saint, on pourra le dire : sa parole s’est levée haut, enrichie des apports de la science et clamée par un grand chef d’État.

(*) Les mots en gras et en italique sont tirés de l’encyclique du pape François, Laudato si’.

🕷️ Cédric Villani est mathématicien, membre de l’Académie des sciences et ancien député (2017-2022) de l’Essonne. Le lauréat de la médaille Fields — l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques — en 2010 est désormais chroniqueur pour Vert. Chaque mois, il nous livre sa plume sur un sujet d’actualité en lien avec les enjeux écologiques.