L'enquête

En Chine, dans ces ateliers-usines qui alimentent Shein, des rémunérations «par couple» privent les femmes de salaire

Fashion faut pas. Cadences infernales, discrimination de genre, absence de protection sociale… les conditions de travail dans les ateliers qui fournissent le géant chinois de l’ultra fast fashion sont contraires aux droits humains, dénoncent deux ONG dans un rapport paru mercredi.
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«Des corps usés et des droits bafoués» : voilà comment deux ONG, ActionAid France et China labor watch, décrivent les conditions de travail au sein d’ateliers sous-traitants de la marque Shein en Chine, dans un rapport publié mercredi. Régulièrement épinglé pour sa surproduction, ses activités de lobbying ou son impact environnemental exponentiel, le géant chinois de l’ultra fast fashion – cette «mode jetable» – est devenu l’une des marques préférées des Français·es. C’est l’enseigne de mode où elles et ils ont le plus dépensé en 2024, d’après une étude de l’application Joko publiée en janvier 2025.

Intitulé «Mode jetable, exploitation durable : l’exemple Shein», ce rapport est le fruit d’un travail de longue date. Une enquêtrice de China labor watch s’est installée pendant plus de deux ans à Kangle, dans la métropole de Guangzhou (au sud-est du pays), l’un des principaux pôles de production textile de Chine, afin d’établir des liens de confiance avec les travailleur·ses. Puis, en février et avril 2025, deux autres enquêteur·ices ont directement infiltré des ateliers produisant pour Shein afin de rapporter une cinquantaine de témoignages d’ouvrier·es travaillant dans une vingtaine d’ateliers.

Une infiltration pour «documenter la réalité du terrain»

«Les enquêtes sous couverture révèlent ce que les entreprises tentent de cacher avec des discours marketing et, sans elles, on ne peut pas documenter la réalité du terrain. C’est un outil direct pour renforcer et diffuser la voix des travailleurs et des travailleuses», explique à Vert Salma Lamqaddam, chargée de campagnes pour les droits des femmes au travail à ActionAid France, qui a rédigé le rapport à partir des observations de China labor watch.

Ces ateliers «ne produisent pas exclusivement pour Shein et ne sont ni contractuellement liés à la marque ni officiellement identifiés par celle-ci comme des fournisseurs directs. Ils interviennent ponctuellement, souvent lors de périodes de forte demande», prévient d’emblée le rapport. Une situation qui complexifie tout contrôle des conditions de travail : «Nous souhaitions révéler le niveau de fragmentation de la chaîne d’approvisionnement de Shein – qui est poussé à l’extrême par rapport à d’autres marques – et montrer que des chaînes aussi éclatées ne peuvent pas, par définition, être suffisamment réglementées», détaille Salma Lamqaddam.

Une ouvrière dans un atelier de Kangle. Elle explique toucher environ 0,5 yuan, soit 0,06 euro, par vêtement. Elle doit assembler 300 pièces par jour pour obtenir un salaire décent. © China labor watch

Les témoignages récoltés sont édifiants : les travailleur·ses sont pour la plupart sans contrat de travail et rémunérés à la pièce pour un salaire de misère, ce qui les oblige à multiplier les heures pour gagner un salaire décent. Certain·es évoquent des journées de dix, douze, voire 16 heures six jours sur sept. Le rapport dénonce l’instabilité des missions et la grande vulnérabilité des ouvrier·es liée à la nature de ces ateliers informels : elles et ils sont surmobilisé·es lors de pics d’activité (à Noël ou pendant le Black friday, par exemple). Arrivent ensuite des périodes de creux, où beaucoup d’employé·es perdent soudainement leur travail.

Privations de salaire et violences sexistes et sexuelles

«Les cadences intenables, les salaires à la pièce, les objectifs de rentabilité irréalistes : ces conditions ne sont pas des exceptions dans les ateliers informels qui alimentent Shein, mais la norme. La fast fashion prospère, non pas malgré les violations des droits, mais bien grâce à celles-ci», fustigent les ONG.

Un ouvrier trie des vêtements étiquetés Shein au sol d’un atelier. © China labor watch

Les femmes sont en première ligne face à ces conditions délétères. D’après plusieurs témoignages, certains ateliers-usines mettent en place des rémunérations par couple, où les hommes sont en réalité les seuls à percevoir un salaire. «Les hommes accompagnés de leur conjointe sont perçus comme des recrues plus intéressantes sur le marché, car accompagnées d’une main-d’œuvre supplémentaire, gratuite et sans statut», détaille le rapport. «Cette privation de salaire pour des travailleuses est absolument inadmissible», s’indigne Salma Lamqaddam. Surtout, ce constat est inédit : «Cela fait 30 ans que l’on documente le travail des multinationales et c’est la première fois que l’on observe ça, même si ça ne veut pas dire que ça n’a jamais existé», poursuit la chargée de campagnes.

Outre cette inégalité de traitement, l’enquête des deux ONG fait état de cas de violences sexistes et sexuelles (VSS) dans les ateliers, dont les femmes sont les premières victimes. «C’est l’un des effets délétères de l’ultra fragmentation de la production : contrairement aux grandes usines, où les normes sociales et environnementales sont parfois – bien que difficilement – appliquées, les petits ateliers dispersés et les chaînes de sous-traitance informelles échappent à tout contrôle», pointe le rapport.

Une loi contre la fast fashion

À la fin du document, les deux associations formulent plusieurs revendications à l’attention de Shein. Elles réclament davantage de transparence et de mécanismes de contrôle sur les chaînes d’approvisionnement du groupe. Les ONG demandent aussi une amélioration des conditions de travail, avec une meilleure rémunération, un système de protection sociale, et un renforcement des mesures de sécurité pour les ouvrier·es – et notamment contre le risque incendie dans des ateliers jonchés de matières inflammables. Enfin, elles suggèrent d’intégrer la question des enjeux de genre à travers la mise en place de protocoles de lutte contre les VSS adaptés aux différents types d’ateliers et d’usines.

Cette publication s’inscrit dans un contexte particulier en France : le 10 juin dernier, le Sénat a voté une proposition de loi contre la fast fashion (elle avait été adoptée par l’Assemblée nationale en mars 2024, avant la dissolution). Initialement perçu comme un texte pionnier en la matière, il a été vidé de sa substance lors de ses passages au Parlement. Son champ d’application a été largement réduit, ciblant désormais principalement les chinois Shein et Temu, et offrant un blanc-seing à des marques européennes (Kiabi, Primark, Decathlon) qui obéissent pourtant aussi aux logiques de surproduction, dénonce ActionAid France.

«Surtout, nous sommes consternés par le fait que cette loi n’évoque pas du tout la question des droits humains, alors que nous savons que, au cœur de cette surproduction, se trouve une main d’œuvre exploitée et invisibilisée, martèle Salma Lamqaddam. Nous pouvons et nous devons faire mieux.»

Le texte ayant été modifié entre son passage à l’Assemblée nationale et celui au Sénat, une commission mixte paritaire (CMP) réunissant sept député·es et sept sénateur·ices sera convoquée à la rentrée pour aboutir à un texte commun, afin qu’il soit définitivement adopté.

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