«Nous polluons beaucoup moins que d’autres», déclarait en 2023 Peter Pernot-Day, responsable stratégie Europe et États-Unis chez Shein, géant chinois de la mode jetable. En psychologie sociale, on appelle cela un biais de diffusion de responsabilité, qui consiste à penser que, puisque beaucoup d’autres entreprises polluent, Shein ne serait pas obligé de changer ses pratiques. Sauf que, en plus de pousser à l’immobilisme, ce postulat de départ est faux. Alors que la loi anti-fast fashion sera débattue au Sénat dans les prochaines semaines, Vert retrace le parcours d’un vêtement Shein et s’intéresse à son impact environnemental.
La post-vérité à la sauce corpo : entre diffusion de la responsabilité et promesses exagérées
La firme a multiplié par deux ses émissions de gaz à effet de serre (GES) en trois ans, détrônant les pionniers du secteur comme H&M ou Zara, et faisant de Shein la marque de vêtements qui – du point de vue des émissions carbone – pollue le plus aujourd’hui. Difficile dès lors de tenir l’objectif annoncé un an plus tôt de 25% de réduction de ses émissions d’ici à 2030.

La vie en plastique
Apprécier l’impact environnemental d’un produit requiert de l’étudier tout au long de son cycle de vie, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à sa mise au rebut. La première question à se poser est : que cache la composition des vêtements de la marque ?

La plupart sont en polyester, l’une des fibres textiles les moins chères du marché – et la plus produite aujourd’hui. Ce textile synthétique représente à lui seul 14% de la production mondiale de plastique.
Or, un vêtement en fibre synthétique, tout au long de son cycle de vie, relargue (notamment lors du lavage) des microparticules de plastique dans l’environnement. On estime même que 16 à 35% des microplastiques primaires que l’on retrouve dans nos océans pourraient provenir de nos garde-robes. Des microplastiques qui s’accumulent dans les milieux marins et qui s’immiscent dans la chaîne alimentaire, pour finir dans nos assiettes.

Aujourd’hui, du plastique, on en mange, on en boit et on en respire. Il peut être transporté par notre sang, nos nerfs, se balader dans le placenta, dans les testicules, dans nos reins, nos poumons ou même… notre cerveau – qui pourrait contenir l’équivalent en poids d’une petite cuillère en plastique.
Ce polymère pourrait aussi contribuer au développement de certains cancers, de problèmes de fertilité, de maladies cardiaques, ou de cas d’alzheimer. Autrement dit, il faudrait éviter de mettre du plastique dans nos vêtements. De son côté, Shein dit atténuer son impact sur l’environnement… en intégrant une part croissante de fibres synthétiques recyclées dans son offre.
Phtalates et formaldehyde
Au-delà des propriétés du polyester, c’est toute une ribambelle de substances et d’additifs que l’on peut retrouver dans certains produits de la marque chinoise, parfois dans des concentrations qui dépassent les seuils fixés par la réglementation européenne.
Ce peut être le cas avec les phtalates, un perturbateur endocrinien, utilisé pour assouplir le plastique ou dans les imprimés. Ou avec des substances cancérigènes comme le formaldehyde, qui permet d’améliorer la résistance du tissu et de le rendre infroissable.
Too fast, too furious : l’avion pour livrer vite
Le pétrole est d’abord extrait, raffiné, transformé en granules, puis en fibres. Celles-ci sont alors filées, tricotées ou tissées, ennoblies, découpées, assemblées, emballées. Puis, il est temps d’expédier le vêtement. Et, parce que l’ultra fast fashion requiert d’aller toujours plus vite, Shein catapulte chaque jour près de 5 000 tonnes de marchandises par voie aérienne depuis la Chine. Cela représente environ 50 Boeing 747-cargo, mobilisés pour inonder le monde de vêtements pas chers.
Pourtant, à l’échelle du cycle de vie d’un t-shirt en polyester, le fait de passer du transport maritime à l’aérien pour la distribution pourrait augmenter de près de 30% de l’impact de Shein sur le changement climatique, de 25% sur l’épuisement des ressources fossiles ou encore de 40% sur la pollution à l’ozone, selon Ecobalyse. Des chiffres impressionnants, qu’il s’agit de multiplier par la quantité colossale de vêtements mis sur le marché par la marque.

De la surproduction à la surconsommation dopée à l’IA
Avec plusieurs milliers de nouveautés chaque jour au catalogue, Shein, c’est aussi et surtout un modèle économique tapissé d’intelligence artificielle (IA). Sous couvert d’optimisation de la production et de réduction des invendus, cette technologie permet à la marque de proposer une offre infinie de produits – boostés par des analyses de micro-tendances et l’utilisation de dark patterns. Trêve d’anglicismes : le but est de capter l’attention des consommateur·ices et de leur faire acheter un maximum de produits.
À l’obsolescence physique des vêtements vient s’ajouter une obsolescence émotionnelle, qui nous incite à renouveler nos garde-robes le plus souvent possible. Or, un vêtement sera d’autant plus nocif pour le climat que sa durée de vie sera courte. Face à cela, Shein admet elle-même que ses vêtements sont portés, pour la plupart, moins de 30 fois.
Sur une année d’utilisation, entre de l’ultra fast fashion à six ou sept euros le t-shirt et un modèle conçu pour durer un peu plus longtemps à 25 euros, l’impact moyen sur l’environnement est deux à six fois supérieur – pour un prix d’achat annuel similaire.

Un condensé des pires choix
Shein multiplie les choix néfastes d’un point de vue social et environnemental. Son marketing agressif incite à surconsommer des vêtements jetables, produits dans des quantités astronomiques, à partir de matériaux qui contribueront à dégrader considérablement la biosphère, le climat et notre santé. Ceux-ci sont expédiés via les pires modes de transport en termes d’émissions de CO2. Et se pose aussi la question des populations exploitées – il est impossible de vendre à sept euros un t-shirt fabriqué dans le respect des droits humains. D’après l’ONG Fashion revolution, en termes de transparence sur sa chaîne de valeur, la marque obtient un zéro pointé.
Récemment, le président de Shein a annoncé dans les colonnes du Journal du Dimanche : «Nous ne sommes pas une entreprise de fast-fashion». La fast fashion est un modèle bien connu, avec des marques identifiées du grand public comme H&M, Zara, ou Uniqlo. Mais Shein va bien au-delà et fait passer les problématiques sociales et environnementales de la mode à une autre échelle : celle de l’ultra fast fashion.
Aujourd’hui, l’industrie de la mode dans son ensemble représente entre 4% et 10% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si le Fashionistan était un pays, il serait le troisième émetteur, entre les États-Unis et l’Inde.
Il apparaît donc essentiel de prendre des mesures tant individuelles que collectives pour limiter ces pollutions, et mettre un coup de frein aux mastodontes de l’ultra fast fashion qui nous mènent droit dans le mur.
En mars 2024, une proposition de loi (PPL) anti-fast fashion avait été votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale. Mais son parcours législatif avait été stoppé net par la dissolution. Finalement, cette PPL passera en lecture au Sénat en juin prochain. Elle proposait initialement la mise en place d’un bonus-malus indexé sur l’affichage environnemental des produits, pénalisant les marques qui ont les pires pratiques et encourageant les plus vertueuses. Toutefois, la version du texte qui sera votée en juin pourrait être moins ambitieuse, après que le texte a été détricoté sur certaines de ses mesures clés.
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