Chronique

Cédric Villani et la victoire des souris de laboratoire, l’éclair d’humanité d’un «monde au bord du gouffre»

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Le glas et la souris. Dans cette chronique à la fois poétique et politique, le mathématicien Cédric Villani évoque les conflits en cours partout dans le monde, l’abandon général des ambitions écologiques et les dérives de la Silicon Valley. Mais, dans l’obscurité, une lueur d’espoir, qui prend la forme d’une petite souris.

Pour Vert, Cédric Villani chronique chaque mois un sujet d’actualité. © Montage Vert

Fin du monde. À l’approche de l’été 2025, les puissances nucléaires se menaçaient et s’échauffaient comme des adolescents, sous le regard nerveux de la Doomsday Clock qui affichait 89 secondes avant l’Apocalypse. Russie contre Ukraine, Inde contre Pakistan, Israël contre Palestine, Israël contre Iran, Soudan contre Soudan, et risque de contagion un peu partout… Enfants massacrés, médecins torturés, universités détruites, journalistes assassinés – tant que cela semblait juste incroyable. L’homme n’avait pas encore appris à être bon voisin (Henri Michaux, 1943). Et le plus humiliant peut-être était que nous en étions réduits à devoir compter sur l’apprenti dictateur de la Maison-Blanche pour nous éviter une embrassade encore plus prompte avec l’Apocalypse.

Sanglot. En même temps que le retour des guerres, l’abandon mondial des ambitions écologiques, et le monde ne faisait même plus semblant. Le plus grand pays scientifique du monde continuait à tronçonner sa propre science, à y exterminer tout ce qui y ressemblait à justice, durabilité et environnement, à scier tous les programmes d’entraide internationaux, favoriser l’exploitation effrénée des ressources.

L’Union européenne, d’un coup, laissait filer tout à la fois ses objectifs de décarbonation, de vigilance contre l’exploitation, de lutte contre l’écoblanchiment. La France pour n’être pas en reste abandonnait ses objectifs de lutte contre la pollution automobile, de préservation des terres agricoles, et relançait les travaux scélérats de l’A69 en un coup de force du pouvoir législatif sur le judiciaire.

Soupir. L’humanité en train d’organiser sa perte faisait tout pour éluder le sujet en se chamaillant sur les réseaux sociaux et en s’éblouissant des progrès de l’informatique. L’un des plus grands patrons de la Silicon Valley nous recommandait même de remplacer toutes nos ambitions écologiques par une IA surpuissante pour mettre notre destin collectif entre Ses mains. Et selon un procédé classique les dominants faisaient passer les écrasés pour des oppresseurs – milliardaires suprémacistes dénonçant dans la jeune Greta Thunberg le visage du totalitarisme mondial, presse conservatrice désignant les écologistes comme des tyrans.

On croyait être blasé sur l’incapacité humaine à se prendre en main, quand la France, soucieuse d’éclairer le monde, démontra qu’elle pouvait faire mieux, et ce fut la grande loi sur l’énergie. Des années d’étude préliminaire menée par RTE, des simulations à un niveau de sophistication jamais vu, des scénarios bien explicités et longuement expliqués, la fierté d’une grande nation d’ingénieurs pour donner le dossier le plus complet au décideur politique qui n’aurait plus qu’à choisir… tout cela pour aboutir à un fiasco parlementaire si confus et complet que même les initiateurs de la loi votèrent contre, et qu’on dut acter la non-décision. Et pour faire bonne mesure, la France clamait l’importance de la culture scientifique tout en assommant le Palais de la découverte, et clamait l’importance de la protection des océans tout en refusant la moindre protection de ses eaux contre la pêche au chalut.

Certes, l’adversité donne du cœur à l’ouvrage, mais tout de même, il y avait de quoi rester muet devant l’avalanche de mauvais coups, et on se prenait à avoir besoin d’une petite bonne nouvelle, avant l’arrivée du plein été et son cortège prévisible de canicules et d’incendies !

Et on put la voir passer, petite et frémissante : les souris de laboratoire.

Sujet difficile que celui des animaux de laboratoire, on ose à peine en parler, et beaucoup moins qu’au 19ème siècle où le débat faisait rage. En 40 ans d’existence, l’Office parlementaire scientifique a traité une seule fois ce sujet, en 2019. Et voilà qu’au printemps 2025 le comité d’éthique du CNRS se retrouve motivé pour instruire le dossier en profondeur – je faisais partie des auditionnés et j’ai été ravi de l’écoute attentive que j’y ai trouvé. Et voilà que la presse généraliste accorde son écho à un programme de réhabilitation et adoption des animaux de laboratoire, mené par l’association Ethosph’R, qui propose des initiations à l’éthologie dans la foulée.

Pour les spécialistes, ça n’est pas vraiment une nouveauté, cela fait des années qu’on suit le parcours de cette association fondée par sept femmes issues de la communauté de la recherche, soucieuses de traiter les animaux comme ils le méritent – des êtres sensibles et respectés –, de leur chercher de bonnes conditions. Quand la ville de Strasbourg a mis fin à la captivité animale dans ses lieux publics, l’association faisait partie des nouvelles activités qui y étaient installées. Mais là en 2025, ce n’étaient pas juste les militants qui en parlaient, cela se retrouvait dans des médias pas spécialement animalistes, en position gagnante et respectée. Et c’est un signe des temps, signe d’une petite victoire : il y a seulement quelques décennies, la consigne transmise aux jeunes docteurs qui expérimentaient avec des souris était, après expérience, d’assommer à mort les animaux sur un évier.

Ça pourrait provoquer des sourires ou des haussements d’épaules, qu’on parle d’un sujet d’apparence si modeste alors que le monde est au bord du gouffre. Mais au contraire. Si en période de chaos certaines sont toujours engagées pour sauver les petites vies, c’est d’autant plus méritoire, un exemple pour exhorter tout le monde à continuer sa mission, petite ou grande. Et c’est bien la preuve que l’humanité n’est pas tout entière gagnée par la violence et le cynisme, mais reste bien capable de compassion et d’engagement, et reste l’espoir qu’elle les mettra en œuvre pour affronter les crises les plus graves.

Comme le disent, tout à la fois le Talmud et le Coran, Qui sauve une vie sauve l’humanité entière. Disons que cela s’applique même aux vies qui nous semblent toutes petites, et voyons-y une graine pour reprendre pied sans jamais désespérer.

Et comme le dit un petit poème mystérieux de la poétesse Elena Schwarz, figure emblématique du groupe littéraire des pétersbourgeois,

Fin du monde, sanglot, soupir

Nul bruit

Plus rien, plus rien mais trotte encore

Une souris

🕷️ Cédric Villani est mathématicien, membre de l’Académie des sciences et ancien député (2017-2022) de l’Essonne. Le lauréat de la médaille Fields – l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques – en 2010 est désormais chroniqueur pour Vert. Chaque mois, il nous livre sa plume sur un sujet d’actualité en lien avec les enjeux écologiques.

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