C’est un long corridor d’une quinzaine de kilomètres de long qui concentre certaines des entreprises industrielles les plus polluantes de France. Bienvenue au cœur de la «vallée de la chimie», au sud de Lyon (Rhône). Installées au bord du Rhône, ces entreprises chimiques et pétrochimiques (TotalEnergies, Elkem, Arkema…) sont notamment spécialisées dans la transformation des polymères, base de fabrication des plastiques.
Cet article est le deuxième épisode de notre série «Méditerranée, le syndrome du fleuve plastique». Pour (re)lire le premier : «“L’une des mers les plus polluées au monde” : près de Marseille, le Rhône transforme la Méditerranée en cimetière pour déchets plastiques», cliquez ici
«900 microplastiques s’écoulent» chaque seconde dans le Rhône, en aval de la vallée, révèle Jean-François Ghiglione, chercheur en écotoxicologie microbienne marine au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Une situation due à l’industrie locale, et la situation géographique de Lyon, à la confluence de la Saône et du Rhône, deux cours d’eau déjà pollués en amont.
Ce chiffre de 900 microplastiques par seconde est «alarmant», près de «quatre fois supérieur à celui de la Seine», pour des morceaux de plastique souvent invisibles à l’œil nu – ils mesurent moins de cinq millimètres –, provenant à 75% des «activités domestiques quotidiennes» et pour 25% des rejets industriels directs.
Leur présence est loin de se cantonner au bassin lyonnais. Ces particules poursuivent leur route jusque dans la Méditerranée, l’une des mers les plus polluées du monde, où les plastiques devraient être aussi nombreux que les poissons d’ici à 2050.
Une sacro-sainte industrie
La très décriée vallée de la chimie est aussi pointée du doigt pour d’autres pollutions. Ses entreprises, souvent classées Seveso 2 (une directive européenne qui oblige les États à classer les sites industriels à risques, qui produisent ou stockent des substances dangereuses pour les humains et l’environnement), sont concernées par les rejets de «polluants éternels», les fameux PFAS (notre article). Ces substances aux propriétés anti-adhésives ou imperméabilisantes, omniprésentes et ultra-persistantes dans les corps et l’environnement, ont des effets toxiques sur la santé.
Revenons au plastique. «Nous avons retrouvé des granulés provenant d’entreprises lyonnaises en Camargue», là où le Rhône se jette dans la Méditerranée, explique François Galgani, spécialiste du suivi des déchets en mer à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer).
Au niveau local, les conséquences de cette pollution sont importantes sur le temps long. En aval de Lyon, près d’une tonne de microplastiques s’est accumulée par hectare dans les sédiments du Rhône en quatre décennies, selon une étude de l’École de l’aménagement durable des territoires (ENTPE), publiée en 2024 dans la revue Environmental Pollution.
Une pollution aux conséquences directes, tant sur la faune et la flore que sur la santé humaine. Les plastiques jouent un rôle «d’éponges à polluants», d’après un récent rapport de la Fondation Tara Océan. «Tout cela rentre ensuite dans la chaîne alimentaire, même dans les plus petits organismes», alerte Jean-François Ghiglione. Et ces polluants finissent dans le corps humain.
Une bombe à retardement
Impossible, toutefois, de faire reconnaître aux industriels lyonnais leur responsabilité dans cette pollution de masse. Contactés, Arkema et Elkem, deux mastodontes de la chimie implantés dans le secteur, n’ont pas souhaité répondre à nos questions. En septembre 2024, Gaël Marseille, président de Daikin, avait toutefois assuré au Progrès que son entreprise se positionnait comme un «producteur responsable.»
L’industriel Arkema a lui adhéré à une initiative de la métropole de Lyon visant à imaginer, au travers d’un manifeste, une future industrie «écologiquement responsable» – une liste de grands principes non contraignants.
Pas de quoi rassurer l’élue écologiste Anne Grosperrin : «Cette pollution, c’est une vraie bombe à retardement.» Car le plastique est partout autour de nous, de nos équipements électroniques à nos produits cosmétiques. En 15 ans, sa production a même été «multipliée par deux au niveau mondial», rappelle le scientifique Jean-François Ghiglione.
Et cela ne semble pas prêt de s’arrêter, tant les lobbies du plastique restent puissants et influents. «La marge de manœuvre des politiques face aux industriels est limitée, reconnaît Anne Grosperrin. Il y a des intérêts économiques difficiles à combattre.»
Elle estime que, sans grandes lois nationales sur la question, le combat pour réduire la production de plastique pourrait «prendre des décennies». Au niveau européen, divers règlements ont été adoptés ces dernières années pour limiter la présence de microplastiques. Symbole de cette législation : le plan zéro pollution, qui vise à réduire de 30% la quantité de microplastiques rejetés dans l’eau d’ici à 2030.
Pour ce faire, des restrictions ont été prises à l’encontre de certaines filières industrielles, notamment celles qui produisent des cosmétiques. Sans grand changement dans l’immédiat, toutefois, d’après les premières données scientifiques.
Car derrière les industriels se cachent aussi les grands pays pétroliers et producteurs de plastiques, l’Arabie Saoudite et la Chine notamment, qui freinent les tentatives internationales de réduction de la production, pour préserver leurs intérêts économiques. Dernier grand gâchis en date : l’échec des négociations sur le traité contre la pollution plastique, à Genève, en août dernier (notre article).
Une voie d’eau nommée justice
Alors, que faire ? À Lyon, des associations environnementales se sont données comme mission de nettoyer le Rhône. C’est le cas de Diving for future qui, à raison de trois à quatre fois par mois, organise des plongées dans le fleuve pour traquer les déchets plastiques. Une «nécessité», affirme Julien Cottart, leur président.
Une «goutte d’eau», selon Jean-François Ghiglione, pour qui «la seule solution est de couper le robinet, en réduisant de 70% la production de plastique dans le monde».
Pour inverser la vapeur dans le Rhône, une brèche existe : la reconnaissance d’une personnalité juridique pour le fleuve. En clair, lui permettre de disposer de droits, d’être défendu devant la justice… et surtout d’attaquer ceux qui lui font du mal. «Certains l’ont bien fait ailleurs», note le scientifique. En Espagne, un texte de loi a reconnu en décembre 2022 une personnalité juridique à la lagune de la Mar menor (la mer mineure, en français), en Andalousie. Et, en France, des réflexions similaires émergent notamment autour de la Seine (notre article).
Et pour le Rhône ? «On y travaille, mais cela va prendre beaucoup de temps, indique Anne Grosperrin. Il faut gagner le combat pour décrocher une personnalité juridique, puis celui pour reconnaître la responsabilité des industriels.»
Il faut aussi que les États se mettent d’accord, alors que les normes environnementales ne sont pas les mêmes entre la France, membre de l’Union européenne, et la Suisse, où le Rhône prend sa source.
Vous venez de lire le deuxième épisode de notre série «Méditerranée, le syndrome du fleuve plastique». Dans le troisième et dernier article sur ce sujet, à paraître sur le site de Vert, nous remonterons les flots du Rhône jusqu’en Suisse, où le fleuve prend sa source.
À lire aussi
-
«L’une des mers les plus polluées au monde» : près de Marseille, le Rhône transforme la Méditerranée en cimetière pour déchets plastiques
Poubelle la vie. Dans cette mer, d’ici à 2050, les déchets plastiques pourraient y être aussi nombreux que les poissons. Si la cité phocéenne est le symbole de cette pollution, elle n’en est pas la seule responsable. Pour comprendre, Vert a enquêté en remontant les flots du Rhône. Voici le premier épisode, à Marseille, de notre série en trois volets «Méditerranée, le syndrome du fleuve plastique». -
«C’est quelque chose qu’aucun être humain sur cette Terre n’a jamais fait» : Noam Yaron revient sur sa traversée de la Méditerranée à la nage
Nage d’or. Après avoir nagé 191 kilomètres entre Calvi (Haute-Corse) et Monaco, l'éco-aventurier revient pour Vert sur son défi «plus que réussi» et raconte de l'intérieur cet exploit sans précédent.