Les façades des clinquants immeubles Dior et Richard Mille surplombent les eaux translucides du Léman. Au cœur de Genève (Suisse), à une grosse centaine de kilomètres au nord-est de Lyon, le lac traversé par le fleuve Rhône semble propre, en cette fin d’été. Ses eaux, qui proviennent en grande partie des Alpes suisses (du glacier du Rhône, notamment), sont gages de pureté. Dans l’imaginaire collectif, du moins. Car les apparences sont trompeuses.
Cet article est le troisième épisode de notre série «Méditerranée, le syndrome du fleuve plastique». Pour (re)lire le premier : «“L’une des mers les plus polluées au monde” : près de Marseille, le Rhône transforme la Méditerranée en cimetière pour déchets plastiques», cliquez ici.
Pour (re)lire le deuxième : «“Une bombe à retardement” : le Rhône, une autoroute à déchets qui entraîne les plastiques jusqu’à la mer Méditerranée», cliquez là.
En réalité, le Léman est fortement pollué sur ses 72 kilomètres de long. «100 tonnes de plastiques sont rejetées dans le lac chaque année», confirme Suzanne Mader, secrétaire générale de l’Association pour la sauvegarde du Léman (ASL). Un chiffre qui pourrait augmenter de «20% d’ici 15 ans», selon les projections de son association.
Principaux responsables de cette pollution : les micro et macroplastiques. Les premiers sont presque invisibles à l’œil nu, donc difficilement détectables, et les seconds sont les gros déchets (emballages, bouteilles, mégots…) qui jonchent massivement les plages de Genève. «On ne peut pas faire trois mètres sans les trouver», se désole Suzanne Mader.

Dans une étude publiée en 2023, l’association suisse Oceanaye avait estimé à «12 tonnes par an» la quantité de plastique qui quitte le Léman et qui s’évacue vers la partie française du Rhône. «Il y en a sans doute beaucoup plus en comptant les plus petits microplastiques», corrige Suzanne Mader.
Une pollution aux origines étonnantes
D’où viennent-ils ? Surtout, et avant tout, des activités humaines, à la fois industrielles et domestiques. Mais leur nature exacte est bien plus surprenante. «Plus d’un tiers de ces microplastiques sont de la poussière de pneus, révèle l’ASL. Ils déposent de fines particules sur les routes en agrippant la chaussée. Avec le ruissellement, elles finissent dans le lac.»
Une pollution accentuée par la forte circulation dans le canton de Genève, tant côté suisse que français. Chaque jour, un peu plus de 500 000 déplacements sont enregistrés aux frontières genevoises, selon les chiffres de l’État de Genève.

Les matériaux issus des bâtiments, les emballages, filtres de cigarettes et autres fibres synthétiques des textiles participent aussi à cette pollution. «Les stations d’épuration ne sont pas aptes à les capturer», souffle Suzanne Mader.
Le bassin genevois et son million d’habitant·es n’est pas le seul responsable de cette contamination du Rhône, qui a des conséquences jusqu’à la Méditerranée. Dans les faits, les eaux du fleuve sont déjà polluées en amont, lorsqu’elles parcourent la Suisse, du glacier du Rhône jusqu’à la réserve des Grangettes – l’endroit où le fleuve se jette dans le Léman.
Les Grangettes, symbole d’une pollution massive
De l’autre côté du lac, en face de Genève, c’est l’une des plus grandes réserves naturelles de la région. Au pied des montagnes, sur la commune de Noville (canton de Vaud), les Grangettes sont massivement polluées par le Rhône.

Exemple criant : deux tonnes de plastiques y ont été ramassées en une seule journée par Pro natura Vaud, une section de la Ligue suisse pour la préservation de la nature. «Si j’avais le temps d’en ramasser davantage, cela occuperait une grande partie de mon emploi du temps», renchérit Romain Dupraz, gestionnaire de réserves naturelles pour cette organisation.
«Certains d’entre eux sont vieux de 40 ans», indique ce natif du canton, qui se désole de l’affligeant spectacle d’une réserve polluée sur «1,50 mètre de profondeur par endroits».
Parmi les causes de cette pollution plastique : les activités humaines dans les vallées traversées par le Rhône, autour de la ville de Sion notamment. Mais «les stations de ski participent aussi au problème, affirme Romain Dupraz. Les poubelles déchiquetées par les renards, les déchets abandonnés par les skieurs… On retrouve tout cela dans le Rhône.» Et, souvent, sous forme de microplastiques quasi impossibles à capturer.

La problématique est plus large. Le glacier du Rhône, niché à 3 600 mètres d’altitude au-dessus de la vallée des Conches, est déjà contaminé. Le fleuve l’est donc aussi, avant même d’avoir traversé les communes en contrebas.
La fonte des glaces, un accélérateur de pollution aux microplastiques
«C’est un peu le chien qui se mord la queue», peste le glaciologue Matthias Huss, qui effectuera prochainement des relevés en aval du glacier du Rhône. Il schématise : «Les eaux qui s’évaporent des vallées sont chargées en microplastiques. Les particules sont transportées dans l’atmosphère et retombent dans les glaciers sous forme de neige.»
Loin d’être emprisonnés, les microplastiques retournent ensuite dans le Rhône, lorsque le manteau neigeux fond. Ils finissent leur course dans la Méditerranée, où le fleuve se jette. Les déchets ne restent donc pas bloqués en Suisse, ni à Lyon. Ils se déversent dans cette mer, où la quantité de plastiques devrait égaler celle de poissons d’ici à 2050.
Des pistes d’action délicates
Comment agir et ne pas perdre espoir ? En premier lieu, il faudrait un changement collectif des comportements individuels. «Nos poubelles débordent, le recyclage ne fonctionne pas, la consommation de plastique à usage unique explose. Les gens doivent entendre les messages d’alerte des scientifiques et réduire leur consommation», exhorte Jean-François Ghiglione, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
L’Association pour la sauvegarde du Léman estime qu’une «réduction de 55% de la pollution plastique» est possible dans le lac en cas de changement radical de nos habitudes.
Autre variable d’ajustement : repenser la gestion des déchets et l’utilisation des matériaux. «Le principe de fond est de donner une valeur au plastique. Aujourd’hui, on le jette parce qu’il ne représente pas grand-chose, estime François Galgani, spécialiste du suivi des déchets en mer à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). Des laboratoires travaillent sur des plastiques recyclables des millions de fois. C’est ça l’avenir, jumelé à une consommation responsable.»
Surtout, il faudrait contraindre les États à se mettre autour de la table et à adopter des règlementations réellement efficaces pour lutter contre cette pollution. Un horizon lointain, à première vue, un mois après l’échec du sommet de Genève sur le plastique (notre article). «Les États sont globalement d’accord pour s’occuper de cette question. Un traité sera sans doute adopté un jour», espère François Galgani.
Mais le temps presse. D’ici à 2050, la masse de plastique devrait doubler dans la Méditerranée. Funeste horizon d’une mer frappée par le syndrome du fleuve plastique.
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