Paris, lundi 9 décembre 2024. Réuni au palais de justice (fictif) du théâtre de la Concorde pour un procès fleuve, le tribunal doit trancher une question tant juridique que métaphysique : un cours d’eau, en l’occurrence la Seine, peut-il faire valoir ses droits au même titre qu’une personne morale ou physique ?
Dans cette audience hors norme mise sur pied à l’initiative de la ville de Paris, la société (fictive, elle aussi) I love chimie est sur le banc des prévenus : «Le tribunal a été saisi d’une plainte déposée à la suite de rejets de plusieurs matières chimiques extrêmement toxiques, pose Jean-Michel Hayat, premier président honoraire près la Cour d’appel de Paris, qui fait office de président de ce tribunal plus vrai que nature. Le 20 août 2024, on relève une contamination de la Seine. Les communes de Paris et Rouen sont particulièrement touchées par cet épisode de pollution sans précédent, et plusieurs centaines de milliers de poissons sont morts.»
Les analyses de l’institut indépendant qu’il présente sont sans appel : les mêmes substances ont été retrouvées de Paris au Havre et elles sont responsables de la mort des poissons. Face à l’ampleur de la catastrophe, les communes ont saisi la justice le 1er septembre 2024 pour se représenter mais aussi représenter le fleuve.
Là est le sujet qui va cristalliser les débats. S’il semble rapidement admis que le directeur de la société et son entreprise sont coupables des délits de pollution de l’eau, de mise en danger et d’écocide (grave atteinte portée à l’environnement, entraînant des dommages majeurs ou la destruction d’un écosystème), l’objet central de l’audience sera de déterminer si la Seine peut faire valoir ses intérêts en tant que partie civile.
«Il est important qu’indépendamment de la volonté des humains, la Seine puisse se défendre elle-même»
La maire (socialiste) de Paris Anne Hidalgo est la première appelée à la barre, suivie par son homologue de Rouen Nicolas Mayer-Rossignol et par Sophie Louet, à la tête de la commune de Source-Seine (Côte-d’Or – 65 habitant·es), où le fleuve prend sa source : «Si Source-Seine n’existait pas, je me demande si Paris existerait», résume cette dernière, pour souligner le rôle vital du fleuve dans le développement de la capitale.
«La Seine doit pouvoir se défendre et se protéger, argue Anne Hidalgo. Nous ne sommes que des humains qui passons, la volonté que nous avons mise pour que la Seine soit propre pour les Jeux olympiques pourrait s’effacer avec d’autres. Il est important qu’indépendamment de la volonté des humains, la Seine puisse se défendre elle même.»
Dans sa ville, le maire de Rouen a créé une «assemblée de Seine», «car tous les habitants qui vivent autour du fleuve sont le peuple de la Seine, c’est notre lieu et c’est notre lien. Il y a quelque chose d’incongru à vouloir séparer en droit le fleuve de ses habitants».
Assez de palabres politiques, place aux expert·es. Marion Chapouton est membre du Groupement de recherche sur les institutions et le droit de l’aménagement, de l’urbanisme et de l’habitat (Gridauh), qui a rédigé un rapport sur l’octroi de la personnalité juridique de la Seine. Elle n’y voit aucun obstacle du point de vue du droit : «Cela constituerait une avancée vers des droits spécifiques à la nature : la protection, la conservation, la restauration en cas de dommages environnementaux, et le droit de non régression. La solution la plus satisfaisante est de créer une personne morale, et d’instaurer un exécutif pour représenter la Seine, un organe délibératif avec différents usagers (riverains, collectivités, associations…) et un comité scientifique.»
Puis, l’ingénieure hydrologue Charlène Descollonges a rappelé «le besoin de penser la Seine comme une nappe connectée à sa rivière. Nous faisons partie de ce vivant, dans vos corps coulent la Seine. Nous sommes tous en droit de la défendre pour avoir une eau de bonne qualité. Ce n’est pas un trait bleu sur la carte, mais un milieu vivant à partager avec l’ensemble des espèces».
Fondatrice de l’association Watertrek, Séverine Wasselin argue que «donner des droits à la Seine, c’est nourrir de nouveaux imaginaires, un levier non négociable pour l’espèce fabulatrice que nous sommes».
De l’Équateur à l’Espagne, plusieurs précédents à travers le monde
Un levier déjà utilisé à travers le monde, comme l’a rappelé devant le tribunal Marine Calmet, présidente de Wild Legal, une ONG dont l’objectif est d’accorder une personnalité juridique aux écosystèmes en danger : «Les pionniers sont en Équateur où, par referendum en 2008, les citoyens ont reconnu les droits de la nature dans la constitution.»
Et d’évoquer également les droits du fleuve Atrato en Colombie, ou la Nouvelle Zélande qui, en 2017, a accordé au fleuve Whanganui le statut d’entité vivante, permettant aux droits et intérêts du cours d’eau d’être défendus devant la justice.
Plus près de nous, en Espagne, un texte de loi a reconnu en décembre 2022 une personnalité juridique à la lagune de la Mar menor (la mer mineure en français), en Andalousie, la faisant passer «de simple espace écologique à celui de sujet biologique, culturel et spirituel». Une première en Europe. «Pourquoi pas viser plus haut, en l’intégrant dans la constitution ? C’est ce qu’a choisi de faire l’Équateur, ce sur quoi travaillent les parlementaires en Irlande, nous pourrions rêver de la même chose», lance la juriste au tribunal.
La cour désormais éclairée, les professionnel·les du droit peuvent entrer en action, avec une ancienne ministre de l’environnement comme avocate de la Seine. Corinne Lepage rappelle qu’un «procès en réparation d’un préjudice écologique est d’abord un échec de la prévention. Vous feriez œuvre de justice et vous vous inscririez dans la chaine des décisions historiques en reconnaissant à la Seine un intérêt à agir. Ce serait lui permettre de prétendre à des mesures de prévention des risques, de se défendre pour que des mesures d’adaptation indispensables soient prises pour s’adapter aux changements climatiques.»
Avant de laisser la parole à la défense, François Molins, procureur de la République honoraire, qui représente ici le ministère public, pointe les limites du droit pour rendre une décision satisfaisante : «Le juge ne peut créer dans notre pays une reconnaissance de la personnalité juridique de la Seine. En l’état du droit, il faut être une personne physique ou une personne morale ; un fleuve n’est ni l’un ni l’autre. Pourtant, il a indéniablement des droits qui doivent être reconnus et protégés. Je vous demande dans votre jugement de renvoyer la question à la responsabilité du législateur, en soulignant l’intérêt qu’il y aurait à la reconnaissance de la personnalité juridique de la Seine.»
«Où est la Seine ce soir, si ce n’est à quelques pas d’ici, dormant tranquillement dans son lit ?»
Un argumentaire battu en brèche par l’avocate d’un soir de la société I love chimie, Vanessa Bousardo, vice-bâtonnière de l’Ordre des avocats du barreau de Paris : «La Seine, la faune et la flore n’ont pas leur place sur le banc des parties civiles, car il n’existe aucune nature capable de plaider. Je m’interroge sur l’origine des mandats donnés à mes collègues, je doute que ce soit la Seine qui s’en soit chargée personnellement. La Seine est un objet de droit mais pas un sujet de droit, pas plus que l’air, les nuages, la pluie et les oiseaux. Cela n’est pas sérieux. Notre droit protège déjà l’environnement, en reconnaissant le préjudice écologique pur, indépendamment des personnes et des biens. Pourquoi aller plus loin ? Personnaliser la nature ne renforce par sa protection, c’est un leurre. Où est la Seine ce soir, si ce n’est à quelques pas d’ici, dormant tranquillement dans son lit ?»
Avant de délibérer, le président du tribunal a rappelé l’essence juridique du débat : «Dire aujourd’hui que nous reconnaissons un statut à la Seine, serait prendre le risque d’une annulation du jugement. Soyons des soldats avant-gardistes de la loi pour dire que nous ne sommes pas satisfaits du droit.» Une recommandation qui n’est finalement pas suivie par le collège de jurés, mélange de magistrat·es professionnel·les et de spectateur.rices : par quatre voix contre trois, la cour décide finalement de reconnaitre à la Seine le droit de se défendre.
Mais comme un tel jugement, s’il n’était pas fictif, aurait toutes les chances d’être cassé, la suite se situe sur le terrain juridique. À l’issue de ce simulacre de procès, Anne Hidalgo a annoncé le lancement d’une Convention citoyenne bien réelle, «pour porter vers le législateur la proposition de loi qui pourrait reconnaître les droits de la Seine».
À partir du 6 février prochain, elle réunira des citoyen·es tiré·es au sort et se réunira chaque mois jusqu’en juin 2025, «pour rencontrer, réfléchir, auditionner des experts du domaine environnemental, juridique et scientifique, dialoguer avec les acteurs économiques du fleuve, associations et institutions, et imaginer la transformation de notre cadre juridique pour travailler à la protection concrète des droits du fleuve», précise la ville. Car, ainsi que le résumait un des jurés avant de délibérer, «comme les poissons vivent dans l’eau, personne ne s’aperçoit qu’ils pleurent.»