Entretien

Théodore Tallent, politiste : «Les partis sous-estiment le potentiel de la question écologique auprès de leur électorat»

Détendre le bâton. Le chercheur en sciences politiques, dont les travaux portent sur l’acceptabilité de la transition écologique, analyse pour Vert les causes du «retour de bâton» écologique. Il explique comment l’écologie peut répondre aux préoccupations des gens et susciter un soutien populaire.
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Cet été, la mobilisation historique contre la loi Duplomb a offert un grand bol d’air aux partisans de l’action écologique. Avant cela, les six premiers mois de l’année avaient été marqués par de nombreux reculs sur le sujet.

Un phénomène appelé «retour de bâton» (backlash, en anglais). Spécialiste de l’acceptabilité de la transition écologique, le chercheur en sciences politiques Theodore Tallent explique que le soutien à l’écologie reste «largement majoritaire» au sein de la population – à condition que celle-ci soit juste et équitable.

Le Réseau Action Climat a recensé plus de 43 reculs environnementaux sur les six premiers mois de l’année. Est-ce pour vous une illustration du «backlash écologique» ?

Oui. Le backlash, en sciences politiques, est une dynamique visible, profonde et coordonnée par certains acteurs pour s’opposer à un mouvement de progrès. Le fait qu’il y ait du mécontentement dans la société ne suffit pas pour autant pour affirmer qu’il y a un backlash.

Theodore Tallent. © DR

Le backlash, c’est surtout le fait d’acteurs politiques – d’extrême droite, voire de droite conservatrice. Ils conflictualisent l’enjeu écologique et politisent un mécontentement localisé : autour d’un projet d’éolien local, par exemple, ou d’une ZFE [Zone à faibles émissions, NDLR], pour en faire une attaque coordonnée et assez massive contre l’agenda écologique tout entier.

Pourtant, les Français·es souhaitent majoritairement une politique environnementale plus ambitieuse. Comment expliquer ce paradoxe ?

Je pense qu’une partie de la classe politique perçoit mal l’état de l’opinion sur le sujet. Dans une période où l’on ne sait pas forcément ce que l’opinion veut, ni si elle priorise vraiment cet enjeu, certains acteurs, plus conservateurs et libéraux, ont tendance à s’aligner sur les intérêts d’acteurs économiques ou de groupes d’intérêts très mobilisés – on pense par exemple [au syndicat agricole productiviste] FNSEA. Les partis de gauche, eux, ont tendance à de moins en moins parler d’écologie. Ils ont la sensation que ça ne fait pas forcément recette par rapport à d’autres enjeux. Face à l’extrême droite, qui a pour objectif assumé de conflictualiser ce sujet, ces acteurs-là ont tendance à sous-estimer le potentiel de la question écologique auprès de leur électorat.

Je suis assez convaincu qu’il y a une base sociale très largement majoritaire qui soutient l’action écologique. Le problème, c’est la manière avec laquelle on traduit cette ambition en politiques publiques. Si l’on essaye de faire une transition écologique juste, qui crée des emplois, qui résout les problèmes d’alimentation ou de mobilité des gens, il y a moyen d’aller mobiliser l’électorat. Par contre, certaines politiques publiques ne sont pas toujours bien faites, et ça peut créer des résistances. Forcément, le soutien à la transition écologique peut s’éroder auprès de ceux qui sont exposés à des coûts, s’ils ne sont pas compensés ou accompagnés.

Dans ce contexte de backlash, quel rôle joue la désinformation climatique ?

Les gens qui sont exposés à des fausses informations risquent de s’éloigner de plus en plus de la question écologique. On l’a vu aux États-Unis, où une partie de l’électorat est devenue imperméable aux vraies informations.

Je crains qu’avec la désinformation on instille le doute sur tout un ensemble de régulations environnementales, qui pourtant sont nécessaires, et qu’on ne permette pas aux gens de se faire un avis informé sur des politiques qui pourraient leur apporter des bénéfices directs.

Quels sont les autres freins à l’acceptabilité de la transition écologique ?

L’autre problème, c’est que l’enjeu écologique devient de moins en moins saillant dans l’opinion. En 2019, c’était une priorité pour une bonne partie de l’électorat. C’est ça qui a permis aux partis écologistes européens de remporter des succès électoraux, et ce qui a poussé tous les autres à se positionner sur le sujet.

À l’inverse, si on ne parle pas beaucoup de l’écologie, cela devient compliqué pour l’électorat d’en faire une priorité ou de se mobiliser. Un exemple très simple, c’est que la majorité des électeurs Rassemblement national et Les Républicains sont favorables aux éoliennes, alors que ces deux partis s’y opposent. On pourrait se dire que ça n’a pas de sens, mais leur électorat ne choisit pas ces partis sur les questions écologiques. Il ne va pas les sanctionner à cause de ça parce qu’il ne trouve pas l’enjeu très saillant.

Cette base favorable à l’écologie peut se mobiliser, ça a été le cas cet été lors de la pétition contre la loi Duplomb, signée par 2,1 millions de personnes…

Le soutien qui a entouré cette pétition est assez phénoménal. À mes yeux, cela prouve deux choses : d’abord, les acteurs qui ont voulu s’opposer à la loi Duplomb ont réussi à se faire entendre et à faire monter le sujet sur les réseaux sociaux, à la télé, etc.

Ensuite, ce qui est intéressant avec cette pétition, c’est qu’elle lie la question écologique à la question sanitaire. Il ne faut pas oublier que l’écologie n’est pas un sujet parmi d’autres : elle est liée à tout un ensemble de priorités pour les gens, comme la santé. Une très grande majorité des personnes veut réduire massivement l’usage des pesticides. Cela ne veut pas dire abandonner les agriculteurs. Mais ça veut dire assumer un rapport de force avec une agro-industrie qui, elle, bénéficie des pesticides.

Si on ne politise pas ces enjeux, ils sont absents de l’agenda. On se retrouve alors avec les acteurs anti-écolos qui avancent leurs pions, spécifiquement l’agro-industrie, sans avoir la réaction démocratique suffisante comme cela a été le cas pour la loi Duplomb. Alors que si on met cela dans le débat public, alors le sujet devient un enjeu politique et il est possible d’engranger des victoires. Je pense que c’est quelque chose qu’il faut garder en tête sur les prochains combats en matière d’écologie.

Quelles autres pistes pour faire accepter la transition écologique ?

Il faut assumer que certaines politiques climatiques ont des impacts néfastes et donc s’assurer qu’il y ait des mécanismes de compensation ou d’accompagnement pour les citoyens concernés, sinon les gens seront exposés à des coûts insurmontables. On pense aux automobilistes ou aux travailleurs des industries polluantes, par exemple.

Si on impose aux gens une régulation coûteuse, sur la mobilité par exemple, mais qu’on ajoute une régulation qui cible aussi les élites économiques ou politiques, alors le soutien à la transition écologique augmente massivement.

Il faut aussi inclure les citoyens dans la prise de décision. C’est très différent de faire un parc éolien en l’imposant par le haut, et de le faire avec un mécanisme participatif. Quand on inclut les citoyens dans un projet de décision, on a un soutien qui est plus important.

Lors d’un récent entretien, l’activiste Lumir Lapray donnait des pistes à Vert pour parler d’écologie à la campagne et endiguer le vote Rassemblement national. Selon vous, qu’est-ce qui peut amener les citoyens vers la transition écologique ?

Le problème de l’enjeu écologique, c’est qu’il est parfois perçu – notamment parce que l’extrême droite le dépeint de cette manière-là – comme déconnecté des problèmes des gens, comme un sujet de riches, un sujet d’urbains, d’écolos ou de diplômés. Beaucoup de personnes sont désespérées par la politique, il faut montrer que la transition écologique peut être une réponse à leurs problèmes.

Pour le pouvoir d’achat par exemple, on sait que le véhicule électrique, si l’on offre des aides à l’achat, c’est deux à sept fois moins cher à l’usage qu’un véhicule thermique. Le pouvoir d’achat, c’est aussi la rénovation du logement. On peut mobiliser les citoyens quand on répond à leurs problèmes du quotidien, et l’écologie peut répondre à beaucoup de problèmes.

Il faut renverser le narratif. En réalité, ceux qui ne font pas d’écologie, c’est ceux qui se fichent des problèmes des gens. Il faut raconter que le système maintenu par l’extrême droite c’est : une eau polluée aux pesticides, une nourriture qui augmente l’occurrence des cancers, un air pollué, des factures d’énergie très chères, etc. En fait, l’extrême droite empêche les gens d’accéder à une vie meilleure.

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