Entretien

Lumir Lapray, activiste rurale : «Comment fait-on pour que nos proches arrêtent de voter pour l’extrême droite ? C’est ça mon sujet»

Bourgs battants. L’autrice, qui «lutte contre la montée de l’extrême droite dans les campagnes françaises», publie aux éditions Payot «Ces gens-là», ce mercredi. Un portrait de sa France rurale, draguée par le Rassemblement national et «qui pourrait tout faire basculer» aux prochaines élections. Vert l’a rencontrée.
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Lumir Lapray nous donne rendez-vous à la terrasse d’un café du 20ème arrondissement de Paris, où elle semble avoir pris ses quartiers. «Dans mon village, je connais tout le monde. Les gens savent combien tu gagnes, ce que tu conduis, où tu bosses et avec qui tu es sortie quand tu étais au collège. Alors qu’ici… J’étais déjà dans ce café hier, je ne pense pas que le patron m’ait reconnue.»

Après l’avoir quitté il y a dix ans pour ses études et les grandes villes (Lyon, Paris, Los Angeles, Washington D.C…), Lumir est revenue s’installer dans son département rural et industriel de l’Ain. Elle y a même été candidate pour la Nupes – l’union de la gauche aux législatives de 2022 –, sous l’étiquette Europe Écologie-les Verts (ancien nom des Écologistes), sans succès.

Depuis, elle est partie sept mois aux États-Unis pour étudier le vote Trump dans l’Amérique rurale des Appalaches et a passé les trois dernières années à écrire un livre dans lequel elle brosse le portrait de sa France, rurale, populaire, joyeuse… et délaissée. Celle «des pavillons», où le jeune du coin «enchaîne les tours du cimetière en motocross» et où les voisins «gueulent sur les lacs du Connemara jusqu’à 2 heures du matin, le samedi soir», comme elle l’écrit.

Lumir Lapray. © Hamza Djenat

C’est surtout la France de «Mel», sa meilleure amie, de «Mimi», le patron du bar d’à côté, et des autres. Ces gens-là, du nom de son livre publié ce mercredi 24 septembre aux éditions Payot, peuvent «tout faire basculer» politiquement. Dans un grand entretien à Vert, elle explique pourquoi, selon elle, la bataille contre le vote Rassemblement national (RN), pour la justice sociale et environnementale, doit avant tout être menée dans les campagnes.

Aux élections législatives de 2024, sept des dix millions d’électeur·ices du RN habitaient une commune de moins de 10 000 habitants. Qu’est-ce que ce chiffre vous évoque ?

Je ne suis pas surprise. Ces gens, je les vois, je les connais. Ce sont mes potes, mes voisins, ma nounou… c’est une réalité. Comment fait-on pour que nos proches arrêtent de voter pour l’extrême droite ? C’est ça mon sujet. Ce n’est pas parce que les gens habitent à la campagne qu’ils votent pour Marine Le Pen. C’est parce qu’ils font partie des classes populaires supérieures ou de la petite classe moyenne et qu’ils se sentent menacés dans leur quotidien. C’est parce qu’ils ne se sentent pas en sécurité – pas au sens d’insécurité culturelle comme le suggère l’extrême droite – mais au sens de leurs aspirations.

C’est-à-dire ? Ce n’est pas le racisme qui explique les scores de l’extrême droite dans ces territoires ?

Non, le gros du truc, ce sont les sujets du quotidien : le prix de l’essence, les crédits à rembourser, le prix des courses qui explose… Les gens ont l’impression de se noyer. Ils sont épuisés de se demander comment ils vont finir le mois et s’ils vont gagner au grand jeu du capitalisme. Et le RN enfonce le clou car il a su identifier les aspirations des classes populaires rurales blanches : Marine Le Pen est la seule à s’adresser à eux, nommément. Mais, en réalité, quand tu regardes, le RN ne propose aucune solution collective de long terme.

Lumir Lapray, «Ces gens-là», Payot, septembre 2025, 224 pages, 19,50 euros.

En revanche, le racisme reste la pierre angulaire du vote RN : sans racisme, les classes populaires se rendent bien compte qu’elles ont davantage en commun avec leur voisine, Fatima, qui travaille sur la même chaîne à l’entrepôt Amazon du coin, qu’avec Bernard Arnault. Même si ce n’est pas la raison première du vote : c’est bien le racisme qui fait basculer du côté du RN, plutôt que du côté de la gauche.

Alors qu’historiquement la gauche était très ancrée dans certains territoires industriels ou ruraux, comme dans le nord de la France…

La gauche se pince le nez quand il faut nous parler : on a franchement l’impression qu’elle ne nous aime pas. Je pense que les gens peuvent changer mais, le problème qui se pose, c’est : changer, pour voter pour qui ? Ils devraient voter pour la gauche radicale, vu leurs conditions matérielles, mais plusieurs de ses représentants semblent penser que les prolos blancs ne peuvent pas changer. Ils seraient par essence racistes, donc perdus pour la gauche. Mais je ne vois pas comment on gagne sans la majorité des classes populaires en France. Et, la majorité des classes populaires, elle est blanche et habite à la campagne. Alors, il faut se battre pour reconquérir leur cœur et leur esprit !

Pour moi, ce livre est à la fois une lettre d’amour à mes proches et un cri d’alarme adressé à la gauche : si vous continuez à nous prendre soit pour des idiots, soit pour des fachos, on ne va pas s’en sortir.

Comment faire pour lutter contre le vote RN ?

Il n’y a pas d’autre solution que d’être sur le terrain et d’expliquer ce que fait le RN. Comment ça se fait qu’on ne soit pas une armée de personnes à faire un porte-à-porte géant pour informer les gens quand le RN, la macronie et la droite votent la loi Duplomb ? Pourquoi il n’y a pas des conversations dans tous les villages de France sur ce que vote réellement le RN ?

Des discussions pour dire qu’ils votent contre la hausse du Smic ou la lutte contre les déserts médicaux, alors qu’ils votent pour la loi Duplomb. Ce n’est pas difficile de démontrer que le RN est une arnaque ! La question est : que fait-on pour que cette information arrive aux gens ? Pour moi, la réponse, c’est la campagne permanente. C’est-à-dire des gens formés, dans tous les villages de France, pour aller discuter avec leurs voisins et leur transmettre cette information.

Et à l’échelle individuelle ?

Beaucoup de gens me demandent comment faire pour trouver leur place dans leur village ? Franchement, pointez-vous. Il y a besoin d’emmener le fils de votre voisine au sport ? Emmenez-le. De vendre des gâteaux pour que les gamins puissent partir en voyage scolaire ? Faites un gâteau. Il y a des anciens qui n’ont pas de petits-enfants, passez leur dire bonjour. Allez boire un coup au PMU, intégrez-vous. Vraiment, c’est pas compliqué, il n’y a pas de concepts. Juste : soyez là.

Il faut recréer du collectif dans nos villages. Des collectifs qui ne soient pas nommément des collectifs de gauche mais des espaces où mettre en œuvre la société dont on rêve, l’horizon qu’on veut et pas juste des concepts ou des leçons de morale. Il faut qu’on se réinvestisse dans l’association des conscrits, les syndicats, les assos de parents d’élèves, les clubs de belote… là où les gens existent ensemble et se rendent des services.

Le Rassemblement national ne propose que des solutions individuelles. Il parle d’enlever les Noirs, les Arabes, les supposés «assistés du système» pour que, individuellement, les autres aillent mieux. Mais ils ne disent jamais que le système est cassé, à la base. Montrer aux gens que la solidarité est importante : ça, c’est opérant. Le village, le lieu de travail… ce sont des niveaux intéressants pour mettre tout ça en place. C’est pour ça que je crois au syndicalisme, et que j’en parle autant dans mon livre.

Constatez-vous que les gens parlent d’écologie, à la campagne ?

L’écologie, comme le racisme, sont souvent des sujets de provoc. Les gens te testent, quand ils savent que tu es de gauche, pour voir si tu vas lever les yeux au ciel, les mépriser. Si tu arrives à éviter ces écueils, ça devient beaucoup plus simple. Le mieux, c’est de laisser de l’espace pour qu’ils racontent ce qui est important pour eux. Y compris si ce sont des trucs de zinzins : au moins on les laisse parler, on écoute. Ensuite, on donne notre avis. Ça ne veut pas dire être d’accord avec tout, au contraire : c’est juste reconnaître qu’humilier les gens, les couper, les rabaisser, ça tue la relation. Et ensuite, on ne peut plus convaincre.

Il y a différents sujets liés à l’écologie qui sont très présents, comme l’alimentation. Le dérèglement climatique laisse des traces chez nous, dans les jardins par exemple : les anciens disent : «Dis donc, t’as raison, c’était pas comme ça à notre époque !»

Mais il y a aussi beaucoup d’incompréhension et de méfiance vis-a-vis des dispositifs étatiques qui, souvent, ne sont pas adaptés. Par exemple, Ma prime rénov’ : quand les gens font beaucoup de travaux eux-mêmes, en s’aidant les uns les autres ou en payant «au black», ça ne marche pas.

On parle d’un milieu où 75% des personnes sont issues des classes populaires. Il y a une angoisse de l’avenir qui est très forte : sur le crédit, sur l’écologie… Les gens n’ont pas envie de penser à l’avenir. Ils ont l’impression que, comme d’hab, ce sont encore eux qui vont payer, parce que les ultrariches ne sont pas mis à contribution. À côté de ça, ils ont le RN qui leur dit : «Ne vous inquiétez pas, on va mettre la climatisation à tout le monde, tout va bien se passer.» Franchement, à leur place, si je n’avais pas toutes les infos, moi aussi je choisirais ça. C’est un peu triste, parce que les gens oscillent entre un «Ça va aller», parce que le RN leur dit de ne pas s’inquiéter, et un «Foutu pour foutu, je préfère m’allumer une clope et me faire kiffer dans mon coin.»

Comment faire pour que l’on parle encore plus d’écologie dans les campagnes ?

Ce n’est pas possible que les gens, quand ils pensent à l’écologie, pensent à la polémique du barbecue plutôt qu’à la façon dont on pourrait mieux isoler les logements, pour vivre mieux. Il faut expliquer ce qui sera mieux pour eux quand on aura fait la transition écologique : on va mieux se chauffer, dans moins de passoires thermiques ; on va respirer un air de meilleure qualité et on aura moins de problèmes d’asthme ; on va mieux manger, etc.

On ne va pas se mentir, les métiers de la transition écologique, ils seront pour les classes populaires. Qui retournera dans les champs ? Qui démontera les sites toxiques ? Qui travaillera dans les métiers du soin ? Ce sont les classes populaires, et elles habitent largement à la campagne. Il y a des choses à raconter, des espaces chez nous à valoriser : il faut nous dire qu’on est le poumon de la France, pas la diagonale du vide.

Je pense vraiment que les gens veulent tous plus ou moins la même chose : vivre un peu mieux que leurs darons, en bonne santé, dans un taf qu’ils trouvent intéressant. Des choses devront disparaître mais, il faut le répéter : «Non, tu n’es pas foutu, il y a des choses qu’on pourra faire mieux.»

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