«Le Pacte vert pour l’Europe, appliqué de façon radicale, entraîne les conséquences dont nous avons souffert durant les inondations […] Nous ne pouvons faire passer un respect mal compris de la nature devant les vies [humaines] et le développement économique !» Ce discours aurait pu être celui du parti espagnol d’extrême droite Vox ; c’est pourtant le président conservateur de la région de Valence (à l’est de l’Espagne) qui le prononce, en ce printemps. Carlos Mazón accuse les politiques environnementales de l’Union européenne (UE) d’avoir une responsabilité dans les inondations du 29 octobre 2024, qui ont fait 227 morts autour de Valence.
Nous sommes le 17 mars 2025. Par son propos, Carlos Mazón, baron régional du Parti populaire (PP), grande formation historique de droite en Espagne, marque le tournant idéologique de la famille conservatrice sur la crise écologique… sous la pression de l’extrême droite et de sa propagande climatodénialiste.
Le Parti populaire n’a jamais été un champion de l’environnement. Mais, ce jour-là, Carlos Mazón franchit un cap. Il reprend à son compte une théorie diffusée par les milieux d’extrême droite, selon laquelle les politiques «vertes» sont les principales responsables des terribles inondations valenciennes. Il a ses raisons : critiqué pour sa gestion jugée défaillante de la catastrophe, il est très affaibli et pourrait tomber s’il n’arrive pas à faire voter les budgets régionaux. Cette nouvelle ligne a même fini par être officialisée quelques mois plus tard, lors du 21ème congrès du PP, les 4, 5 et 6 juillet derniers.
Rembobinons. En 2023, le PP avait formé une coalition avec Vox pour reprendre le pouvoir à la gauche dans la région valencienne. Puis, les deux partenaires s’étaient brouillés. Depuis lors, en échange de son soutien, Vox exige que le président régional détricote des mesures environnementales et dénonce le Pacte vert pour l’Europe – ou Green deal, la feuille de route environnementale de l’Union européenne. Pourtant, les conservateurs avaient appuyé et voté ce texte dans les instances de l’UE.
«Vox envoie un message clair : le parti est plus radical et rompt avec “l’establishment” pour défendre l’agriculture, la chasse, les traditions de la ruralité, le nucléaire et la tauromachie, tout en sortant des schémas de négociation classiques ou de la flexibilité [des partis traditionnels]», analyse Angel Valencia, politologue de l’université de Malaga et auteur de plusieurs livres sur la politique et l’environnement en Espagne.
Bataille culturelle
Traditionnellement, c’est le PP qui défendait les intérêts des électeur·ices opposé·es à la transition écologique. Un électorat clé. «Les conservateurs ont toujours été tièdes sur la défense de l’environnement. Ils s’opposent même à la ligne européenne sur ces sujets. Mais les grands partis traditionnels de gouvernement sont toujours contraints à un minimum de réalisme et ne peuvent pas trop s’éloigner du consensus scientifique ou des décisions européennes», souligne Angel Valencia.
Sur internet, d’autres discours émergent. Dix-neuf jours après les pluies torrentielles, alors que Valence est en pleine crise, la youtubeuse Begoña Gerpe diffuse une vidéo qui reprend les principaux éléments de la campagne de désinformation massive lancée par l’extrême droite à cette occasion : À Valence, «les citoyens disent que [durant les inondations du 29 octobre 2024], l’eau arrivait chargée de branches de roseaux et autres résidus [végétaux]. Mais un “expert” explique […] qu’il faut préserver l’écosystème… Aujourd’hui, on dirait que la vie d’une plante prime sur celle d’une personne !»
L’abondance de végétation dans le lit des cours d’eau aurait empêché les flots de s’écouler normalement et provoqué les violentes inondations. Selon cette thèse, le gouvernement aurait détruit des barrages qui auraient pu permettre d’éviter la catastrophe. «Le PP et le PSOE [le Parti socialiste espagnol, NDLR] sont impliqués jusqu’au cou. Ils cherchent comment tirer un profit politique de la situation sans se faire trop remarquer. Et ils se couvrent l’un l’autre», estime la youtubeuse.
Begoña Gerpe est ce que l’on appelle une «fachatubeuse» : une youtubeuse à succès qui diffuse une propagande qui s’aligne sur les idées qui structurent les discours de l’extrême droite. Elle fait partie d’un puissant écosystème sur les réseaux sociaux, qui répand ses messages de manière bien plus efficace que les partis traditionnels.
«Dès qu’une catastrophe climatique se produit, ils débarquent pour imposer leur interprétation», constate Lluis de Nadal Alsina, politologue à l’université de Glasgow (Écosse). En juin 2024, ce chercheur espagnol a publié Du déni aux guerres culturelles : une étude sur la désinformation climatique sur Youtube. Cette étude analyse 36 vidéos de douze des fachatubeur·ses les plus influent·es en Espagne. Dont Begoña Gerpe.
«Leur stratégie consiste de moins en moins en un déni direct, parce que c’est devenu plus difficile à vendre. Ils concentrent leurs attaques sur la transition écologique, rejettent des politiques “dictées par l’UE”, défendent les libertés individuelles face à ces règles “qui te dictent ta manière de vivre sur la voiture, la viande…”, ou soulignent le coût de ces mesures pour les citoyens», explique le politologue. La conséquence reste la même : bloquer ou retarder la transition. «Ces récits sont conçus pour exploiter l’anxiété, les peurs et le mal-être face [à la crise écologique et aux efforts pour la combattre]. En face, en termes de communication politique, il est très difficile d’expliquer aux citoyens qu’il faut faire des efforts.»
Et ces discours ont un impact dans la vie réelle. «Ce goutte à goutte de messages génère une certaine vision collective, configure l’interprétation du réel, et donc l’opinion publique», explique Ramón Salaverria, professeur de communication à l’université de Navarre, spécialiste du sujet.
52 pages sur les orientations du parti… six lignes sur l’environnement
Vox emploie la même stratégie, mais depuis les institutions. «Quand le gouvernement PP-Vox est arrivé au pouvoir dans la région de Valence, le changement a été radical, raconte Juán Bordera Romá, député écologiste au Parlement régional : budgets du portefeuille de l’environnement amputés, politiques environnementales démantelées… Il y a aussi la partie moins quantifiable. Avec leurs discours dénialistes, ils déplacent les discussions vers leurs positions. On débat moins sur des mesures concrètes pour lutter contre le réchauffement climatique, car on débat d’abord de son existence. Et ils tirent le PP vers des idées directement climatosceptiques.»
Valence n’est pas un cas isolé. Le parti d’extrême droite a poussé son agenda dans toutes les régions et mairies où les conservateurs se sont associés à lui. Le PP s’est efforcé de résister aux exigences les plus radicales, mais il n’a cessé de céder du terrain. Aujourd’hui, les gouvernements de la région de Murcie et des Baléares ont également dénoncé le Pacte vert, en échange de l’appui de Vox pour le vote des budgets régionaux.
Ce virage a été officialisé au dernier congrès du PP, début juillet. Dans le document de 52 pages qui fixe les lignes idéologiques du parti, l’environnement se voit dédier six lignes et un message clair : «Le labeur [des agriculteurs pêcheurs et éleveurs] est gravement menacé par la sur-régulation et les politiques vertes, qui ont fait prévaloir l’idéologie sur la réalité.» À l’issue du congrès de 2017, avant l’arrivée de Vox, le parti assurait pourtant : «Nous impulsons la durabilité du progrès économique, social et technologique de l’Espagne, sur la base du respect de l’environnement et en harmonie avec la nature.»
Ce glissement chez nos voisin·es est un cas d’école du «backlash écologique» (ou retour de bâton) qui sévit en Europe. Lluis de Nadal Alsina résume : «Il y a un recul généralisé. Les partis du centre ont très peur» de l’effet de ces discours démagogiques sur l’électorat.
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