«Personne n’a le droit de garder son portable.» Dans l’ancienne école primaire de Bricqueville-la-Blouette (Manche) – fermée depuis la rentrée –, une vingtaine de personnes se réunissent et forment un cercle de discussion.
Chaque dimanche, dans cette petite commune située à quatre kilomètres de Coutances, des militant·es du mouvement de protestation Bloquons tout (aussi appelé Bloquons tout/Indignons-nous) se retrouvent pour un «goûter des indigné·es». L’invitation est relayée sur les réseaux sociaux mais une règle s’impose : garder les débats secrets, par crainte que les idées d’actions du collectif arrivent aux oreilles des forces de l’ordre.

Discrètes et dispersées, ces organisations locales se sont multipliées depuis la mobilisation nationale du 10 septembre. En ville comme à la campagne, elles prospèrent sur des messageries cryptées comme Telegram ou Signal.
Les Gilets jaunes, «une étape»
À Briqueville-la-Blouette, certains militant·es se rêvent en héritiers du mouvement des Gilets jaunes de 2018. «On poursuit leur idée, ce n’était qu’une étape», estime Stéphane, militant manchois qui réfléchit à la structuration du mouvement Bloquons tout.
Rapidement élargies, les revendications des Gilets jaunes concernaient les niveaux de vie des classes populaires et moyennes ainsi que la justice fiscale et sociale. Les militant·es se retrouvaient sur les ronds-points et les plus médiatiques appelaient à la démission d’Emmanuel Macron.
Samedi 15 novembre, une célébration des sept ans du mouvement des Gilets jaunes sera organisée à Paris. Un appel aux origines floues et disputées, relayé par plusieurs groupes qui se réclament de Bloquons tout.

Chez les militant·es Bloquons tout de Bricqueville-la-Blouette, l’idée de s’inspirer des Gilets jaunes ne fait pas consensus. Les deux mouvements partagent la capacité à mettre en lumière «la profondeur de la colère sociale», estime Stéphane Sirot, historien spécialiste des mouvements sociaux. Toutefois, sur le plan idéologique, la comparaison s’arrête là. De fait, Bloquons tout semble plus divers. «Le public n’est pas le même, avec dans leur cas un public assez citadin et jeune, en comparaison avec la forte mobilisation de la France périphérique dans le cas des Gilets jaunes», poursuit l’historien.
Les affiliations politiques diffèrent également. Si le mouvement des Gilets jaunes trouvait une part de ses racines idéologiques du côté de l’extrême droite, Bloquons tout tend vers «la gauche, avec une forte présence des militants de La France insoumise», constate l’agrégé d’histoire Florent Vandepitte, auteur du Petit Livre des Gilets jaunes (2019, First). Les revendications elles-mêmes sont différentes. Bloquons tout veut créer des liens «avec des organisations écologistes» et s’engager sur cette thématique, comme en attestent des échanges au sein de la coordination nationale du mouvement, consultés par Vert.
Une lutte partiellement organisée
Bricqueville-la-Blouette, on y croit dur comme fer. «Les gens n’attendent que ça, de repartir. Il n’y a qu’à souffler sur les braises», clame Nico, l’un des militants. Mais le mouvement manque d’une «colonne vertébrale», souligne Stéphane Sirot, prérequis, selon lui, pour qu’il puisse perdurer.

Comme pour celle des Gilets jaunes, la mobilisation autour de Bloquons tout s’organise à l’abri des regards, sur des messageries cryptées difficiles d’accès sans invitation préalable. Par ce biais, des formes de démocratie directe émergent. Chez les militant·es manchois·es que nous avons rencontré·es, des commissions ont été créées, à la fois au sujet des actions à venir et sur les revendications du mouvement. «Les Gilets jaunes ont montré qu’il était possible de mettre en place des auto-organisations», reconnaît Stéphane Sirot.
Des membres de Bloquons tout dans la Manche appellent à «une rupture institutionnelle», une thématique chère aux Gilets jaunes, qui étaient à contre-courant des organisations politiques et syndicales. «On n’a rien à attendre des élus», lâche l’un d’entre elles et eux.
À Bricqueville-la-Blouette, comme dans d’autres collectifs locaux de Bloquons tout, des réflexions sont en cours au sujet de la rédaction d’une nouvelle Constitution, en vue d’une VIème République. Elles sont notamment inspirées des cahiers de doléances, qui avaient essaimé lors du mouvement des Gilets jaunes. Mais Bloquons tout, qui surfe sur la quête d’un autre modèle de société, a paradoxalement «besoin de trouver des relais dans le monde politique organisé», considère Stéphane Sirot. Une perspective rejetée par beaucoup de militant·es, qui plaident pour l’autodétermination.
Des divergences sur l’engagement politique du mouvement
Pourtant, ces dernières semaines, des listes citoyennes ont apparu pour représenter Bloquons tout aux prochaines élections municipales (en mars prochain) – notamment autour de Coutances (Manche). «Certain·es militant·es ont envie de prendre leur part dans le combat politique», admet Roxane, militante à Bricqueville-la-Blouette, même si l’idée ne convainc pas tout le monde autour d’elle. Elle plaide pour «laisser les différents modes d’action s’exprimer».
L’aventure politique avait déjà été tentée par des Gilets jaunes, rappelle l’historien Stéphane Sirot, lors des élections européennes. «Sans succès, constate-t-il. C’est une chose de laisser la colère sociale s’exprimer, c’en est une autre de réussir à l’orienter politiquement. Même les partis traditionnels n’y sont pas parvenus.»
Mais le terreau de la contestation sociale n’est pas en voie de disparition. «Bloquons tout, comme les Gilets jaunes, existait avant le 10 septembre et continuera d’exister, affirme Florent Vandepitte. L’idéal révolutionnaire n’est pas mort. Mais le désenchantement est beaucoup plus grand qu’avant.»
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