Entretien

Yamina Saheb : «Je ne comprends pas que les gens ne prennent pas position. Quand on travaille sur le climat, la réponse est politique»

Autrice du dernier rapport du Giec, spécialiste de la sobriété et de l’énergie, la scientifique Yamina Saheb a pris part au meeting organisé par le Nouveau Front populaire à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Dans ce grand entretien à Vert, elle se confie sur ses craintes de voir arriver l’extrême droite au pouvoir et sur le rôle des scientifiques dans le débat public en ces temps troublés.
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Loup Espargilière : On le sait, vous avez une parole publique plus libre que la plupart des scientifiques. Il y a quelques jours, vous avez franchi un pas supplémentaire en participant au meeting de lancement du Nouveau Front populaire à Montreuil. Pourquoi avoir décidé de vous engager pour cette coalition ?

Yamina Saheb : A l’origine, ce meeting est organisé par la société civile et il devait avoir lieu le mercredi 19 juin. La décision de dissoudre l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron a accéléré les choses et le programme a un peu changé. Mais l’idée d’avoir un moment avec des représentants de la société civile, dont des scientifiques, comme l’économiste Thomas Piketty, a été maintenue. On m’avait demandé de parler de climat. Puis, il y avait un deuxième temps, plus politique.

Ce n’était pas un engagement pour le Nouveau Front populaire de ma part. J’y suis allée parce que j’étais, et je suis encore, sous le choc de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron. La crise climatique, ou écologique, est l’un des symptômes les plus visibles de la crise des démocraties que nous vivons.

Yamina Saheb © Alexandre Carré/Vert

Je fais partie des personnes qui pensent que le seul moyen de mettre en place des politiques climatiques ambitieuses, c’est avec un électrochoc, et cette dissolution en est un. C’est important de faire ce lien : les changements climatiques, c’est de la physique. Mais ce qui a créé la crise écologique, ce sont les politiques, notamment néolibérales. Et la résolution de la crise écologique ne peut être que politique.

Une des choses qui ne vont pas aujourd’hui, c’est que les politiques se font sans les citoyens. Je suis allée à ce meeting parce que c’est la société civile qui l’organisait. Je n’ai aucun rôle dans le Nouveau Front populaire.

Vous sentez-vous directement menacée par une potentielle arrivée au pouvoir du Rassemblement national ?

Bien sûr : je suis binationale, franco-algérienne. Quand on regarde le programme du RN, on comprend qu’ils ne pourront appliquer presque aucune des mesures prévues, parce qu’il faudrait d’abord un Frexit, sortir de l’union européenne.

«C’est pas pour lui, parce que c’est un Français venu d’ailleurs»

Les seules mesures qu’ils pourraient appliquer, ce sont celles qui ne dépendent pas de l’UE, dont celles sur l’immigration. Avec la préférence nationale, les entreprises publiques, ou à vocation de service public, ou toute personne morale, ne devraient plus employer les personnes qui ont une autre nationalité que française [c’est ce que contient une proposition de loi déposée par Marine Le Pen en janvier 2024, NDLR].

J’étais en train de dîner quand j’ai entendu le président annoncer la dissolution. Les larmes sont tombées.

Avez-vous subi du racisme dans votre carrière de chercheuse ?

Oui, bien sûr. Quand on finit une thèse et qu’on la soutient, on peut postuler pour des postes d’attaché temporaire à l’éducation et à la recherche. En général, ce sont des postes qu’on obtient assez facilement, ça permet de peaufiner son CV et de faire des publications scientifiques. Moi je n’y ai jamais postulé, à cause de ma directrice de thèse.

Dans mon labo, à l’Université Paul Sabatier à Toulouse, il y avait un poste de maître de conférence qui s’ouvrait et le candidat aurait dû être un collègue guadeloupéen. Ma directrice de thèse a dit : «c’est pas pour lui, parce que c’est un Français venu d’ailleurs». Ils ont recruté quelqu’un d’autre qui venait du Gers. Je me suis dit , si un Guadeloupéen est traité comme ça…

Je n’ai jamais postulé à un poste en France : je suis sortie de la recherche publique. Quand j’étais en thèse, j’ai fait trois mois au Danemark, trois mois en Allemagne. Au niveau européen, je suis une chercheuse et c’est tout. C’est l’Europe qui m’a sauvée.

Il suffit de voir combien de thésards bi-nationaux ou étrangers des années 2000 sont devenus directeurs de recherche au CNRS et/ou full professors à l’université pour comprendre que le problème est systémique dans la recherche. Mais personne n’en parle.

Peut-on être une scientifique sérieuse et rigoureuse, et en même temps être engagée politiquement ?

Ben oui ! L’engagement politique, c’est citoyen. C’est ce que les gens font en dehors de leurs recherches. Un chercheur, c’est un citoyen avant tout.

Vous connaissez bien ce type de critiques qu’on voit beaucoup sur les réseaux sociaux : certains accusent par exemple le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) d’être politisé. N’avez-vous pas peur d’ajouter de l’eau à leur moulin en prenant position publiquement dans ce moment ?

Dans ce moment, je ne comprends pas que les gens ne prennent pas position. Quand on travaille sur le climat, la réponse est politique. Cette séparation-là n’a aucun sens. C’est une hypocrisie.

La chercheuse Yamina Saheb et Loup Espargilière, rédacteur en chef de Vert, à Paris © Alexandre Carré/Vert

Bien sûr, il faut faire de l’évaluation, du monitoring, être méthodique. Quand je travaille sur un article scientifique, je dois suivre la méthodologie scientifique. Ça doit être robuste de ce point de vue-là. Et quand je vais parler aux citoyens des politiques climatiques, c’est différent.

Moi je travaille sur les politiques climatiques. La recherche pour moi est un outil et non une fin en soi. J’ai toujours travaillé pour aiguiller la décision politique : ce n’est pas mon rôle de décider, mais d’aiguiller la décision politique.

Mais on sent qu’il y a une accusation d’être de gauche et donc d’avoir une vision un peu biaisée de ces sujets-là. Et tous les gens qui écrivent sur l’économie, qui nous disent que les instruments de l’économie de marché sont les bons pour nous sortir de la crise, on ne les accuse pas d’être de droite. C’est «biaisé» uniquement quand on parle des choses qui sont pour le bénéfice de tous et pas pour le bénéfice d’une minorité.

À quoi ça ressemble, le monde de la recherche, dans un pays gouverné par l’Extrême droite ?

Je n’ose pas l’imaginer. Je pense que ça va être mis sous contrôle. Avec des collègues de Sciences Po, on a estimé que deux-tiers des enseignants de cette école étaient étrangers ou bi-nationaux. C’est la même chose dans le reste du monde de la recherche.

J’imagine que l’on n’aura plus de financements si on ne fait pas de recherches qui vont dans le sens du politique.

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on a déjà privatisé la recherche. Dans les écoles, lorsqu’on regarde le nombre de chaires de recherche qui sont financées par l’industrie, c’est déjà une grave erreur. Et là ce serait très facile de tuer ce qui ne convient pas. C’est comme ça que je l’imagine et c’est l’horreur.

Au meeting de Montreuil, vous avez parlé de précarité énergétique et de précarité dans les transports : pourquoi avoir choisi de mettre en avant ces deux sujets ?

J’ai parlé de la double précarité en matière d’énergie et de mobilité car je travaille dessus et j’ai publié un rapport sur le sujet. J’ai développé un indicateur composé qui permet de comparer l’évolution de ces deux précarités dans les États Membres de l’Union européenne et qui a contribué à la prise de conscience de l’existence de la précarité des mobilités.

La précarité énergétique et celle des mobilités sont liées. Elles sont dues aux politiques – ou à l’inexistence de politiques – d’aménagement du territoire qui prennent en compte l’humain. On a eu des politiques du logement qui ne prenaient pas en compte l’égalité : l’étalement urbain, par exemple.

«Nous sommes tous, à des degrés différents, gangrénés par le libéralisme dans sa version la plus extrême»

La crise des Gilets jaunes, c’est une crise de l’aménagement du territoire et de la vision libérale de ce qu’est l’écologie. Avant d’augmenter le prix du carburant, on aurait dû d’abord offrir une solution alternative à la voiture. La dépendance à la voiture, ce sont des politiques qui l’ont créée. Ce n’était pas une politique climatique, c’était une politique libérale repeinte en vert.

Je pense que l’on a une responsabilité, du côté des scientifiques : sur les politiques climatiques, on avait surtout l’habitude de regarder les émissions de carbone, la réduction de la consommation d’énergie, etc. Mais les politiques climatiques, en vérité, ce sont des politiques qui doivent permettre à chacun de bien vivre sur la planète Terre, malgré la situation climatique.

Lorsqu’on pense rénovation du bâti, on pense rénovation énergétique. C’est le mauvais point d’entrée ; le bon point d’entrée, ce serait l’idée que tous les citoyens aient droit à des logements abordables et confortables été comme hiver. La recherche se fait dans un esprit libéral, on a grandi avec ça, nous sommes tous, à des degrés différents, gangrénés par le libéralisme dans sa version la plus extrême.

Il faut que les scientifiques descendent de leur tour d’ivoire. C’est beaucoup plus facile d’aller parler dans les conférences scientifiques que devant les citoyens ordinaires. On a besoin de faire des aller-retours entre les deux mondes, il faut qu’on intègre la situation réelle des gens.

Vous avez récemment créé un laboratoire de la sobriété : de quoi s’agit-il ?

Quand j’ai bossé sur le dernier rapport du GIEC entre 2018 et 2022, je me suis rendue compte que la sobriété n’était pas nécessairement nommée dans la littérature scientifique et qu’il n’y avait pas de corpus scientifique sur le sujet. Aujourd’hui, je reçois pratiquement chaque semaine des demandes pour relire des articles sur le sujet.

Il faut aller trouver les mesures de sobriété, voir comment elles ont été mises en œuvre dans différents pays. Le laboratoire va mettre en place des hubs nationaux pour identifier les acteurs (scientifiques, think tanks, praticiens des territoires, etc.) qui travaillent déjà sur la sobriété. On a besoin des chercheurs nationaux qui connaissent les rouages politiques et les termes utilisés dans le pays.

Il faut faire prendre conscience que la sobriété, ce n’est pas juste une réduction des kilowattheures et des émissions de carbone. La sobriété, en vérité, c’est l’organisation de la société. Encore une fois, c’est une question politique.

«Ce que fait le gouvernement, ce ne sont pas des politiques climatiques, ce sont plutôt des politiques d’austérité»

On est au tout début de la compréhension de ce qu’est la sobriété et ce qu’elle pourrait nous apporter. Auparavant, ce concept ne dépassait pas les frontières de la France. Aujourd’hui, le Québec ou l’agence de l’énergie et du climat du Länder le plus riche d’Allemagne, celui de Bade-Wurtemberg, a appelé à considérer la sobriété avant tout autre chose (Sufficiency first), alors que j’avais été moquée pour un texte qui disait la même chose en 2021.

Aujourd’hui, il n’y a pas un seul scénario mondial vers la neutralité carbone [soit l’équilibre entre le CO2 émis et celui que les puits de carbone peuvent absorber, NDLR], par exemple ceux qui se retrouvent dans les rapports du GIEC, qui considère la sobriété.

Dans la partie du dernier rapport du GIEC consacrée aux bâtiments, j’avais estimé que sur la période 2020-2050, la sobriété pourrait contribuer à réduire les émissions mondiales liées aux logements de plus de 50%. Est-ce que dans la situation actuelle de crise climatique, écologique et d’explosion des inégalités liées au logement, on peut se permettre de ne pas récupérer ces 50% ? Non.

On a appris récemment que les émissions de gaz à effet de la France avaient baissé de 5,8% en un an, en 2023 : peut-on mettre ça au crédit du gouvernement ?

Non ! Pour faire vraiment faire baisser les émissions de manière durable, il faut des changements structurels, ce que n’a pas fait le gouvernement. Ce qui s’est produit, c’est conjoncturel, avec l’inflation, la crise énergétique… La baisse observée dans le secteur résidentiel, c’est en partie à cause de la précarité énergétique. Ceux qui ne suivent que les émissions de CO2, pourraient s’applaudir pour ça. Mais ce ne sont pas des politiques climatiques, ce sont plutôt des politiques d’austérité.

Appelez-vous clairement à voter Nouveau Front populaire ?

Eh bien, si tu ne votes pas Front Populaire, tu fais quoi ?

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