Au son des klaxons des tracteurs, au milieu des feux d’artifice et des explosions de pétards agricoles, des milliers d’agriculteur·ices convergent en direction du quartier européen, à Bruxelles (Belgique), ce jeudi.
La mobilisation est une démonstration de force : 10 000 agriculteur·ices de 25 pays européens sont présent·es, dont 4 000 Français·es, selon les chiffres de la puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). «Je n’avais jamais vu ça», reconnaît Daniel Coulonval, président de la Fédération wallonne de l’agriculture.
À l’initiative de ce raout : le Copa-Cogeca, le plus important syndicat d’agriculteur·ices et de coopératives agricoles au niveau européen, dont la FNSEA est membre. Derrière ce nom se cache le lobby agricole le plus influent d’Europe.

À quelques jours de Noël, toutes et tous sont venu·es exprimer un ras-le-bol contre les politiques européennes, accusées de «mettre à genoux l’agriculture», selon Hervé Lapie, secrétaire général de la FNSEA, syndicat agricole majoritaire en France. «L’agriculture a rendez-vous avec son histoire européenne», annonçait-on dans les rangs des présidents des organisations agricoles adhérentes du Copa-Cogeca.
À un peu plus d’un kilomètre de là, les 27 chef·fes d’États de l’Union européenne (UE) sont réuni·es pour un sommet européen qualifié de «crucial» par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Cette rencontre, qui se poursuit ce vendredi 19 décembre, est un bras de fer autour du très controversé accord de libre-échange entre l’UE et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay et Bolivie).
Alors qu’Ursula von der Leyen souhaitait initialement ratifier le traité dès samedi, elle a finalement reporté sa signature à janvier, face à l’opposition de la France et de l’Italie. Pour que la position de Paris évolue d’ici là, il faudrait que le texte «change de nature», a déclaré Emmanuel Macron dans la soirée de jeudi.
«Tout le monde va mal dans l’agriculture»
Cet accord est l’épicentre de la colère agricole. En négociation depuis un quart de siècle, il vise à créer une zone de libre-échange entre plusieurs pays d’Amérique latine et l’UE. Son point noir ? L’ouverture des vannes à une importation massive de produits – notamment de la viande bovine – non soumis aux mêmes exigences sanitaires, sociales et environnementales que celles en vigueur de l’UE.
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Le traité, qui fédère contre lui l’ensemble des syndicats agricoles français, est aussi largement critiqué pour ses conséquences sur la déforestation en Amazonie. Il est aussi décrié en raison de la potentielle arrivée massive de produits traités aux pesticides ou issus d’OGM interdits dans les assiettes européennes.
«On ne veut pas devenir le Shein agricole», s’insurge Hervé Lapie, de la FNSEA, faisant référence à la plateforme d’ultra-fast fashion secouée par des scandales écologiques, sociaux, économiques et éthiques. Il dénonce un «enfumage des agriculteurs. Nous ne sommes pas une variable d’ajustement. Il faut se réveiller et que von der Leyen se mette un grand coup de pied au cul !»

«Le traitement de l’agriculture par l’Europe n’est pas acceptable», estime de son côté Arnaud Rousseau, l’influent et médiatique patron de la FNSEA. Nous ne sommes pas opposés aux échanges, mais on ne peut pas importer des produits avec des normes différentes des nôtres et se tirer une balle dans le pied. Nous ne pouvons pas prendre le risque de ne plus être capables de nous nourrir seuls.»
Cela pose aussi «un vrai problème pour les agriculteurs d’Amérique du Sud, qui auront du mal à se conformer aux exigences européennes, abonde côté belge Daniel Coulonval. Tout le monde va mal dans l’agriculture.»
«Le risque, c’est d’avoir bientôt des kilomètres de friches»
Au-delà du Mercosur, la manifestation bruxelloise est l’écho d’une colère plus large dans le monde agricole, accentuée ces dernières semaines en France par l’épizootie de dermatose nodulaire, une maladie très contagieuse qui touche les bovins (notre article).
«C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase», reconnaît Xavier Maupoint, président des Jeunes agriculteurs d’Indre-et-Loire, syndicat associé à la FNSEA. Lors de la manifestation, «la santé mentale des agriculteurs» a notamment été évoquée par Caroline Jaspart, présidente de l’Union des agricultrices wallonnes. «La résilience n’a jamais payé une seule facture, on étouffe sous les charges, l’Europe doit nous protéger», a-t-elle scandé.
«On a surtout besoin de visibilité», confie Arnaud Rousseau, alors qu’une réforme de la Politique agricole commune (PAC) est aussi au cœur des protestations. Mise en place en 1962, la PAC vise à assurer la sécurité alimentaire de l’Europe, à garantir des revenus décents aux agriculteur·ices et à promouvoir une agriculture plus durable, selon les mots du Parlement européen.

Financée par le budget de l’Union européenne, elle attribue des aides directes aux agriculteur·ices, à hauteur de 291,1 milliards d’euros pour la période 2021-2027 ; elle met en place des mesures de marché pour protéger le secteur agricole contre les crises ; et elle assure le financement rural, à hauteur de 95,5 milliards d’euros. La Commission européenne a récemment proposé une baisse d’environ 20% de ce budget pour la période 2028-2034, suscitant la fronde du monde agricole.
«On nous prend pour des cons»
Les manifestant·es estiment ne «pas être écoutés» par le monde politique. «J’ai effectivement le sentiment qu’on nous prend pour des cons», peste Jérôme Lambdin, un agriculteur normand.
Le président français Emmanuel Macron est pris pour cible. «Lors de la COP à Belém [le 30ème sommet mondial sur le climat, organisé en novembre dernier au Brésil, NDLR], il semblait presque prêt à signer l’accord avec le Mercosur. Trois semaines plus tard, il a changé de position. Je pense qu’on ne peut pas compter sur monsieur Macron. Il serait temps qu’il fasse son boulot», tacle Hervé Lapie.
La Commission européenne en prend aussi pour son grade. «Ils méprisent le peuple, tonne le patron de la Fédération wallonne de l’agriculture, Daniel Coulonval. L’agriculture est un fondement de l’Union européenne, la Commission est en train de totalement la saper.»
Avec un vrai risque politique, selon lui : agréger le monde agricole autour de l’extrême droite. «En France, à la moindre manifestation, [les cadres du Rassemblement national Jordan] Bardella et [Marine] Le Pen rappliquent. C’est aussi l’avenir politique de l’Europe qui se joue», pointe-t-il.
«Noël risque de ne pas être drôle cette année»
Parmi les agriculteur·ices français·es, on annonce déjà que cette mobilisation ne sera pas la dernière. «On verra si nous sommes écoutés ou non», prévient Arnaud Rousseau, président de la FNSEA.

D’après plusieurs agriculteur·ices rencontré·es, les «déclarations de manifestations pour les prochains jours sont déjà prêtes». Parmi les actions envisagées figurent le blocage d’autoroutes et de voies de chemin de fer, selon Xavier Maupoint, président des Jeunes agriculteurs d’Indre-et-Loire. «Noël risque de ne pas être drôle cette année», assure-t-il.
Du côté de la FNSEA, on reste plus prudent. Même si Hervé Lapie l’assure : «Nous sommes prêts à lâcher les chevaux partout dans la campagne. Aujourd’hui, ce n’était qu’une première semonce.» La fièvre ne devrait pas retomber de si tôt.