Tracteurs en travers de la route, braseiros et bottes de paille : il y a comme un air de déjà vu sur l’autoroute A64, bloquée depuis vendredi par des agriculteur·ices à hauteur de Carbonne (Haute-Garonne). Sur ce lieu symbolique de la crise agricole de l’hiver 2024, un barrage routier avait donné naissance au collectif apartisan des «Ultras de l’A64».
Ce dernier appelle aujourd’hui à reprendre les mobilisations partout en France pour dire «stop à une politique qui veut notre mort». Une réponse directe à l’euthanasie des 207 vaches d’une ferme de Bordes-sur-Arizes (Ariège), à 30 kilomètres de là, décidée par les services de l’État pour lutter contre l’épidémie de dermatose nodulaire contagieuse (DNC). «Pour sauver toute la filière, l’abattage est la seule solution», réaffirmait vendredi dans une interview au Parisien la ministre de l’agriculture, Annie Genevard, face à l’émotion suscitée par l’opération.
Scènes de chaos et appels aux blocages partout en France
Pendant toute la journée du jeudi 11 décembre, plusieurs centaines d’agriculteur·ices de tous horizons étaient rassemblé·es devant l’exploitation agricole ariégeoise pour empêcher – en vain – l’abattage des animaux, dont seuls quelques-uns étaient contaminés. Après des heures de tensions, les forces de l’ordre ont finalement réussi à prendre le contrôle de la ferme pour permettre l’euthanasie, donnant lieu à des images de chaos : déploiement de véhicules blindés «Centaure» face au blocage des routes d’accès, affrontements et jets de gaz lacrymogène…

«La gestion sanitaire choisie par le gouvernement et les dirigeants de la FNSEA [le syndicat agricole majoritaire, NDLR] est plus effrayante que la maladie elle-même, a déploré la Confédération paysanne, qui défend une agriculture paysanne et respectueuse de l’environnement. Vu le développement de la maladie et l’ampleur des mobilisations, il n’y aura pas d’autre issue que l’arrêt de l’abattage total.» Opposé depuis des mois à la stratégie sanitaire de l’État et présent sur le blocage de la ferme de Bordes-sur-Arizes, le troisième syndicat de France appelle aujourd’hui à des «blocages partout».
Le nouveau président de la Coordination rurale, Bertrand Venteau (notre portrait), a quant à lui appelé «continuer à manifester» pour faire valoir la «vaccination généralisée». Connu pour ses actions coup de poing, le deuxième syndicat agricole du pays a lancé de nombreuses actions de blocage pour dénoncer la gestion de la crise sanitaire, notamment depuis ses bastions du Sud-Ouest.
Alors qu’un nouveau cas de DNC s’est déclaré vendredi soir dans une ferme de Haute-Garonne et qu’un deuxième est suspecté dans une autre exploitation agricole du département, les mobilisations se multiplient dans la région. Ce lundi matin, l’A64 est également coupée dans les deux sens entre Montréjeau (Haute-Garonne) et Urt (Pyrénées-Atlantiques), rapporte Ici Occitanie. Les bonnets jaunes de la Coordination rurale ont annoncé des blocages sur l’A89 à Sanilhac (Dordogne) ou encore sur l’A43 vers Bourgoin-Jallieu (Isère). Des rassemblements devant les préfectures, soutenus par la Confédération paysanne, sont prévus ce lundi midi à Pau (Pyrénées-Atlantique), Avignon (Vaucluse) ou Beauvais (Oise).
Convergence des luttes agricoles
Malgré leurs valeurs politiques opposées – la «Conf’» est un allié historique des mouvements de gauche, tandis que de nombre de membres de la «CR» sont proches de l’extrême droite –, les deux syndicats minoritaires se rejoignent pour réclamer la fin de l’abattage total et systématique des troupeaux contaminés par le virus de la DNC.
Un communiqué commun, signé par leurs représentant·es en Ariège, mais aussi par les branches locales de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs (pourtant en soutien à la stratégie sanitaire de l’État au niveau national), et par la chambre d’agriculture du département, demandait «la suspension immédiate du dépeuplement systématique et la mise en place d’un protocole expérimental». Il préconisait notamment un abattage sélectif réduit uniquement aux vaches contaminées, le contrôle régulier de la santé du reste du troupeau par des tests PCR, ainsi que l’élargissement de la vaccination au-delà des zones réglementées.
Ces propositions ont été refusées par le gouvernement. Depuis l’apparition de la maladie en France fin juin, ce dernier prône le même triptyque dans les troupeaux contaminés : «dépeuplement» de l’ensemble des animaux en contact, restriction des déplacements de bovins dans un rayon de 50 kilomètres autour du foyer et vaccination massive des animaux dans cette zone réglementée. Transmise aux bovins par l’intermédiaire d’insectes piqueurs, la dermatose nodulaire contagieuse provoque forte fièvre, amaigrissement, boursoufflures sur la peau, mais certains animaux peuvent porter le virus sans présenter ces symptômes.
Apparue dans les Savoie au début de l’été, la DNC a pour l’instant disparu des départements alpins depuis l’abattage de centaines de bovins. Mais le virus s’est depuis étendu à la Franche-Comté, où un troupeau a été abattu le 2 décembre malgré la forte opposition des éleveur·ses, puis aux Pyrénées. Attendue ce lundi matin en Haute-Garonne pour lancer la campagne de vaccination (exceptionnellement élargie dans le Sud-Ouest, hors des zones réglementées), Annie Genevard affirme que «la situation est contrôlée aujourd’hui», avec seulement «deux situations d’exploitations touchées par le virus» en ce moment. Sous le feu des critiques, la ministre de l’agriculture estime désormais que «la discussion est ouverte» sur une éventuelle suspension de l’abattage systématique des troupeaux.
Une colère redoublée par la finalisation de l’accord du Mercosur ?
Alors que le gouvernement tente d’éteindre le départ de feu dans les campagnes, une deuxième étincelle pourrait faire exploser le monde agricole dans les prochains jours. D’ici à la fin de la semaine, l’Union européenne doit finaliser le très décrié traité du Mercosur, cet accord de libre-échange avec cinq pays d’Amérique latine qui fédère contre lui l’ensemble des syndicats agricoles français (et d’autres pays voisins). Les agriculteur·ices craignent notamment l’arrivée massive sur le marché européen de viandes et de céréales produites à moindre coût, concurrençant leurs propres productions.
Le Parlement européen doit voter dès le mardi 16 décembre une série de «mesures de sauvegarde» sur les importations agricoles, censées rassurer la profession en imposant un respect des normes européennes aux produits arrivant d’Amérique du Sud. Les États membres de l’Union européenne devront ensuite se prononcer lors d’un vote décisif le 18 ou le 19 décembre.
Opposé à cet accord en l’état, le gouvernement français tente de calmer le jeu. Selon des informations transmises dimanche à l’Agence France-Presse par l’entourage d’Emmanuel Macron, le président de la République a demandé à la présidente de la Commission européenne un «report de l’examen de l’accord» de libre-échange avec des pays du Mercosur, constatant que «le compte n’y est pas pour protéger les agriculteurs français».

«La France demande que les échéances de décembre soient repoussées pour continuer le travail et obtenir les mesures de protection légitimes de notre agriculture européenne», avaient auparavant annoncé les services du premier ministre, Sébastien Lecornu. Le ministre de l’économie, Roland Lescure, a exposé trois conditions pour l’approbation du traité du Mercosur : une «clause de protection forte et efficace» (qui sera discutée par les eurodéputé·es mardi), l’application des normes européennes «à la production dans les pays partenaires» et des «contrôles à l’importation».
De quoi satisfaire le monde agricole ? Les syndicats majoritaires ont déjà prévu une grande manifestation à Bruxelles (Belgique), le 18 décembre. La Confédération paysanne a également annoncé des mobilisations contre le Mercosur avec ses alliés européens. Des revendications européennes qui pourraient converger avec celles sur la gestion nationale de la DNC. Sur le barrage de Carbonne, le «Non» à la signature du Mercosur fait par exemple partie des nombreuses revendications portées par les «Ultras de l’A64».