Décryptage

Fin des énergies fossiles et justice climatique : les principales solutions du dernier rapport du Giec

Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) vient de rendre le troisième et dernier tome de son nouveau rapport, consacré aux solutions qui permettront de contenir l'emballement climatique. Tour d'horizon des principaux enseignements de ce document majeur.
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Après un pre­mier volet dédié aux don­nées physiques des change­ments cli­ma­tiques, puis un deux­ième con­sacré à leur impact sur les sociétés humaines et les écosys­tèmes, le Giec vient donc de faire paraître l’ul­time chapitre de son six­ième rap­port. Fruit du labeur de plus de 270 sci­en­tifiques, qui ont épluché pen­dant qua­tre ans l’ensem­ble des pub­li­ca­tions sur ces vastes sujets, ce « tome 3 » passe en revue les solu­tions qui doivent per­me­t­tre de con­tenir le réchauf­fe­ment dans des lim­ites viv­ables. Voici ce qu’il faut en retenir.

Les émissions mondiales continuent de croître

Des poli­tiques et mesures de réduc­tions sont main­tenant en vigueur dans de nom­breux endroits du monde et secteurs d’activités, et elles ont per­mis d’éviter cer­tains rejets de gaz à effet de serre. Mal­gré cela, les émis­sions mon­di­ales sont encore et tou­jours à la hausse, atteignant leur plus haut niveau avec 59 mil­liards de tonnes (59 giga­tonnes) de CO2-équiv­a­lent relâchées en 2019. En out­re, comme l’a récem­ment dévoilé l’Agence inter­na­tionale de l’énergie, après une brève accalmie due à la pandémie, les émis­sions ont bon­di de 6 % entre 2020 et 2021. C’est un nou­veau record (Vert). « Nous sommes sur la voie rapi­de vers le désas­tre cli­ma­tique », a aver­ti António Guter­res, secré­taire général des Nations unies, ce lun­di.

Les poli­tiques actuelle­ment mis­es en œuvre par les États met­tent le monde sur la voie d’un réchauf­fe­ment calami­teux de 3,2 °C d’i­ci à la fin du siè­cle par rap­port à la moyenne de l’ère préin­dus­trielle (milieu du 19e siè­cle). Bien loin de l’objectif dont ont con­venu la qua­si-total­ité des nations du globe dans le cadre de l’Accord de Paris (signé en 2016), qui vise à con­tenir l’élé­va­tion des tem­péra­tures à 1,5 °C.

Les effets de la crise cli­ma­tique seront immen­sé­ment plus lourds dans un monde à +3 °C par rap­port à +1,5 °C. © Graphique issu du pre­mier volet du rap­port du Giec, traduit par Vert

Le pic des émissions doit être atteint avant 2025…

Alors que le cli­mat s’est déjà réchauf­fé de 1,1 °C (ain­si que l’avait rap­pelé le tome 1), pro­duisant de graves effets sur le vivant et les sociétés humaines (tome 2), la ligne de crête est désor­mais bien étroite pour éviter que la sit­u­a­tion ne dérape davan­tage. Selon les auteur·rices du Giec la lim­i­ta­tion du réchauf­fe­ment à 1,5 °C néces­site d’in­vers­er défini­tive­ment la courbe des émis­sions mon­di­ales de CO2 avant 2025. « Nous devons agir dès main­tenant, ou il devien­dra physique­ment impos­si­ble d’en rester à 1,5 °C », a alerté Jim Skea, co-prési­dent du groupe 3 du Giec. D’i­ci à 2030, les émis­sions devront être divisées par deux par rap­port à leur niveau de 2019.

… et la neutralité carbone n’est qu’une étape

Pour espér­er s’en tenir à 1,5 °C, le monde devra attein­dre la neu­tral­ité car­bone d’ici 2050 – à cette date, il fau­dra arrêter d’émet­tre plus de CO2 que ce que la planète est capa­ble d’absorber. Voire 2070, dans un scé­nario à +2 °C. Or, les sci­en­tifiques pré­cisent qu’il ne s’agit pas d’un hori­zon, mais d’une étape : les poli­tiques publiques devront par la suite vis­er des émis­sions néga­tives afin de stop­per l’emballement du cli­mat. « Les prochaines années seront très cri­tiques », a résumé Raphaël Jach­nik, spé­cial­iste de la finance cli­mat à l’OCDE et con­tribu­teur français au rap­port, lors d’une con­férence avec la presse.

Les Con­tri­bu­tions déter­minées au niveau nation­al (CDNs), engage­ments pris par les États au titre de l’Ac­cord de Paris, sont à dis­tinguer des “poli­tiques”, qui sont les mesures pré­cis­es prévues au sein de chaque pays. Il peut y avoir un grand écart entre les deux. © Giec / Tra­duc­tion par Vert

Les solutions sont déjà là

C’est la bonne nou­velle de cet opus : « des options sont disponibles dès aujour­d’hui et dans tous les secteurs pour réduire dras­tique­ment les émis­sions », a indiqué Céline Guiv­arch, direc­trice de recherche au Cen­tre inter­na­tion­al de recherche sur l’en­vi­ron­nement et le développe­ment (Cired), et con­tributrice au rap­port. Ce dernier souligne que plusieurs tech­nolo­gies bas-car­bone ont vu leur prix dégringol­er au cours de la décen­nie 2010–2019 : ‑85 % pour le solaire pho­to­voltaïque ou les bat­ter­ies de véhicules élec­triques, ‑55 % pour l’éolien ter­restre, par exem­ple.

En haut, les coûts (en chute) de plusieurs tech­nolo­gies bas-car­bone, en bas, leur taux de déploiement, sou­vent expo­nen­tiel © Giec

Dans cer­taines régions du monde, ces tech­nolo­gies sont désor­mais en mesure de con­cur­rencer les solu­tions fos­siles et affichent d’ailleurs des taux de crois­sance expo­nen­tiels. Une telle réus­site est due à « divers instru­ments régle­men­taires et mécan­ismes de marchés, qui se sont mon­trés effi­caces », comme l’a souligné Raphaël Jach­nik. « Les normes d’émis­sions des voitures, le sub­ven­tion­nement des éner­gies renou­ve­lables ou encore la fis­cal­ité car­bone sont des out­ils effi­caces qu’il s’ag­it désor­mais d’é­ten­dre ou de dupli­quer dans d’autres secteurs », sou­tient-il.

Priorité des priorités : la fin des énergies fossiles

« Il est temps de cess­er de brûler notre planète », a exhorté António Guter­res. Et ce qui y met le feu, c’est notre soif de gaz, de pét­role et de char­bon. À lui seul, le secteur de l’én­ergie est respon­s­able de 75 % des émis­sions mon­di­ales de gaz à effet de serre, rap­pel­lent les auteur·rices du Giec. Or, « si l’on prend l’ensem­ble des infra­struc­tures d’én­ergie fos­siles du monde – en fonc­tion­nement ou au stade de pro­jet avancé – les émis­sions qu’elles pour­raient génér­er sur l’ensem­ble de leur cycle de vie sont supérieures au bud­get car­bone qu’il nous reste pour rester en deçà des 1,5 °C de réchauf­fe­ment », a prévenu Franck Lecocq, directeur du Cen­tre inter­na­tion­al de recherche sur l’en­vi­ron­nement et le développe­ment.

« Tenir nos objec­tifs cli­ma­tiques sup­posera donc de fer­mer de façon pré­maturée ces cen­trales », a‑t-il ajouté. Or, pour l’in­stant, le monde ne va pas du tout dans ce sens, et « les sou­tiens aux éner­gies fos­siles restent encore supérieurs aux finance­ments cli­ma­tiques », pointe Raphaël Jach­nik de l’OCDE, « de sorte que les investisse­ments dans les éner­gies fos­siles restent prof­ita­bles à court terme ». Le Fonds moné­taire inter­na­tion­al (FMI) estime en effet que les sou­tiens directs et indi­rects aux éner­gies fos­siles ont représen­té la somme colos­sale de 5 900 mil­liards de dol­lars en 2020 (Vert).

Les émis­sions mon­di­ales de CO2 liées à la pro­duc­tion d’énergies fos­siles et à l’industrie. La ligne “méthane” inclut notam­ment les fuites mas­sives dues à l’extraction de gaz et de pét­role. Le méthane com­pose qua­si-exclu­sive­ment le gaz “naturel” © Agence inter­na­tionale de l’én­ergie / tra­duc­tion par Vert

Le risque de faire des choix qui « verrouillent » l’avenir

« Les retombées de la guerre de la Russie en Ukraine risquent de boule­vers­er les marchés mon­di­aux de l’alimentation et de l’énergie, avec des impli­ca­tions majeures pour l’agenda cli­ma­tique mon­di­al », a récem­ment aver­ti le secré­taire général de l’Organisation des nations unies (ONU), António Guter­res. En effet, pour sor­tir rapi­de­ment de la dépen­dance au gaz russe, cer­tains États se tour­nent vers des solu­tions de court terme encore plus sales ; c’est ain­si que la France songe à bâtir un nou­veau ter­mi­nal pour accueil­lir du gaz naturel liqué­fié trans­porté à bord de méthaniers (Les Echos).

Or, le rap­port du Giec est très explicite sur ce point : la con­struc­tion de nou­velles infra­struc­tures fos­siles « ver­rouillera » les émis­sions de CO2 pour des décen­nies, le temps que ces instal­la­tions arrivent au terme de leur vie. Il en va de même pour d’autres secteurs : isol­er les loge­ments anciens et bien con­cevoir les nou­veaux, afin de les dot­er d’une bonne effi­cience et de sys­tèmes basés sur une élec­tric­ité renou­ve­lable, per­me­t­trait de ten­dre vers la neu­tral­ité car­bone. A con­trario, « des poli­tiques peu ambitieuses aug­mentent le risque de ver­rouiller les émis­sions des bâti­ments pour des décen­nies », note le doc­u­ment.

La compensation carbone ne suffira pas (du tout)

S’il est une solu­tion qui a le vent en poupe, c’est bien celle de la com­pen­sa­tion car­bone, ven­due à grands ren­forts de pub­lic­ités par le monde de l’en­tre­prise. Il s’ag­it de récupér­er et de stock­er une par­tie, voire, la total­ité du CO2 émis lors de cer­taines activ­ités et ce, de divers­es manières. On peut par exem­ple planter des arbres, pro­téger ou restau­r­er des zones naturelles. Mais si ce type de séques­tra­tion de CO2 offre de nom­breux atouts, il a égale­ment de dan­gereuses lim­ites, indique le rap­port. En effet, l’usage de ter­res à des fins de com­pen­sa­tion peut entr­er en con­cur­rence avec la pro­tec­tion de la bio­di­ver­sité (lorsqu’on choisit de planter mas­sive­ment des arbres sur un autre écosys­tème préex­is­tant), avec la sécu­rité ali­men­taire des pop­u­la­tions, leurs moyens de sub­sis­tance, le droit des com­mu­nautés, notam­ment autochtones, à dis­pos­er de leurs ter­res.

En out­re, note le doc­u­ment, le poten­tiel total se trou­ve entre 8 et 14 giga­tonnes de CO2 par an au cours des trente prochaines années. Une paille au regard des 59 giga­tonnes émis­es par les activ­ités humaines en 2019. À elles seules, ces mesures « ne peu­vent pas com­penser entière­ment les actions retardées dans d’autres secteurs », indique le doc­u­ment. Si les solu­tions (y com­pris tech­nologiques) de cap­ture de car­bone seront néces­saires à l’at­teinte des objec­tifs cli­ma­tiques, elles doivent être réservées à l’ab­sorp­tion d’émis­sions « résidu­elles ». Inter­dit de green­wash­er !

Les choix individuels constituent un levier immense

« Les actions indi­vidu­elles telles qu’un régime végé­tarien ou la pri­or­ité don­née aux modes de trans­port doux peu­vent avoir des effets très puis­sants à con­di­tion qu’elles soient mas­sive­ment adop­tées », a recon­nu Franck Lecocq. Les auteur·rices du rap­port esti­ment qu’une action effi­cace sur la demande des ménages en énergie et biens man­u­fac­turés per­me­t­trait de réduire de 40 à 70 % les émis­sions mon­di­ales de CO2 d’i­ci à 2050 par rap­port à la ten­dance actuelle. Cette marge de pro­grès sig­ni­fica­tive est con­cen­trée dans les pays dévelop­pés.

« Pour cela, il faut créer les con­di­tions de ces choix à tra­vers des poli­tiques publiques trans­ver­sales », a souligné Franck Lecocq. Tous les secteurs sont con­cernés, de l’of­fre de trans­ports à la restau­ra­tion, en pas­sant par la répara­bil­ité des biens ou la pro­mo­tion de change­ments socio­cul­turels comme le télé­tra­vail. De ce point de vue, la ville se révèle être un levi­er de change­ment priv­ilégié, car les poli­tiques peu­vent être plus facile­ment menées de façon trans­ver­sale, esti­ment les auteur·rices.

Les bénéfices économiques seront – en moyenne – supérieurs aux coûts de la transition

En rai­son des impacts général­isés et irréversibles de l’ac­croisse­ment de la tem­péra­ture moyenne, les auteur·rices notent que « l’a­van­tage économique mon­di­al de lim­iter le réchauf­fe­ment à 2 °C est supérieur au coût de l’at­ténu­a­tion dans la plu­part des pub­li­ca­tions éval­uées ». Il n’empêche, « les poli­tiques d’atténuation et les trans­for­ma­tions qu’elles induisent auront un coût économique et social non nég­lige­able », sig­nale Franck Lecocq. La majorité des études mon­tre en effet qu’une réduc­tion des émis­sions de CO2 entraîn­era un – mod­este – ralen­tisse­ment de la crois­sance économique, ain­si que des pertes d’emplois dans les régions et les secteurs économiques les plus émet­teurs. « D’autres emplois seront créés, donc, en ter­mes de bilan net, les choses s’équili­brent voire sont pos­i­tives », ajoute le chercheur, « mais entre-temps, il y aura une tran­si­tion très impor­tante et des enjeux dif­fi­ciles à gér­er pour que les pertes soient com­pen­sées, et que cha­cun trou­ve sa place dans un monde décar­boné ».

Les impacts dépen­dent de la manière dont les poli­tiques publiques sont mis­es en place. « Tout ça ne pour­ra pas aller sans fric­tions avec d’autres objec­tifs que se sont fixés les sociétés », prévient Franck Lecocq.

L’indispensable mobilisation des flux financiers

Les poli­tiques d’atténuation imposent de réori­en­ter les flux financiers et les stocks de cap­i­taux. Le Giec note que pour respecter l’objectif de l’Accord de Paris, les investisse­ments en faveur du cli­mat (publics, privés, nationaux et inter­na­tionaux) devraient être mul­ti­pliés par trois ou six entre 2020 et 2030 dans tous les secteurs – et surtout l’agriculture – et toutes les régions –  les pays en développe­ment au pre­mier chef.

Par ailleurs, les pays en développe­ment souf­frent d’un manque d’accès aux cap­i­taux, qui exac­erbe encore les dif­fi­cultés ren­con­trées. « Leur niveau d’endettement, ajouté au coût du finance­ment, représente un défi de taille pour beau­coup de pays en développe­ment », note encore l’auteur. Le rap­port sou­tient qu’une aide finan­cière de la part des pays dévelop­pés per­me­t­trait de ren­forcer les mesures d’atténuation et de remédi­er aux iné­gal­ités d’ac­cès au finance­ment. En 2009, les pays rich­es avaient promis 100 mil­liards de dol­lars par an aux pays pau­vres à par­tir de 2020 ; déjà bien insuff­isant, cet objec­tif n’est tou­jours pas respec­té (Vert). Rap­pelons que les pays les plus vul­nérables sont aus­si les moins respon­s­ables des boule­verse­ments cli­ma­tiques.

Climat, vivant, justice sociale : les solutions doivent être transversales

Paru en févri­er, le deux­ième volet du rap­port l’avait rap­pelé : les États et les com­mu­nautés les plus frag­iles paient un bien plus lourd trib­ut au change­ment cli­ma­tique. Aus­si, les solu­tions choisies doivent aller de pair avec les Objec­tifs de développe­ment durable (ODD) des Nations unies. Développe­ment humain, adap­ta­tion à la crise et atténu­a­tion ; cer­taines solu­tions per­me­t­tent de résoudre plusieurs prob­lèmes à la fois, comme la tran­si­tion vers des pra­tiques agri­coles qui préserveraient les sols et les écosys­tèmes, per­me­t­tant de stock­er de grandes quan­tités de CO2 et de nour­rir les pop­u­la­tions locales.

Les auteur·rices recom­man­dent de met­tre en œuvre l’équité et l’in­clu­sion « de tous les acteurs per­ti­nents dans la prise de déci­sion à toute échelle », afin de créer une « gou­ver­nance cli­ma­tique ». Celle-ci serait forte de l’en­gage­ment de la société civile : poli­tiques, entre­pris­es, jeunes, tra­vailleurs, médias, peu­ples autochtones et com­mu­nautés locales.

Par ailleurs, le rap­port rap­pelle que les humains les plus rich­es con­tribuent de manière dis­pro­por­tion­née aux émis­sions mon­di­ales. Les habitant·es des pays les moins dévelop­pés émet­tent en moyenne 1,7 tonnes de CO2 par an, con­tre 19 tonnes par tête dans cer­taines régions du monde. À eux seuls, 10 % des ménages génèrent entre 34 et 45 % des émis­sions liées à la con­som­ma­tion.

Aus­si, ces iné­gal­ités entre les pays, et au sein de cha­cun d’eux, « affectent la cohé­sion sociale et l’ac­cept­abil­ité des mesures d’at­ténu­a­tion […]. L’équité et la tran­si­tion juste per­me­t­tent d’ac­croître les ambi­tions » en la matière.

« Nous sommes à un car­refour, a indiqué Hoe­sung Lee, prési­dent du Giec, ce lun­di. Les déci­sions que nous pren­dront main­tenant peu­vent nous assur­er un futur viv­able. Nous avons les out­ils et le savoir-faire pour con­tenir le réchauf­fe­ment. » Il ne manque plus que la volon­té.

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