Décryptage

Greenwashing et violations des droits humains : la compensation carbone, star de la COP26

Au coeur de toutes les discussions et des négociations, la compensation carbone des entreprises et des Etats est taxée de greenwashing, et entraîne de nombreuses violations des droits humains, notamment chez les populations autochtones.
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Émis­sions pas nettes. A la COP26, comme ce fut sou­vent le cas depuis plusieurs mois, de nom­breux Etats et grandes entre­pris­es ont promis de vis­er la neu­tral­ité car­bone : selon ce principe, à plus ou moins longue échéance, les gaz à effet de serre encore émis devront être inté­grale­ment com­pen­sés. Pour y par­venir, un out­il est au cœur des négo­ci­a­tions à Glas­gow : les marchés du car­bone.

Il existe déjà de nom­breux marchés « volon­taires », sur lesquels les entre­pris­es achè­tent des crédits car­bone, qui leur per­me­t­tent d’an­non­cer qu’elles ont réduit leurs émis­sions « nettes ». Le fameux arti­cle 6 de l’Ac­cord de Paris prévoy­ait de pré­cis­er ces mécan­ismes ; c’est l’un des sujets actuelle­ment au cœur des négo­ci­a­tions de la COP26, qui n’est tou­jours pas tranché depuis 2015. Autre sujet de ten­sions lié au même arti­cle : la créa­tion d’un marché mon­di­al d’échange de crédits entre les États. Si celui-ci voit le jour, un « mau­vais élève » pour­rait se rat­trap­er en achetant des crédits à un autre État qui aurait dépassé ses objec­tifs de réduc­tion d’émis­sions (lisez notre arti­cle au sujet des marchés car­bone). En théorie, ce marché doit per­me­t­tre de réduire pro­gres­sive­ment les émis­sions mon­di­ales.

Accaparement des terres et violations des droits humains

Instal­la­tion de nou­velles capac­ités d’én­er­gies renou­ve­lables, con­ver­sion en énergie de méthane issu de décharges, con­ser­va­tion de forêts, plan­ta­tion d’ar­bres, etc. Pour obtenir ces crédits, il faut financer des pro­jets de dif­férents types qui doivent con­tribuer à réduire les émis­sions de CO2 ailleurs sur la planète.

Bon nom­bre de ces pro­jets se trou­vent dans les pays du Sud, où ils génèrent de graves vio­la­tions des droits humains. « Le gou­verne­ment se con­cen­tre là où il y a le plus de forêts et achète des ter­res à des gens qui n’en sont même pas pro­prié­taires », racon­te à Vert Nemo Andi Guiq­ui­ta, leader des Wao­ra­nis, peu­ple autochtone instal­lé dans la par­tie ama­zoni­enne de l’E­qua­teur. Elle se dit « très inquiète » du développe­ment de la com­pen­sa­tion car­bone.

En Ama­zonie comme ailleurs, des ter­res sont volées aux peu­ples autochtones pour y bâtir des bar­rages hydroélec­triques, planter des mono­cul­tures d’ar­bres des­tinés à stock­er du CO2, voire pour y « sanc­tu­aris­er » des forêts. C’est l’une des nom­breuses aber­ra­tions de ce sys­tème : il est pos­si­ble d’obtenir des crédits par la sim­ple préser­va­tion d’une forêt, en pari­ant qu’elle était vouée à être rasée dans le futur. La terre est une ressource lim­itée : en cer­tains endroits, la com­pen­sa­tion car­bone entre en com­péti­tion avec des aires des­tinées à l’a­gri­cul­ture, et détru­it les moyens de sub­sis­tance des habitant·e·s.

Pour Clé­ment Sénéchal, porte-parole de Green­peace sur le cli­mat, il s’ag­it d’un sys­tème « néo­colo­nial ». « Les multi­na­tionales vont deal­er avec des régimes dis­cuta­bles en Afrique ou dans les régions du Sud, en dis­ant : “pro­tégez cette forêt, et on vous don­nera de l’ar­gent”. Et qui récupère l’ar­gent, les autochtones ? Non. » Pub­lié cette année, un rap­port de l’ONU a déter­miné que les forêts gérées par les com­mu­nautés autochtones étaient les mieux préservées au monde et que leur action per­me­t­tait de réduire « con­sid­érable­ment » les émis­sions mon­di­ales de CO2. A Glas­gow, dans les cortèges comme dans les allées de la COP26, de nom­breux représentant·e·s de peu­ples autochtones sont venu·e·s réclamer la recon­nais­sance de leur rôle de gardien·ne·s de la forêt et deman­der, à ce titre, un sou­tien financier.

Une carte « sortie de prison » pour les pollueurs

Au Con­go, sur les plateaux Batéké, « Total­En­er­gies a annon­cé la mise en place d’un pro­jet de com­pen­sa­tion, où il veut planter 40 000 hectares d’a­ca­cia, une mono­cul­ture d’une espèce non-native à crois­sance rapi­de dans un paysage de savane », racon­te Myr­to Tiliana­ki, mem­bre de CCFD-Terre sol­idaire, une ONG engagée de longue date con­tre l’usage des ter­res pour la com­pen­sa­tion. « Notre allié sur place nous a racon­té qu’il n’y avait eu aucune con­sul­ta­tion, aucune infor­ma­tion don­née au pub­lic », ajoute-t-elle. Comme l’a détail­lé l’ONG dans un rap­port pub­lié le mois dernier, Total­En­ergie promet que cet immense pro­jet per­me­t­tra de stock­er 10 mil­lions de tonnes de CO2 sur 20 ans. Une paille au regard des plus de 300 mil­lions de tonnes émis­es chaque année.

La com­pen­sa­tion pose « un prob­lème moral : ceux qui ont les moyens de pay­er pour con­tin­uer à détru­ire la planète peu­vent le faire », tance Clé­ment Sénéchal, dont l’ONG est opposée au principe même des marchés car­bone. Ceux-ci per­me­t­tent à cer­tains de pour­suiv­re la plu­part de leurs activ­ités néfastes pour le cli­mat en s’a­chetant sim­ple­ment des droits à pol­luer pour reverdir leur bla­son. Ce n’est pas un hasard si l’I­eta, lob­by financé par de nom­breux pétroliers (Shell, Eni, Total et d’autres), fait pres­sion à la COP26 pour pro­mou­voir l’échange de droits à pol­luer au tra­vers des marchés car­bone, plutôt que la réduc­tion de la pro­duc­tion d’énergie fos­sile. « Les entre­pris­es se dédoua­nent en soustrayant les crédits car­bone de leurs émis­sions, con­firme Renaud Bet­tin, spé­cial­iste de la neu­tral­ité car­bone pour la com­pag­nie Sweep. Toute­fois, celui-ci estime que « nous avons besoin de cette com­pen­sa­tion, elle draine des finance­ments. Le prob­lème est l’u­til­i­sa­tion des crédits, rarement les pro­jets ».

« Le marché mon­di­al de la com­pen­sa­tion car­bone volon­taire va pass­er de 300 mil­lions de dol­lars en 2019 à plusieurs dizaines de mil­liards de dol­lars en 2030 », explique encore Renaud Bet­tin. Et même 50 mil­liards, à en croire la « task force » sur le sujet mon­tée par l’ex-gou­verneur de la banque d’An­gleterre, Mark Car­ney, qui veut con­tribuer à l’es­sor de ce sys­tème. De quoi aigu­is­er des appétits car­nassiers et accroître les besoins en ter­res pour séquestr­er du CO2.

Le 3 novem­bre, des activistes ont inter­rompu une table ronde sur la com­pen­sa­tion car­bone organ­isée par Mark Car­ney lors de la COP26. © Prze­mysław Ste­fa­ni­ak / Green­peace

Par­mi les mem­bres de cette task force, on trou­ve les pétroliers Chevron, Total­En­er­gies et Shell, les ban­ques JP Mor­gan, Citi, HSBC ou BNP Paribas (toutes par­mi les dix plus grands financeurs de pro­jets fos­siles depuis l’ac­cord de Paris) ain­si que plusieurs spon­sors de la COP26, dont Microsoft, SSE et Unilever. La semaine dernière, elle a été prise pour cible par des activistes autochtones qui, en com­pag­nie de Gre­ta Thun­berg et de militant·e·s de Green­peace, ont inter­rompu une table ronde organ­isée par le même Mark Car­ney. Elles et ils ont dénon­cé le green­wash­ing lié à la com­pen­sa­tion ; une « carte sor­tie de prison » pour les grands pol­lueurs selon la mil­i­tante sué­doise. De nom­breux side-events ont été con­sacrés à ce sujet pen­dant les deux semaines de la COP.

A Glas­gow, les ONG récla­ment que la pro­tec­tion des droits humains, en par­ti­c­uli­er ceux des peu­ples autochtones, soit inscrite à l’ar­ti­cle 6. Avec d’autres, CCFD-Terre sol­idaire demande l’in­stau­ra­tion d’un mécan­isme indépen­dant de plainte, qui pour­rait être saisi par les indi­vidus en cas de vio­la­tions des droits humains. En l’ab­sence de tels « garde-fous », les ONG espèrent l’a­ban­don pur et sim­ple de l’ar­ti­cle 6, qui sera au cen­tre des négo­ci­a­tions jusqu’à la dernière minute de la COP26, ce week-end.