Le coup de blouse. Dans une tribune publiée sur France Info le 1er février dernier, 1 400 scientifiques ont exhorté les candidat·es à la présidentielle et les médias à enfin ouvrir les débats sur les crises liées au climat. Une initiative qui « a profondément énervé » François Gemenne, « exaspéré de la posture des chercheurs qui font « ouin ouin », [qui] brandissent Don’t Look Up et ne font rien pour se faire écouter », comme il l’explique dans un entretien à Vert.
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Spécialiste des migrations et auteur du groupe 2 du Giec qui vient de rendre son rapport, il a rejoint l’équipe de Yannick Jadot, candidat (EELV) à la présidentielle. Surpris de leur « frilosité politique », il considère « que les chercheurs ont une grande responsabilité » dans la crise actuelle et voudrait qu’elles et ils s’engagent davantage. Est-ce toujours si facile quand on appartient au monde de la recherche ?
Jean Jouzel a des sentiments mitigés. Le paléoclimatologue fut le premier Français à rejoindre le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) — c’était en 1994 — dont il fut aussi le vice-président. Il est satisfait de voir l’intégration du propos scientifique dans les textes : « la neutralité carbone [qui vise à atteindre un équilibre entre le CO2 émis et celui que nous serons capables d’absorber, NDLR] d’ici 2050 est inscrite dans la loi « climat », en adéquation avec le diagnostic des scientifiques ». Néanmoins, « les émissions ont doublé depuis 1970 », note-t-il immédiatement. « Là est l’échec de notre message… »
Quand l’action politique concrète prend du retard
Ce n’est pas faute d’avoir côtoyé les politiques. En 2000 déjà, pendant la conférence de la Haye sur le climat, il persuade la ministre de l’environnement Dominique Voynet d’intégrer la communauté scientifique aux négociations internationales. Depuis lors, il est systématiquement invité aux Conférences des parties (COP) de l’ONU pour assister les négociateur·rices français·es. Une position qui l’a amené à conseiller plusieurs présidents, de Chirac à Macron en passant par Sarkozy ou Hollande. Il fut notamment appelé à participer au Grenelle de l’environnement (en 2004), assurer l’accueil de la COP21 à Paris en 2015, ou siéger dans une foule de commissions. Il vient de rendre à la ministre de l’éducation Frédérique Vidal un rapport sur la formation aux enjeux de la transition écologique dans le supérieur.
Pour lui, l’inaction des politiques est due au décalage temporel entre les causes climatiques et leurs effets sur nos vies. Un éternel retard qui ne lui coupe pas l’envie d’y croire et de miser sur d’autres : après avoir soutenu les candidat·es socialistes à la présidentielle Ségolène Royal (en 2012) et Benoît Hamon (2017), il s’engage en 2020 auprès d’Anne Hidalgo, maire de Paris. « Je reste dans mon domaine d’expertise, je l’accompagne sur des événements ou des contributions programmatiques », note-t-il. Pas partisan, il est « toujours à gauche, et toujours auprès de perdants ! » rit-il. Sa posture ne lui a pas permis de rejoindre la tribune des 1 400 scientifiques, qu’il approuve toutefois.
50 nuances d’engagement
« Vétérante depuis 30 ans », l’énergique économiste Carine Barbier a signé ladite tribune. « La recherche académique approfondit les connaissances et sonne les alertes. Elle doit être connectée au débat de société et se mobiliser sur les bouleversements qui touchent la vie quotidienne », relève la scientifique, qui jongle depuis toujours entre sa casquette de chercheuse au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired) et celles qu’elle endosse dans différentes associations (dont Négawatt), ou comme conseillère municipale d’une commune de la métropole montpelliéraine. « J’ai intégré la liste citoyenne en 2020 pour pallier le manque de volonté politique et insuffler une vision de long terme sur l’urbanisme, le logement ou le transport. Soit on est capable d’anticiper, soit on subit tous ! », déclare-t-elle. Elle confie se sentir fréquemment à l’étroit, entre le besoin d’agir vite et la nécessité d’organiser le débat démocratique.
Idem pour Alexandre Magnan, qui regrette lui aussi que « l’urgence du long terme ne soit toujours pas intégrée ». Pour ce spécialiste de l’adaptation à la crise climatique et co-auteur du tome 2 du dernier rapport du Giec, « la question n’est plus celle des risques, mais celle des réponses à y apporter. Nous observons chaque jour l’ampleur des changements et des souffrances humaines qui surviennent si on ne fait rien. Les acteurs publics nous répondent qu’ils ont d’autres priorités, mais on ne comprend pas pourquoi la pensée collective ne fait jamais le lien avec les questions climatiques et environnementales ». De quoi le pousser à s’engager auprès d’un parti ? « Il faut un sens politique plus développé que le mien », rétorque-t-il, « ça m’a pris longtemps d’être bien dans ce que je fais, ma valeur ajoutée est là. »
« Le rôle des chercheurs est d’alerter encore et toujours »
Également auteur du Giec, le climatologue Christophe Cassou s’est toujours soigneusement tenu à distance des partis politiques. Mais c’est en tant que scientifique qu’il a pu témoigner de l’urgence de la crise climatique lors du procès d’activistes d’ANV-COP21, qui avaient décroché les portraits d’Emmanuel Macron dans plusieurs mairies du Gers en 2019 pour alerter sur son inaction (Le Monde).
De la radicalité scientifique
Pour être entendu, un professeur de l’université Massey (Nouvelle-Zélande) a proposé de lancer une grève de la recherche et des rapports à la fin 2021. Une idée qualifiée de « supernova de la stupidité » par le climatologue californien Zeke Hausfather, qui a révolté nombre d’expert·es. « Si nous créons un vide scientifique, qui, selon vous, le remplira ? » a relevé l’un d’entre eux. « Le rôle des chercheurs est vraiment d’alerter encore et toujours », abonde Carine Barbier.
Jérôme Santolini, de l’Institut de biologie intégrative de la cellule (I2BC) et membre de l’association Sciences citoyennes qui défend « la mise en société des sciences », envisage d’autres modes d’action. « La rationalité politique n’a rien à voir avec la rationalité scientifique », juge-t-il : les idéologies, la culture et certains éléments non-rationnels entrent en compte dans la prise de décision politique. Jérôme Santolini place son espoir dans la transformation du rapport des chercheurs à la puissance publique : « la baisse des financements, doublée d’injonctions managériales, favorisent l’apparition de nouvelles façons de penser le rapport des scientifiques à la société », constate-t-il, ravi de voir émerger de multiples initiatives.
Créé en 2017, le collectif RogueESR veut « promouvoir une recherche libre placée au service de l’intérêt général et de l’émancipation » ; depuis 2018, l’Atécopol participe à « la construction d’une communauté scientifique pluridisciplinaire travaillant sur les bouleversements écologiques » ; les Labos1point5 s’attellent à la réduction de l’impact climatique de la recherche scientifique. « Plusieurs chercheurs désertent pour créer des formes d’enseignement et de recherche alternatives », analyse Jérôme Santolini.
Engagé à titre personnel dans le collectif « cantine sans plastique » et positionné sur l’usage du nitrite, Jérôme Santolini fait aussi partie d’un petit groupe bordelais de « scientifiques rebelles » : à l’image de Scientists for Extinction Rebellion (XR), au Royaume-Uni, pour appuyer des organisations comme ANV COP21 et XR. « Parfois, j’ai l’impression d’être un canard à qui on coupe la tête : il n’y a pas de mode d’emploi de l’engagement scientifique, on court dans tous les sens », reconnaît-il, persuadé que « les discours d’autorité ne fonctionnent plus » et que le changement passera par les alliances entre chercheur·ses et mouvement social.
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