Entretien

Mickaël Correia : « Le capitalisme fossile menace notre survie sur cette planète »

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Mick­aël Cor­reia est jour­nal­iste à Medi­a­part. Dans son ouvrage Crim­inels cli­ma­tiques, pub­lié aux édi­tions La Décou­verte, il con­duit une vaste enquête sur trois mastodontes des éner­gies fos­siles en remon­tant les pipelines, les straté­gies et les tech­niques qui leur per­me­t­tent de con­tin­uer à pol­luer. À Vert, il livre quelques frag­ments de ce vaste sys­tème au croise­ment des pou­voirs poli­tique, cul­turel, économique et financier.

Vous avez enquêté sur les trois géants des énergies fossiles que sont Saudi Aramco, Gazprom et China energy. Pourquoi ces entreprises ne sont-elles pas connues du grand public ?

Un rap­port sci­en­tifique du Cli­mate account­abil­i­ty insti­tute, un organe de recherche améri­cain, a mon­tré que depuis 1988, 71 % des gaz à effet de serre (GES) ont été émis par 100 entre­pris­es. Le trio cli­mati­cide en tête est Sau­di Aram­co, Chi­na ener­gy, Gazprom. Ce qui m’a frap­pé, en effet, c’est que le grand pub­lic ne con­naît pas ces trois entre­pris­es. Je l’ex­plique par le réc­it dom­i­nant de l’écologie poli­tique qui s’at­tache à résoudre la crise cli­ma­tique par des petits gestes. Agnès Pan­nier-Runach­er [min­istre de la tran­si­tion énergé­tique, NDLR] nous dit de ne pas envoy­er d’email avec une pièce jointe trop lourde. Amélie de Montchalin [ex-min­istre de la tran­si­tion écologique, NDLR] nous enjoint à ne pas trop utilis­er la cli­ma­ti­sa­tion. On entend beau­coup le dis­cours du con­som­ma­teur respon­s­able qui fait ses choix en con­science. C’est totale­ment faux : le sys­tème cap­i­tal­iste impose des choix au con­som­ma­teur par la pub­lic­ité notam­ment.

En référence au mouvement de Pierre Rabhi, vous dites « all colibris are bastards » (« tous les colibris sont des salauds »), n’est-ce pas un peu exagéré ? Après tout, le changement intérieur est une porte d’entrée intéressante dans l’écologie.

C’est une blague ! J’ai voulu insis­ter sur l’attention poli­tique à porter au dis­cours de l’écologie indi­vidu­elle. Les crimes cli­ma­tiques sont une ques­tion de sys­tème, tout comme les vio­lences sex­istes et sex­uelles et les vio­lences poli­cières. Ce n’est pas l’affaire de quelques mau­vais indi­vidus. Donc l’empreinte car­bone glob­ale n’est pas la somme de nos émis­sions indi­vidu­elles. C’est le résul­tat d’un cap­i­tal­isme fos­sile décidé et entretenu par ces grandes entre­pris­es.

Mick­aël Cor­reia © Thier­ry Nec­toux / Cham­bre noire

Récemment, nous avons appris que TotalEnergies serait le premier partenaire du Qatar dans son projet North field east — le futur plus grand champ gazier au monde. Une exploitation qui constituera une nouvelle « bombe climatique », selon la nouvelle expression consacrée. Par ailleurs, des études ont prouvé que Total connaissait son impact climatique depuis 1971 et le britannique BP depuis 1965. Comment qualifier l’attitude de ces géants des énergies fossiles ? A ce stade, ce n’est plus que du cynisme ?

J’ai inti­t­ulé l’ouvrage « crim­inels cli­ma­tiques » parce que tous les rap­ports sci­en­tifiques nous dis­ent qu’il faut laiss­er les fos­siles dans le sol si l’on veut rester dans un monde viv­able. Il y a donc une dimen­sion crim­inelle à pour­suiv­re l’exploration et l’exploitation de nou­veaux gise­ments. Amin Nass­er, PDG de Sau­di Aram­co, a soutenu que le pét­role était « la » solu­tion pour lut­ter con­tre les émis­sions de gaz à effet de serre face au char­bon [qui con­stitue la source de pro­duc­tion d’élec­tric­ité la plus émet­trice de CO2, NDLR]. Alex­eï Miller, patron de Gazprom, se félicite régulière­ment d’avoir trou­vé un champ de gaz qui pour­rait être exploité pen­dant 100 ans. C’est d’un cynisme sans nom. Des vies sont en jeu. On le voit dans les pays du Sud, en Europe aus­si. Ces jours-ci, la canicule va causer des morts chez les plus vul­nérables, les per­son­nes âgées ou dans les quartiers pop­u­laires. C’est très con­cret.

Le cap­i­tal­isme fos­sile est une struc­ture de pou­voir aux mains de grandes entre­pris­es d’Etat qui n’hésitent pas à user de vio­lence et il men­ace notre survie sur cette planète. Gazprom appar­tient au clan Pou­tine, Sau­di Aram­co a été nation­al­isée en 1980 par l’Arabie Saou­dite et Chi­na ener­gy est née de la fusion de deux entre­pris­es d’Etat. Quand, en 2013, Gazprom fore du pét­role au-delà du cer­cle Arc­tique, Green­peace veut inter­pel­er l’opinion inter­na­tionale et débar­que en bateau sur les lieux. Son équipe est arrimée par les ser­vices secrets russ­es qui les passent à tabac. Cer­tains ont fail­li être con­damnés à des années de prison. De plus, cette struc­ture de pou­voir est con­fortée par les plus grandes ban­ques mon­di­ales.

Et la France n’est pas en dehors de ce système. Votre livre s’attache à montrer les lieux de pouvoir de ces grandes entreprises sur notre territoire. Quels sont-ils ?

Ces entre­pris­es sont implan­tées en France et liées à l’Etat français. Par exem­ple, Aram­co partage un lab­o­ra­toire avec l’Institut français du pét­role et tra­vaille de façon dis­crète à per­pétuer les moteurs à essence en amélio­rant leurs ren­de­ments. Ça se passe à Paris, l’un des endroits où l’on meure le plus de la pol­lu­tion en ville. De son côté, Gazprom four­nit en gaz quelque 15 000 entre­pris­es en France, et des insti­tu­tions européennes, comme le Con­seil de l’Europe à Stras­bourg. La pos­si­bil­ité de livr­er son gaz en France lui a été accordée par le min­istère de la tran­si­tion écologique. Quant à Chi­na ener­gy, un con­trat, signé en mars 2019, per­met à EDF de faire son green­wash­ing en érigeant un parc éolien en Chine alors même qu’EDF partage avec Chi­na ener­gy des cen­trales au char­bon là-bas.

Il n’y a pas que des entre­pris­es étrangères. En France, on a Total qui est un des plus gros crim­inels et émet autant de gaz à effet de serre que l’ensemble des Français.

Crim­inels cli­ma­tiques, de Mick­aël Cor­reia, Edi­tions La Décou­verte (2022)

Mécénat culturel, soft power, lobbying, mensonge… Ce système se perpétue au moyen de multiples stratégies et techniques. Quelles sont celles qui vous ont le plus marquées ?

Au moment de la mise en place des grands pro­jets de Nord Stream 1 – ce gigan­tesque pipeline qui relie la Russie à l’Europe de l’ouest par le con­ti­nent – puis de Nord Stream 2 – par la mer, pour con­tourn­er l’Ukraine -, il y a un grand mécé­nat cul­turel qui l’accompagne et notam­ment en France car Engie est l’un des opéra­teurs de ces pro­jets. Par exem­ple, une expo­si­tion sur la grande Russie a été hébergée au musée du Lou­vre. Côté russe, les œuvres du Lou­vre sont envoyées au Krem­lin. Puis, en 2017, quand Emmanuel Macron a reçu Vladimir Pou­tine à Ver­sailles, il y avait une expo­si­tion sur le tsar Pierre le Grand – qui avait fait déplac­er la cap­i­tale de Moscou à Saint-Péters­bourg –, une expo­si­tion financée par Total et Gazprom.

On voit ça aus­si dans le foot­ball. Gazprom a voulu gag­n­er en respectabil­ité auprès des Européens en devenant parte­naire de la coupe du monde de 2018 en Russie puis de la coupe des nations, une com­péti­tion très suiv­ie. L’entreprise est aus­si parte­naire offi­ciel du club de Schalke dans la Ruhr. C’est logique, car 40% du gaz con­som­mé en Europe provient de Russie et ça monte à 50% pour l’Allemagne.

Gazprom a aus­si mis en place la stratégie des chais­es tour­nantes – ou revolv­ing doors – qui a con­sisté à débauch­er des min­istres européens pour s’en faire des con­seillers. Leur plus grosse prise a été l’ex-chancelier alle­mand Gehrard Schröder, trois mois après que celui-ci a échoué aux élec­tions lég­isla­tives nationales.

Par ailleurs, vous dénoncez le colonialisme fossile de ces entreprises, comment se manifeste-t-il ?

Je me suis attaché à démon­tr­er les leviers pro­pres au colo­nial­isme qui se rejouent dans les nou­velles routes de la soie [une stratégie géopoli­tique chi­noise con­sis­tant à faire renaître les anci­ennes routes de la soie à tra­vers l’Asie et jusqu’au Proche-Ori­ent, NDLR]. J’ai été par­ti­c­ulière­ment choqué par le cas du Bangladesh. Le prési­dent Xi Jin­ping a ven­du qua­tre pro­jets de cen­trales à ce petit pays. Bien sûr, les infra­struc­tures sont implan­tées dans des lieux d’une bio­di­ver­sité excep­tion­nelle. Tout est en défaveur du pays ain­si « colonisé » car même la main‑d’œuvre est chi­noise.

Le principe est de dire : « on vous installe des cen­trales gra­tu­ite­ment et vous rem­bours­erez quand vous le pour­rez ». Cela crée une dette et c’est un vieux levi­er du pou­voir colo­nial que la France a large­ment util­isé en Afrique. Des vil­la­geois se sont révoltés sur le chantier d’une cen­trale : il y a eu plus de six morts. Par ailleurs, on installe des cen­trales à char­bon mais l’électricité n’arrive même pas jusqu’aux habi­tants car ils n’ont pas encore le réseau et les infra­struc­tures. On brûle du char­bon pour rien. De plus, ces cen­trales sont sur­di­men­sion­nées. La Chine en prof­ite pour exporter des tech­nolo­gies cheap, très con­som­ma­tri­ces d’eau et d’énergie. Le plus grave, c’est qu’ils ver­rouil­lent le sys­tème énergé­tique de ces pays pour les décen­nies à venir alors que ceux-ci dis­posent de soleil et de vent. La bonne nou­velle, c’est que l’Egypte a mis un mora­toire dessus et on observe des dynamiques de ralen­tisse­ment.

Quelle est la responsabilité des financeurs des compagnies fossiles ?

Les six prin­ci­pales ban­ques français­es ont un impact sur le cli­mat huit fois plus impor­tant que la France. BNP Paribas est l’entreprise qui a le plus misé là-dessus. Et elles aug­mentent encore leurs cap­i­taux dans les pro­jets fos­siles, car ils con­tin­u­ent à rap­porter énor­mé­ment d’argent. Le dernier pro­jet de Total, EACOP [400 puits de pét­role et un gigan­tesque pipeline entre l’Ougan­da et la Tan­zanie — notre arti­cle] a trou­vé l’assurance et les finance­ments néces­saires. Mal­gré les recom­man­da­tions de l’Agence inter­na­tionale de l’énergie, des dizaines de bombes cli­ma­tiques comme celle-ci sont en cours.

Il faut bien com­pren­dre que la finance verte est une arnaque intel­lectuelle. Il n’est pas ques­tion d’assécher ni de couper ces robi­nets-là. L’as­so­ci­a­tion Reclaim finance le mon­tre bien dans ses travaux : mal­gré les grands plans d’assécher les finance­ments du char­bon, du pét­role et du gaz, les ban­ques con­tin­u­ent d’y inve­stir. Le dernier lapin blanc des pro­jets fos­siles, c’est la com­pen­sa­tion car­bone : on peut con­tin­uer à con­stru­ire des pipelines tant que l’équiv­a­lent de leurs émis­sions sont séquestrées dans l’atmosphère. Pour y par­venir, une course à la tech­nolo­gie est lancée avec les CCS [tech­nolo­gies de cap­ture et stock­age du car­bone, NDLR].

Face à ce système mortifère, en tant que citoyen, on peut se sentir désemparé. Que faire pour lutter contre le capitalisme fossile ?

On peut se deman­der effec­tive­ment quel est le rap­port de force pos­si­ble face à ces géants fos­siles. Mais on réflé­chit avec le mau­vais logi­ciel. On voit le cli­mat comme une extéri­or­ité ; on cherche à réduire la con­cen­tra­tion en CO2 dans l’atmosphère. Mais ce n’est pas une ques­tion physique, c’est une ques­tion sociale inhérente à notre civil­i­sa­tion. La ques­tion est plutôt com­ment déman­tel­er la struc­ture sociale pour met­tre fin au péril cli­ma­tique ?

Ce qui a créé cette crise, ce sont des rap­ports de dom­i­na­tion. On se penche de plus en plus sur la ques­tion des iné­gal­ités sociales, on entend un dis­cours sur les ultra-rich­es, on suit les déplace­ments de l’avion de Bernard Arnault sur insta­gram, on a des rap­ports qui dis­ent que 63 mil­liar­daires émet­tent autant que la moitié des Français. Si on lutte con­tre les iné­gal­ités sociales et en faveur d’une meilleure répar­ti­tion des richess­es, on arrête la crise. Il faut com­bat­tre les iné­gal­ités de genre car les hommes émet­tent 16 % de CO2 de plus que les femmes en rai­son de leur ali­men­ta­tion carnée et de leur rap­port à la bag­nole. Il faut lut­ter con­tre les iné­gal­ités raciales, con­tre les dis­crim­i­na­tions à l’encontre des per­son­nes LGBT+, con­tre le colo­nial­isme.

L’une des voies est de blo­quer l’in­dus­trie fos­sile avec le corps. Ce que le mou­ve­ment pour le cli­mat a fait avec l’Assemblée générale de Total. Il faut aus­si mon­tr­er la matéri­al­ité des infra­struc­tures : que fait-on des pipelines ? Des raf­finer­ies ? Le dis­cours de l’écologie de la fer­me­ture doit aller de pair avec un nou­v­el imag­i­naire : com­ment fer­mer ces infra­struc­tures et recon­ver­tir les tra­vailleurs ? 40 % des salariés de Total ne sont pas bien et veu­lent chang­er les choses de l’intérieur.

Le cli­mat est main­tenant au car­refour de dif­férentes luttes d’émancipation. Je me réjouis de cette généra­tion, plus jeune, qui a com­pris ça. Cepen­dant, l’imaginaire de la sobriété reste à val­oris­er et il rejoint les reven­di­ca­tions his­toriques des mou­ve­ments soci­aux : un salaire digne et un loge­ment digne — des con­di­tions qui per­me­t­tent de s’émanciper et non pas de retourn­er à la char­rue.