230 000 barils par jour. C’est la quantité de pétrole que TotalEnergies souhaite extraire de l’immense gisement découvert en 2006 sous le lac Albert (Ouganda) avant de l’acheminer par pipeline jusqu’au port de Tanga, en Tanzanie. Plusieurs fois repoussé, le projet doit démarrer en 2025. Mais la pression ne cesse de s’accroître sur TotalEnergies, concepteur et financeur principal des opérations, aux côtés de la compagnie chinoise China national offshore oil corporation (CNOOC).
En cause : des impacts dévastateurs sur les humains et l’environnement. S’il est construit, l’oléoduc EACOP (pour East african crude oil pipeline) sera le plus long pipeline chauffé au monde. Il traversera 2 000 kilomètres carrés d’habitats fauniques protégés, dont la Réserve de gibier du Biharamulo en Tanzanie. Dans le cadre de son projet jumeau, baptisé Tilenga, 400 puits seront creusés pour extraire ce pétrole. Ceux-ci seront installés autour et à l’intérieur du plus grand parc national ougandais : celui des Murchison Falls.
Sous le feu des critiques des ONG, TotalEnergies affirme que « le tracé du pipeline ne traverse pas le lac Victoria », vaste réservoir de biodiversité et d’eau douce utilisée par les populations. Mais l’oléoduc passera bien par le bassin du lac, et ce, sur 400 kilomètres. Or, par définition, un bassin est un territoire dont les eaux se réunissent dans un réservoir commun. Une fuite dans une des rivières dégraderait donc la qualité de l’eau de l’ensemble du lac. Membre de la délégation venue en Europe, l’activiste ougandaise Vanessa Nakate s’insurge auprès de Vert : « des millions de personnes dépendent du lac pour leur eau, leur nourriture et leur source de revenus : une marée noire plongerait énormément de monde dans l’insécurité alimentaire et le chômage. »
Si TotalEnergies rappelle que le pipeline sera enterré et que « des tests hydrostatiques seront réalisés pour vérifier [son] intégrité », le groupe de consultants E‑Tech, spécialisé dans les impacts environnementaux des industries extractives, assure, après analyses, que « des fuites de pétrole vont avoir lieu pendant la durée de vie du projet ». Concernant Tilenga, il décrit la stratégie d’extraction du pétrole comme « une approche de coût minimal » avec « un impact maximal sur la surface ».
Avant même leur éventuelle mise en service, EACOP et Tilenga constituent déjà un désastre pour les communautés locales. Selon un rapport des Amis de la Terre et de Survie, le projet déplacera 100 000 personnes en Ouganda. Des milliers d’habitant·es ont déjà été exproprié·es de leurs terres et d’autres sont empêché·es de cultiver leurs terres comme de coutume, alors même que les compensations financières n’ont pas encore été versées par l’entreprise française, alertent les ONG. Le dédommagement en question est « bien inférieur à leurs revenus et à tout ce qu’ils vont perdre », affirme Vanessa Nakate.
La société civile ougandaise tente de s’organiser pour lutter, mais plusieurs enquêtes rapportent la répression dont sont victimes les adversaires des projets. Harcelés, muselés, intimidés… en 2020, les rapporteurs spéciaux des Nations unies ont interpellé TotalEnergies, ainsi que les gouvernements français et ougandais à propos des représailles subies par le leader communautaire Jealousy Mugisha et l’agriculteur Fred Mwesigwa. Ce dernier a été arrêté pour avoir voulu retourner cultiver ses champs malgré l’interdiction ; tous deux ont été victimes d’attaques à leur domicile. Plus récemment, en 2021, l’activiste ougandais Maxwell Atuhura a été incarcéré 48 heures pour avoir voulu enquêter dans un village visé par l’expropriation. « En Ouganda, Total brise nos vies », résume-t-il dans les colonnes de Reporterre.
« Une menace pour le monde entier »
Le projet EACOP est également une menace pour la Tanzanie, traversée par l’oléoduc. Dans le pays, les restrictions de liberté sont encore plus fortes qu’en Ouganda, surtout depuis 2015 et l’arrivée au pouvoir du président John Magufuli (2015–2021). « La loi “Statistics Act” interdit à toute organisation de publier des informations qui ne proviennent pas du gouvernement ou qui n’ont pas été validées par le gouvernement », explique à Vert Thomas Bart, chercheur indépendant et membre de l’association Survie. Il revient de Tanzanie, où il a effectué des enquêtes complémentaires sur les impacts sociaux et environnementaux du pipeline. « Il n’y a qu’une ONG qui travaille avec les communautés affectées, mais elle est très contrôlée et doit être systématiquement accompagnée par des membres du gouvernement. C’est beaucoup plus difficile de critiquer EACOP en Tanzanie, car l’espace civique est encore plus restreint qu’en Ouganda. »
Autre spécificité de la Tanzanie : la terre n’appartient pas aux individus, mais au président de la République. « Quand les personnes visées par l’expulsion ont dit que les compensations étaient trop faibles, on leur a répondu qu’on prendrait leurs terres sans rien en retour puisque de toute façon la terre ne leur appartenait pas », raconte Thomas Bart.
Au-delà des conséquences locales, EACOP et Tilenga représentent « une menace pour le monde entier », des mots de l’activiste ougandaise Hilda Flavia Nakabuye. Au total, ils devraient émettre plus de 33,9 millions de tonnes de CO2 par an, selon un rapport d’Oxfam. Bien plus que les émissions actuelles de l’Ouganda et de la Tanzanie réunies. TotalEnergies présente un chiffre largement inférieur : les deux projets n’émettraient que 13,5 millions de tonnes… sur 20 ans. L’astuce : Total omet de comptabiliser les émissions liées à l’utilisation du pétrole brut qui sera extrait.
Si l’humanité veut espérer contenir le réchauffement climatique sous 1,5 °C – soit l’objectif dont ont convenu l’ensemble des nations du globe dans le cadre de l’Accord de Paris – plus aucun nouveau projet gazier ou pétrolier ne doit voir le jour, a indiqué l’Agence internationale de l’énergie en mai 2021. Et il existe des alternatives au projet EACOP qui permettraient d’assurer le développement économique du pays tout en respectant cet objectif. Selon Diana Nabiruma, coordinatrice du Réseau d’économie verte et inclusive en Afrique de l’Est : « investir dans l’agriculture, les énergies propres, l’agroforesterie et le tourisme permettrait de créer quatre millions d’emplois ». D’après TotalEnergies, les projets Tilenga et EACOP offriraient potentiellement 29 800 emplois directs et indirects en Ouganda et en Tanzanie.
« David contre Goliath »
Pour empêcher le désastre et changer de cap, six organisations françaises et ougandaises se sont saisies de la loi de 2017 qui impose aux multinationales un « devoir de vigilance ». Selon cette législation, une entreprise française est responsable des activités de ses filiales en France et à l’étranger, et elle a l’obligation de prévenir les violations des droits humains, les atteintes à la sécurité des personnes ou à l’environnement. Assigné au tribunal civil par les six ONG pour violation de son devoir de vigilance, TotalEnergies réaffirme à Vert qu’elle continue de « s’opposer catégoriquement aux allégations de violations de la loi ». Pour Juliette Renaud, responsable de campagne aux Amis de la Terre : « Cette loi a ouvert une grande brèche, mais elle ne change pas le parcours du combattant de celles et ceux qui luttent contre les multinationales pour obtenir justice. C’est toujours à nous d’apporter les preuves, c’est un combat de David contre Goliath. »
Hilda Flavia Nakabuye ne désarme pas. Membre de la délégation ougandaise venue en France, elle veut « que le gouvernement français et Total dénoncent les violations des droits humains en Ouganda, mais aussi dans d’autres pays où Total a ses activités », dit-elle à Vert. « On attend du gouvernement français qu’il demande à Total de sortir du projet. Il doit prendre position, être clair : est-ce qu’il se situe du côté de la planète ou des profits de Total ? »
Activiste de 350.org, Isabelle L’Héritier dénonce le double jeu de l’exécutif : « C’est hypocrite, autant de la part du gouvernement français que des banques, car ils se sont retirés du projet, mais ils continuent de financer Total. Les associations demandent la fin de tout soutien financier aux activités fossiles de Total. »
Pour ce faire, la délégation ougandaise et les associations rencontrent en ce moment les banques et compagnies d’assurances susceptibles de soutenir le projet pour les en dissuader. Après discussions, quinze banques dans le monde se sont engagées à ne pas financer ces opérations, dont les trois françaises BNP Paribas, Crédit agricole et Société générale. La coalition « StopEacop » ne compte pas s’arrêter là.