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La lutte contre le gigantesque pipeline ougandais de Total s’invite en France

La tournée des grands oléoducs. Une délégation d’activistes ougandais·es parcourt actuellement l’Europe pour interpeller politiques, banques, citoyen·nes – et même le pape – afin de demander le retrait d’EACOP : un mégaprojet de pipeline à travers l’Ouganda et la Tanzanie, qui constituerait une « bombe climatique » selon plusieurs ONG. Ce 24 mars, elles et ils se sont rendu·es au pied de la tour TotalEnergies à Paris pour exiger l'arrêt de ce projet.
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230 000 bar­ils par jour. C’est la quan­tité de pét­role que Total­En­er­gies souhaite extraire de l’immense gise­ment décou­vert en 2006 sous le lac Albert (Ougan­da) avant de l’acheminer par pipeline jusqu’au port de Tan­ga, en Tan­zanie. Plusieurs fois repoussé, le pro­jet doit démar­rer en 2025. Mais la pres­sion ne cesse de s’accroître sur Total­En­er­gies, con­cep­teur et financeur prin­ci­pal des opéra­tions, aux côtés de la com­pag­nie chi­noise Chi­na nation­al off­shore oil cor­po­ra­tion (CNOOC).

En cause : des impacts dévas­ta­teurs sur les humains et l’environnement. S’il est con­stru­it, l’oléoduc EACOP (pour East african crude oil pipeline) sera le plus long pipeline chauf­fé au monde. Il tra­versera 2 000 kilo­mètres car­rés d’habitats fau­niques pro­tégés, dont la Réserve de gibier du Bihara­mu­lo en Tan­zanie. Dans le cadre de son pro­jet jumeau, bap­tisé Tilen­ga, 400 puits seront creusés pour extraire ce pét­role. Ceux-ci seront instal­lés autour et à l’intérieur du plus grand parc nation­al ougandais : celui des Murchi­son Falls.

Les activistes Hil­da Flavia Nakabuye et Maxwell Atuhu­ra lors de la marche « Look up » le 12 mars à Paris © 350.org

Sous le feu des cri­tiques des ONG, Total­En­er­gies affirme que « le tracé du pipeline ne tra­verse pas le lac Vic­to­ria », vaste réser­voir de bio­di­ver­sité et d’eau douce util­isée par les pop­u­la­tions. Mais l’oléoduc passera bien par le bassin du lac, et ce, sur 400 kilo­mètres. Or, par déf­i­ni­tion, un bassin est un ter­ri­toire dont les eaux se réu­nis­sent dans un réser­voir com­mun. Une fuite dans une des riv­ières dégraderait donc la qual­ité de l’eau de l’ensemble du lac. Mem­bre de la délé­ga­tion venue en Europe, l’activiste ougandaise Vanes­sa Nakate s’insurge auprès de Vert : « des mil­lions de per­son­nes dépen­dent du lac pour leur eau, leur nour­ri­t­ure et leur source de revenus : une marée noire plongerait énor­mé­ment de monde dans l’insécurité ali­men­taire et le chô­mage. »

Si Total­En­er­gies rap­pelle que le pipeline sera enter­ré et que « des tests hydro­sta­tiques seront réal­isés pour véri­fi­er [son] intégrité », le groupe de con­sul­tants E‑Tech, spé­cial­isé dans les impacts envi­ron­nemen­taux des indus­tries extrac­tives, assure, après analy­ses, que « des fuites de pét­role vont avoir lieu pen­dant la durée de vie du pro­jet ». Con­cer­nant Tilen­ga, il décrit la stratégie d’extraction du pét­role comme « une approche de coût min­i­mal » avec « un impact max­i­mal sur la sur­face ».

Avant même leur éventuelle mise en ser­vice, EACOP et Tilen­ga con­stituent déjà un désas­tre pour les com­mu­nautés locales. Selon un rap­port des Amis de la Terre et de Survie, le pro­jet déplac­era 100 000 per­son­nes en Ougan­da. Des mil­liers d’habitant·es ont déjà été exproprié·es de leurs ter­res et d’autres sont empêché·es de cul­tiv­er leurs ter­res comme de cou­tume, alors même que les com­pen­sa­tions finan­cières n’ont pas encore été ver­sées par l’entreprise française, aler­tent les ONG. Le dédom­mage­ment en ques­tion est « bien inférieur à leurs revenus et à tout ce qu’ils vont per­dre », affirme Vanes­sa Nakate.

La société civile ougandaise tente de s’organiser pour lut­ter, mais plusieurs enquêtes rap­por­tent la répres­sion dont sont vic­times les adver­saires des pro­jets. Harcelés, muselés, intimidés… en 2020, les rap­por­teurs spé­ci­aux des Nations unies ont inter­pel­lé Total­En­er­gies, ain­si que les gou­verne­ments français et ougandais à pro­pos des repré­sailles subies par le leader com­mu­nau­taire Jeal­ousy Mugisha et l’agriculteur Fred Mwe­sig­wa. Ce dernier a été arrêté pour avoir voulu retourn­er cul­tiv­er ses champs mal­gré l’interdiction ; tous deux ont été vic­times d’attaques à leur domi­cile. Plus récem­ment, en 2021, l’activiste ougandais Maxwell Atuhu­ra a été incar­céré 48 heures pour avoir voulu enquêter dans un vil­lage visé par l’expropriation. « En Ougan­da, Total brise nos vies », résume-t-il dans les colonnes de Reporterre.

« Une menace pour le monde entier »

Le pro­jet EACOP est égale­ment une men­ace pour la Tan­zanie, tra­ver­sée par l’oléoduc. Dans le pays, les restric­tions de lib­erté sont encore plus fortes qu’en Ougan­da, surtout depuis 2015 et l’arrivée au pou­voir du prési­dent John Magu­fuli (2015–2021). « La loi “Sta­tis­tics Act” inter­dit à toute organ­i­sa­tion de pub­li­er des infor­ma­tions qui ne provi­en­nent pas du gou­verne­ment ou qui n’ont pas été validées par le gou­verne­ment », explique à Vert Thomas Bart, chercheur indépen­dant et mem­bre de l’association Survie. Il revient de Tan­zanie, où il a effec­tué des enquêtes com­plé­men­taires sur les impacts soci­aux et envi­ron­nemen­taux du pipeline. « Il n’y a qu’une ONG qui tra­vaille avec les com­mu­nautés affec­tées, mais elle est très con­trôlée et doit être sys­té­ma­tique­ment accom­pa­g­née par des mem­bres du gou­verne­ment. C’est beau­coup plus dif­fi­cile de cri­ti­quer EACOP en Tan­zanie, car l’espace civique est encore plus restreint qu’en Ougan­da. »

Autre spé­ci­ficité de la Tan­zanie : la terre n’appartient pas aux indi­vidus, mais au prési­dent de la République. « Quand les per­son­nes visées par l’expulsion ont dit que les com­pen­sa­tions étaient trop faibles, on leur a répon­du qu’on prendrait leurs ter­res sans rien en retour puisque de toute façon la terre ne leur apparte­nait pas », racon­te Thomas Bart.

Au-delà des con­séquences locales, EACOP et Tilen­ga représen­tent « une men­ace pour le monde entier », des mots de l’activiste ougandaise Hil­da Flavia Nakabuye. Au total, ils devraient émet­tre plus de 33,9 mil­lions de tonnes de CO2 par an, selon un rap­port d’Oxfam. Bien plus que les émis­sions actuelles de l’Ouganda et de la Tan­zanie réu­nies. Total­En­er­gies présente un chiffre large­ment inférieur : les deux pro­jets n’émet­traient que 13,5 mil­lions de tonnes… sur 20 ans. L’astuce : Total omet de compt­abilis­er les émis­sions liées à l’utilisation du pét­role brut qui sera extrait.

Si l’humanité veut espér­er con­tenir le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sous 1,5 °C – soit l’objectif dont ont con­venu l’ensemble des nations du globe dans le cadre de l’Accord de Paris – plus aucun nou­veau pro­jet gazier ou pétroli­er ne doit voir le jour, a indiqué l’Agence inter­na­tionale de l’énergie en mai 2021. Et il existe des alter­na­tives au pro­jet EACOP qui per­me­t­traient d’assurer le développe­ment économique du pays tout en respec­tant cet objec­tif. Selon Diana Nabiru­ma, coor­di­na­trice du Réseau d’é­conomie verte et inclu­sive en Afrique de l’Est : « inve­stir dans l’agriculture, les éner­gies pro­pres, l’agroforesterie et le tourisme per­me­t­trait de créer qua­tre mil­lions d’emplois ». D’après Total­En­er­gies, les pro­jets Tilen­ga et EACOP offriraient poten­tielle­ment 29 800 emplois directs et indi­rects en Ougan­da et en Tan­zanie.

« David contre Goliath »

Pour empêch­er le désas­tre et chang­er de cap, six organ­i­sa­tions français­es et ougandais­es se sont saisies de la loi de 2017 qui impose aux multi­na­tionales un « devoir de vig­i­lance ». Selon cette lég­is­la­tion, une entre­prise française est respon­s­able des activ­ités de ses fil­iales en France et à l’étranger, et elle a l’obligation de prévenir les vio­la­tions des droits humains, les atteintes à la sécu­rité des per­son­nes ou à l’environnement. Assigné au tri­bunal civ­il par les six ONG pour vio­la­tion de son devoir de vig­i­lance, Total­En­er­gies réaf­firme à Vert qu’elle con­tin­ue de « s’opposer caté­gorique­ment aux allé­ga­tions de vio­la­tions de la loi ». Pour Juli­ette Renaud, respon­s­able de cam­pagne aux Amis de la Terre : « Cette loi a ouvert une grande brèche, mais elle ne change pas le par­cours du com­bat­tant de celles et ceux qui lut­tent con­tre les multi­na­tionales pour obtenir jus­tice. C’est tou­jours à nous d’apporter les preuves, c’est un com­bat de David con­tre Goliath. »

Des militant·es sont rendu·es au pied de la tour Total­En­er­gies à Paris le 24 mars pour exiger l’ar­rêt de ce pro­jet. © Pauline Boy­er

Hil­da Flavia Nakabuye ne désarme pas. Mem­bre de la délé­ga­tion ougandaise venue en France, elle veut « que le gou­verne­ment français et Total dénon­cent les vio­la­tions des droits humains en Ougan­da, mais aus­si dans d’autres pays où Total a ses activ­ités », dit-elle à Vert. « On attend du gou­verne­ment français qu’il demande à Total de sor­tir du pro­jet. Il doit pren­dre posi­tion, être clair : est-ce qu’il se situe du côté de la planète ou des prof­its de Total ? »

Activiste de 350.org, Isabelle L’Héritier dénonce le dou­ble jeu de l’exécutif : « C’est hyp­ocrite, autant de la part du gou­verne­ment français que des ban­ques, car ils se sont retirés du pro­jet, mais ils con­tin­u­ent de financer Total. Les asso­ci­a­tions deman­dent la fin de tout sou­tien financier aux activ­ités fos­siles de Total. »

Pour ce faire, la délé­ga­tion ougandaise et les asso­ci­a­tions ren­con­trent en ce moment les ban­ques et com­pag­nies d’assurances sus­cep­ti­bles de soutenir le pro­jet pour les en dis­suad­er. Après dis­cus­sions, quinze ban­ques dans le monde se sont engagées à ne pas financer ces opéra­tions, dont les trois français­es BNP Paribas, Crédit agri­cole et Société générale. La coali­tion « Sto­pEa­cop » ne compte pas s’arrêter là.