Entretien

« La meilleure des sanctions contre la Russie, c’est la transition énergétique »

Pour Nicolas Haeringer, le pétrole et le gaz sont le nerf de la guerre. Au nom de la paix, le directeur de campagne de l'association 350.org veut interdire toute importation d'hydrocarbures en provenance de Russie, mais aussi démanteler TotalEnergies et sortir des énergies fossiles.
  • Par

La tête dans le gaz. La semaine dernière, une dizaine d’as­so­ci­a­tions ukraini­ennes ont lancé #Stand­WithUkraine, une let­tre ouverte appelant à inter­dire toute impor­ta­tion d’hy­dro­car­bu­res en prove­nance de Russie et à sor­tir des éner­gies fos­siles au nom de la paix. Signée depuis par plus de 500 autres organ­i­sa­tions à tra­vers le monde, elle a égale­ment reçu l’ap­pui du min­istre de l’environnement ukrainien. Dans un entre­tien à Vert, le directeur de cam­pagne de 350.org, Nico­las Haeringer, explique pourquoi il est néces­saire de soutenir cette demande.

Quel lien faites-vous entre l’exportation d’énergies fossiles (gaz, charbon, pétrole) et l’actuelle guerre d’invasion de l’Ukraine lancée par la Russie ?

Au-delà de la coïn­ci­dence entre le début du con­flit et la sor­tie du rap­port du Giec la semaine dernière, il existe des liens évi­dents entre la guerre et la sor­tie des éner­gies fos­siles. D’abord, il y a la dépen­dance de l’Union européenne aux hydro­car­bu­res en prove­nance de la Russie, qui a fait que l’Europe a tou­jours ter­giver­sé face aux crimes de guerre com­mis par Vladimir Pou­tine, que ce soit en Tchétchénie, au Kaza­khstan, en Crimée et plus récem­ment dans le Don­bass. L’Union européenne a tou­jours été très pré­cau­tion­neuse dans ses réac­tions, car on se dis­ait qu’on ne savait pas quoi faire face à la dépen­dance au gaz russe, et qu’on ne pou­vait pas faire autrement.

Ensuite, l’achat de gaz russe, qu’il passe par les multi­na­tionales ou qu’il se fasse directe­ment auprès de l’État russe, a per­mis à Pou­tine d’accumuler un véri­ta­ble tré­sor de guerre, qui lui per­met de financer les opéra­tions en Ukraine.

Enfin, même s’il y a plusieurs raisons à l’invasion de l’Ukraine, il s’agit d’un pays stratégique pour ses ressources et sa posi­tion géo­graphique, notam­ment dans le cadre de pro­jets de trans­ports et d’exports de matières pre­mières.

L’embargo sur les hydrocarbures russes doit-il être une première étape vers une sortie progressive et définitive des énergies fossiles ?

C’est le sens de la let­tre ouverte du mou­ve­ment cli­mat ukrainien : il y a la néces­sité de couper les ponts avec la Russie, mais la demande n’est pas unique­ment liée à cette ques­tion. Tant qu’on dépen­dra autant d’une source d’énergie, on s’exposera à nou­veau à des guer­res.

On peut lis­ter le nom­bre de régimes dic­ta­to­ri­aux, despo­tiques, vio­lents et crim­inels avec lesquels Exxon, Shell et Total ont tou­jours eu affaire. Voyez le temps que Total a mis à rompre avec la Bir­manie ! Voyez aus­si com­ment ces entre­pris­es tra­vail­lent main dans la main avec Jair Bol­sonaro [le prési­dent du Brésil, NDLR] qui ne cache pas ses inten­tions : il veut éradi­quer les peu­ples d’Amazonie pour extraire à loisir. Sans par­ler de toute une zone grise de régimes qui mul­ti­plient les vio­la­tions des droits humains et les attaques con­tre les défenseurs des droits, sans être qual­i­fiés de dic­tature. Par exem­ple, Total est en procès en France face aux vio­la­tions des droits humains en Ougan­da autour du pro­jet EACOP (East african crude oil pipeline).

En règle générale, hormis la Norvège qui est un con­tre-exem­ple, l’ex­ploita­tion des com­bustibles fos­siles s’accompagne de guer­res ou de vio­lences. Il y a certes quelques excep­tions, mais qui con­fir­ment la règle.

Si on veut vrai­ment créer les con­di­tions de la paix, il ne faut pas seule­ment cibler les entre­pris­es russ­es, mais engager à bras-le-corps la sor­tie du gaz, du pét­role et du char­bon. Chaque retard pris sur la sor­tie des éner­gies fos­siles ne fait qu’empirer les choses et pré­pare unique­ment les crises à venir. Quand on fait face à une guerre, pour obtenir la paix, il faut bris­er le cycle de la vio­lence. Donc que faire en plus du sou­tien à la pop­u­la­tion ukraini­enne ? Il faut engager cette tran­si­tion vers la sor­tie des com­bustibles fos­siles.

Luisa Neubauer, activiste pour le cli­mat. #fri­daysfor­future Berlin. Le mou­ve­ment des jeunes pour le cli­mat fait par­tie des sig­nataires de la let­tre ouverte. Rassem­ble­ment en sou­tien à la pop­u­la­tion ukraini­enne. © crédits : Timo.foe

Qu’est-ce qui fait, selon vous, que l’exploitation d’énergies fossiles est toujours liée aux conflits ou à la violence ?

En Amérique Latine, le chercheur uruguayen Eduar­do Gudy­nas par­le de « néo-extrac­tivisme » pour qual­i­fi­er une pra­tique dif­férente d’extraction [pro­pre aux gou­verne­ments social­istes d’Amérique du Sud , NDLR], telle que pra­tiquée en Équa­teur ou en Bolivie par exem­ple. L’argent issu de l’exploitation des com­bustibles fos­siles y a servi à financer des poli­tiques de redis­tri­b­u­tion par l’État. Les vio­lences y étaient moins nom­breuses, car il y avait une plus grande acces­si­bil­ité sociale aux prof­its générés et l’État ne voulait pas s’aliéner sa base élec­torale. Sur le plan envi­ron­nemen­tal en revanche, cela ne fait aucune dif­férence : il s’ag­it de la même logique pré­da­trice qui, de sur­croît, s’autoalimente. Avec la destruc­tion qua­si-totale de l’environnement et du cli­mat, vient la destruc­tion du vivant — et des êtres humains. Les logiques colo­niales des entre­pris­es occi­den­tales qui exploitent les com­bustibles fos­siles des pays du Sud n’ont rien arrangé, si bien qu’avec le temps, ces États ont réprimé leurs opposants et ce « néo-extrac­tivisme » a pris fin.

En France, TotalEnergies refuse l’embargo sur les hydrocarbures russes. Pourquoi maintenir cette position ?

Total reste en Russie, car son mod­èle indus­triel tout entier repose sur le gaz russe. Se retir­er, ce serait accepter de voir sa stratégie indus­trielle réduite à néant. Cela ne con­vient pas à ses gros action­naires dont l’enjeu cru­cial aujourd’hui, est de préserv­er le mod­èle indus­triel.

“Il faut déman­tel­er Total”

Dans la logique du prési­dent-directeur général de Total, Patrick Pouyan­né, les prof­its faramineux sont incom­pat­i­bles avec une sor­tie de la Russie. Il faut donc que l’État con­traigne Total à sor­tir de cette logique.

C’est le sens de votre action aujourd’hui ?

Oui, nous deman­dons à l’État français d’assumer sa respon­s­abil­ité : il a tou­jours négo­cié pour Total auprès des Russ­es, donc il doit pren­dre en charge un bas­cule­ment dans la stratégie indus­trielle du groupe.

La France a d’ailleurs approu­vé chaque ligne et chaque terme util­isé dans le deux­ième volet du rap­port du Giec. Notre gou­verne­ment, à com­mencer par Emmanuel Macron, sait très bien qu’il faut arrêter d’extraire du char­bon, du gaz et du pét­role. Donc il faut déman­tel­er Total et cela ne pour­ra pas se faire sans le volon­tarisme français.

D’ailleurs, on ne peut pas organ­is­er cette tran­si­tion énergé­tique sans socialis­er le secteur des com­bustibles fos­siles. Il faut cess­er d’extraire, donc les entre­pris­es comme Total doivent cesse de fonc­tion­ner.

Pensez-vous que l’embargo sur les hydrocarbures deviendra effectif en France ?

J’ai peur qu’on nous explique qu’« on ne peut pas faire sans gaz russe », à for­tiori en con­texte élec­toral. Il n’est pas impos­si­ble non plus que cela plie le débat sur la ques­tion du nucléaire — de plus en plus de can­di­dats dis­ent qu’il n’y a pas d’alternative. J’ai aus­si peur que la ques­tion des gaz de schiste, très pol­lu­ants, ne revi­enne sur la table — peut-être pas en France, mais ailleurs en Europe. Si les États-Unis sont autonomes et même expor­ta­teurs de gaz, c’est « grâce » aux gaz de schiste par exem­ple.

Si nous ne faisons pas de cette guerre en Ukraine un moment de bas­cule dans la tran­si­tion énergé­tique, nous ne réglerons pas la dépen­dance aux com­bustibles fos­siles, et nous ne sol­derons pas cette guerre. Des sanc­tions sans change­ment de sys­tème, c’est d’abord sym­bol­ique, ça peut affaib­lir, mais ça ne règle pas le prob­lème. La meilleure des sanc­tions con­tre la Russie reste la tran­si­tion énergé­tique.

Est-ce que vous avez de l’espoir dans la stratégie énergétique qui sera annoncée ce 8 mars par la Commission européenne ?

Pas vrai­ment. Au niveau européen, l’Allemagne ter­gi­verse. Alors que la France pré­side le Con­seil de l’U­nion européenne, Emmanuel Macron va tout faire pour que les prix n’augmentent pas trop et ses choix vont éviter toute mesure rad­i­cale.