Analyse

L’Europe est-elle prête à tourner le dos au gaz russe ?

  • Par

Ça sent l’Russie. Alors que la guerre fait rage en Ukraine, l’Europe veut réduire sa dépen­dance au gaz venu de Russie, son pre­mier four­nisseur. Est-ce envis­age­able à court terme ?

« La Russie n’est plus un four­nisseur fiable. Nous devons couper le cor­don de la dépen­dance énergé­tique […] et dévelop­per une stratégie qui nous rende com­plète­ment indépen­dants du gaz russe » ; ce sont les mots, forts, pronon­cés par la prési­dente de la Com­mis­sion européenne Ursu­la von der Leyen lors du som­met entre dirigeant·es européen·es, réuni·es en urgence ce jeu­di. Au même moment, l’ar­mée russe attaquait l’Ukraine sur tous les fronts.

L’Oc­ci­dent tout entier s’in­ter­roge sur les sanc­tions à infliger à la Russie. Mais la men­ace en forme de prière de la cheffe de l’exé­cu­tif européen est-elle ten­able ? Pour l’heure, 40% du gaz (et 20% du pét­role) importé par les pays de l’U­nion européenne provient de Russie (Sénat). L’Alle­magne, qui s’ap­pro­vi­sionne à 55% en gaz russe, a annon­cé la créa­tion d’une réserve stratégique de gaz — et de char­bon, ce jeu­di (Con­texte).

Le PDG de Total­En­er­gies Patrick Pouyan­né (à gauche) en vis­ite au Krem­lin, lors d’une con­férence de presse avec Vladimir Pou­tine, en avril 2019. ©️ Alexan­der Nemen­ov / AFP

En out­re, cer­taines com­pag­nies fos­siles européennes sont lour­de­ment dépen­dantes de la Russie. Total­En­er­gies a bâti deux vastes pro­jets d’ex­trac­tion de gaz naturel liqué­fié (GNL) dans l’Arc­tique avec le russe Novatek, dont elle détient 20% du cap­i­tal (Total­En­er­gies). Elle y exploite aus­si du pét­role. Jeu­di, son PDG Patrick Pouyan­né a estimé qu’il n’y avait pas d’alternative au gaz russe à court terme (AFP). Celui-ci a tou­jours refusé les sanc­tions économiques con­tre le Krem­lin.

Par­mi les gestes forts à not­er, le nou­veau gou­verne­ment alle­mand a blo­qué, ce mar­di, le proces­sus d’ho­molo­ga­tion du gigan­tesque gazo­duc Nord Stream 2, qui doit per­me­t­tre à terme d’a­chem­iner quelque 55 mil­lions de mètres cubes de gaz par an depuis la Russie. « Nous nous sommes trop longtemps bercés d’illusions en con­sid­érant ce pipeline unique­ment sous l’angle économique, alors que la poli­tique énergé­tique doit tou­jours être éval­uée dans sa dimen­sion géopoli­tique », avait alors expliqué Robert Habeck, le nou­veau min­istre (écol­o­giste) de l’économie sur la chaîne ARD (Le Monde). « Bien­v­enue dans le meilleur des mon­des où les Européens vont bien­tôt pay­er 2 000 euros pour 1 000 mètres cubes de gaz naturel », s’est gaussé l’an­cien prési­dent russe Dmitri Medvedev, sur Twit­ter.

Cette crise géopoli­tique s’a­joute à celle du gaz, qui renchérit l’élec­tric­ité et grève les finances des con­tribuables européen·nes depuis de longs mois. Jeu­di, face à la men­ace d’une baisse de l’ap­pro­vi­sion­nement, le mégawattheure de gaz bondis­sait de 30 à 50% sur dif­férents marchés européens (La Tri­bune). Util­isé pour le chauffage, la pro­duc­tion élec­trique, et par l’in­dus­trie, le gaz est égale­ment un com­posant des engrais, dont les prix devraient aus­si s’en­v­ol­er. Le min­istre français de l’é­conomie, Bruno Le Maire, a promis « le gel du prix du gaz pour les par­ti­c­uliers en toutes cir­con­stances ». Les dirigeant·es sont-elles et ils réelle­ment capa­bles de se pass­er de leur pre­mier four­nisseur ?

Les émis­sions (en grammes de CO2 équiv­a­lent par kilo­wattheure pro­duit), par source de pro­duc­tion d’électricité, selon les don­nées du Giec. © SFEN

D’au­tant que l’Eu­rope compte sur le gaz comme une « énergie de tran­si­tion » ; deux fois moins émet­trice de CO2, cette source fos­sile de pro­duc­tion d’élec­tric­ité doit per­me­t­tre à l’Eu­rope de tourn­er le dos au char­bon. C’est ain­si qu’à l’is­sue de longues trac­ta­tions, le gaz « naturel » a inté­gré la tax­onomie « verte » européenne (Vert), per­me­t­tant à des pro­jets gaziers de recevoir des finance­ments dédiés à la tran­si­tion écologique. Un cadeau fait aux pays du groupe de Viseg­rad (Pologne, République Tchèque, Hon­grie, Slo­vaquie), très dépen­dants du gaz russe. En réal­ité, cette énergie émet entre 10 et 40 fois plus de CO2 pour un kilo­wattheure d’élec­tric­ité que les renou­ve­lables ou le nucléaire. Un argu­ment de plus pour accélér­er la tran­si­tion vers la fin des fos­siles.

Par­mi ses autres four­nisseurs, l’Eu­rope compte sur les Etats-Unis (et leur gaz de schiste), la Norvège ou l’Al­gérie. Mais leur pro­duc­tion ne suf­fi­rait prob­a­ble­ment pas à com­penser une coupure du robi­net russe. Un scé­nario qui paraît toute­fois peu prob­a­ble.

Jeu­di, la prési­dente de la Com­mis­sion européenne a rap­pelé que l’U­nion mis­ait sur le gaz naturel liqué­fié, plus facile à trans­porter en l’ab­sence de gazo­ducs et à stock­er, pour réduire sa dépen­dance à la Russie. Ursu­la von der Leyen a aus­si juré que les réserves de GNL pour cet hiv­er étaient suff­isantes, même si Moscou venait à « couper com­plète­ment l’Europe du gaz russe » (Con­texte).