Le grand entretien

« Les pays africains sont en première ligne face au changement climatique, mais ils ne sont pas en Une des journaux »

  • Par

Fig­ures mon­di­ales du mou­ve­ment pour le cli­mat et la jus­tice sociale, les Ougandais­es Vanes­sa Nakate et Hil­da Flavia Nakabuye sont actuelle­ment en France pour lut­ter con­tre le pro­jet Eacop, porté par Total­En­er­gies et la Chi­na nation­al off­shore oil cor­po­ra­tion (CNOOC) : s’il était con­stru­it, le plus long oléo­duc chauf­fé au monde tra­verserait plusieurs réserves naturelles pour achem­iner du pét­role d’Ougan­da jusqu’en Tan­zanie. Out­re les con­séquences pour le vivant et les com­mu­nautés locales, il s’a­gi­rait d’une « bombe cli­ma­tique » de l’avis de nom­breuses asso­ci­a­tions telles que les Amis de la Terre, 350.org ou encore Survie. Icônes du mou­ve­ment Fri­days for future, aux côtés de la Sué­doise Gre­ta Thun­berg, les deux jeunes mil­i­tantes racon­tent à Vert les raisons de leur com­bat et leur lutte quo­ti­di­enne con­tre la destruc­tion de l’environnement en Ougan­da comme dans le reste du monde.

Hilda Flavia Nakabuye, vous avez pris la parole lors de la marche pour le climat qui s’est tenue à Paris samedi dernier pour alerter au sujet du projet de pipeline Eacop en Ouganda. Quel est l’enjeu de cette lutte ?

Hil­da Flavia Nakabuye : Je suis venue par­ler du pro­jet Eacop (East African Crude Oil Pipeline), l’oléoduc de pét­role brut d’Afrique de l’Est financé et conçu par Total, parce que Total est une entre­prise française. La France est con­nue pour être le pays des droits de l’Homme et si une com­pag­nie comme Total vio­le les droits humains en Ougan­da, cela affecte la répu­ta­tion du pays.

Très peu de monde est au courant, ici, alors que c’est un grand pro­jet pour un pays comme l’Ouganda, car nous ne sommes pas un pro­duc­teur de pét­role, mais un pays agri­cole. Un tel pro­jet met la bio­di­ver­sité en dan­ger, il passera par des parcs nationaux et des réserves naturelles.

Lors de la marche « Look up » pour le cli­mat du 12 mars à Paris, au cours de laque­lle Hil­da Flavia Nakabuye a pris la parole, des manifestant·es ont pointé du doigt le pro­jet Eacop de Total­En­er­gies. © Mathilde Picard / Vert

Il men­ace aus­si les gens en France et dans le monde entier. On estime que le pipeline va émet­tre 34 mil­lions de tonnes de CO2 par an, en émis­sions indi­rectes. Cela mine nos efforts pour main­tenir le réchauf­fe­ment cli­ma­tique mon­di­al en-dessous de 1,5 °C.

Comment le projet affecte-t-il déjà les populations et l’environnement en Ouganda ?

Vanes­sa Nakate : En ce moment, des gens sont déplacés de leurs ter­res. Cer­tains atten­dent la com­pen­sa­tion finan­cière qu’on leur a promise. Même s’ils l’obtiennent, elle sera très faible par rap­port à ce qu’ils vont per­dre et très inférieure à leurs revenus actuels. Un tiers du pipeline passera dans le bassin du lac Vic­to­ria, dont dépen­dent env­i­ron 40 mil­lions de per­son­nes. Celles-ci en dépen­dent pour leur eau, leur nour­ri­t­ure et leur source de revenus. Une marée noire plongerait énor­mé­ment de monde dans l’insécurité ali­men­taire et le chô­mage. Le pipeline passe aus­si par 200 riv­ières, qui sont des habi­tats pour la faune sauvage. Il y a un vrai risque d’extinction d’espèces en cas de marée noire dans le lac Vic­to­ria.

La population ougandaise manifeste-t-elle contre ce projet, ou les risques encourus sont-ils trop grands ?

Hil­da Flavia Nakabuye : Il y a de nom­breux risques pour celles et ceux qui se dressent con­tre le pro­jet. Et puis les gens n’ont pas vrai­ment la pos­si­bil­ité de le faire parce qu’on leur donne des infor­ma­tions très lim­itées. On leur dit que ce pro­jet sera avan­tageux, alors qu’ils ont beau­coup à per­dre. La sit­u­a­tion sécu­ri­taire du pays empêche la lib­erté d’expression et de rassem­ble­ment. Si une per­son­ne par­le du pro­jet et de ses dan­gers, elle est réduite au silence, harcelée, empris­on­née, virée de son tra­vail. Des organ­i­sa­tions qui protes­taient ont été fer­mées à cause de cela, des gens qui par­laient du pro­jet ont été arrêtés et harcelés.

Vanes­sa Nakate (à gauche) et Hil­da Flavia Nakabuye. © Loup Espargilière / Vert

Bien sûr, nous sommes effrayées nous aus­si, mais nous ne pou­vons pas nous taire parce que si nous ne par­lons pas, per­son­ne d’autre ne le fera et nous aurons per­du. Le niveau d’éducation est iné­gal en Ougan­da et il ne per­met pas à tout le monde d’avoir les mêmes infor­ma­tions, et donc la pos­si­bil­ité de sen­si­bilis­er les autres et de lut­ter en con­séquence. Nous pen­sons que nous exprimer sur le sujet et faire con­naître Eacop en France serait une manière d’améliorer notre sécu­rité, car plus de monde sera au courant et pour­ra en par­ler.

Que diriez-vous à Patrick Pouyanné, PDG de Total, si vous pouviez vous adresser à lui ?

Vanes­sa Nakate : Je lui dirai de pri­oris­er la vie des gens et de la planète, et de devenir ce leader envi­ron­nemen­tal que Total pré­tend être.

Hil­da Flavia Nakabuye : « Patrick Pouyan­né, nos voix à nous, les Africains, méri­tent d’être enten­dues. Nous ne devri­ons pas souf­frir d’une crise que nous n’avons pas créée. » Nous voulons qu’il pense aux 100 000 per­son­nes qui vont être déplacées, aux plus de 5 000 chim­panzés qui vont per­dre leur habi­tat, à toute la bio­di­ver­sité qui sera détru­ite… S’il ne le fait pas pour les gens qui vont per­dre tout ça, il devrait au moins le faire pour ses enfants et petits-enfants, parce que le pipeline les affectera aus­si.

Est-ce que votre notoriété et celle du mouvement pour le climat permettent aux pays du Sud d’être plus entendus par les pays du Nord ?

Vanes­sa Nakate : Je ne dirai pas qu’ils écoutent plus, parce qu’il y a un vrai manque de représen­ta­tion des activistes des pays du Sud, que ce soit dans les médias ou dans les con­férences inter­na­tionales. Par exem­ple, de nom­breux activistes des pays du Sud n’ont pas pu venir à la COP26 [la 26e con­férence de l’ONU sur les change­ments cli­ma­tique, organ­isée à Glas­gow en novem­bre dernier, NDLR] parce qu’ils n’avaient pas les fonds néces­saires, pas d’accréditation, voire, pas d’accès aux vac­cins. Donc, ce qui doit faire de la COP27 [qui se tien­dra en Égypte, NDLR], une COP africaine, ce n’est pas juste qu’elle soit sur le sol africain, mais qu’il y ait une vraie représen­ta­tion des dif­férentes com­mu­nautés africaines.

Les pays africains sont en pre­mière ligne face au change­ment cli­ma­tique, mais ils ne sont pas dans les pre­mières pages des jour­naux. Il y a beau­coup moins de cou­ver­ture médi­a­tique des inon­da­tions, des sécher­ess­es ou des cyclones quand ils se pro­duisent dans cette par­tie du monde. Donc il reste encore un long chemin à par­courir.

Vanes­sa Nakate et Hil­da Flavia Nakabuye. © Loup Espargilière / Vert

L’autre prob­lème dans les médias, c’est l’habitude qu’ont les jour­nal­istes de met­tre un ou deux vis­ages sur le mou­ve­ment pour le cli­mat… alors qu’il est bien plus que cela, il y a des mil­lions de militant·es. Pour la COP27, on veut une vraie cou­ver­ture médi­a­tique des militant·es africain·es, et pas juste une ou deux per­son­nes. Il y a des gens qui se bat­tent con­tre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique dans chaque pays !

Au regard de vos combats, on comprend bien que la justice climatique, la mobilisation contre le racisme et le sexisme, sont intrinsèquement liées. Quels liens faites-vous entre ces luttes ?

Vanes­sa Nakate : Les gens doivent com­pren­dre que les défis d’égalité de genre, la lutte con­tre le racisme et la jus­tice cli­ma­tique sont tous liés. Les com­mu­nautés qui sont les moins respon­s­ables de la crise cli­ma­tique sont les plus vic­times des désas­tres cli­ma­tiques. C’est le cas en Afrique, mais aus­si dans les com­mu­nautés de gens noirs et de couleur aux États-Unis et au Roy­aume-Uni. Donc oui, le change­ment cli­ma­tique affecte de manière dis­pro­por­tion­née les pop­u­la­tions noires ou autochtones. On ne peut pas avoir de jus­tice cli­ma­tique sans jus­tice raciale.

« Je tra­vaille avec des femmes parce que ce sont elles qui sont le plus affec­tées par le change­ment cli­ma­tique »

Hil­da Flavia Nakabuye : Les habi­tants des pays du Sud – en par­ti­c­uli­er les femmes – sont les plus touchées par la crise cli­ma­tique, mais on ne leur donne pas la pos­si­bil­ité de con­tribuer aux déci­sions poli­tiques. Les femmes sont sous-représen­tées dans les gou­verne­ments. Je pense que les per­son­nes affec­tées par les effets de la crise cli­ma­tique au quo­ti­di­en sont en meilleure posi­tion pour apporter des solu­tions, parce qu’elles peu­vent les façon­ner en fonc­tion de leurs expéri­ences.

À ce propos, Hilda Flavia Nakabuye, vous menez en Ouganda des projets avec des femmes pour la justice climatique, pouvez-vous nous en parler ?

Hil­da Flavia Nakabuye : Je tra­vaille avec des femmes parce que ce sont elles qui sont le plus affec­tées par le change­ment cli­ma­tique. Dans nos com­mu­nautés, ce sont elles qui ont le plus de respon­s­abil­ités : on doit s’occuper de la mai­son, des enfants, du ménage, de la cui­sine, aller aux champs pour appro­vi­sion­ner la famille en nour­ri­t­ure… Une femme est sup­posée faire tout cela. Or, elle va aux champs, cul­tive, mais comme les cul­tures et les sols sont déjà atteints par la hausse des tem­péra­tures ou l’ex­cès de pré­cip­i­ta­tions, à la fin de la journée, elle n’a pas – ou peu – de nour­ri­t­ure à rap­porter à la mai­son.

Vanes­sa Nakate (à gauche) et Hil­da Flavia Nakabuye. © Loup Espargilière / Vert

Désor­mais, une femme doit faire de plus longues dis­tances pour aller chercher de l’eau, ce qui l’expose à un risque de har­cèle­ment ou de viol sur le chemin. La hausse de l’insécurité pour les femmes, c’est aus­si une con­séquence du change­ment cli­ma­tique.

Il y a une croy­ance cul­turelle en Ougan­da : si tu es une fille, tu dois te com­porter d’une cer­taine manière alors que les hommes sont libres de faire ce qu’ils veu­lent. On m’a demandé : « com­ment ça se fait que tu sois une fille et que tu pens­es nous appren­dre des choses ? » Les gens dis­ent : « il n’y a pas de change­ment cli­ma­tique, tu essayes juste de cor­rompre nos âmes ».

Les pro­jets que je mène avec les femmes con­sis­tent à les aider à pro­duire une source alter­na­tive d’énergie pour faire du feu sans avoir à couper des arbres. On col­lecte des déchets végé­taux du lac, on les fait séch­er et on en fait des petites briques. On les utilise ensuite pour faire du feu et cuisin­er. C’est aus­si une source de revenus : dans la plu­part des cas, les femmes vivent de l’agriculture et doivent atten­dre longtemps avant de gag­n­er de l’ar­gent, alors que ces bri­quettes leur per­me­t­tent d’en recevoir tous les jours. Les plan­ta­tions de bananes, par exem­ple, néces­si­tent d’attendre deux ans avant d’accéder aux pre­miers prof­its.

Vanes­sa Nakate et Hil­da Flavia Nakabuye. © Loup Espargilière / Vert

Comment le projet Eacop vous affecte-t-il personnellement ?

Hil­da Flavia Nakabuye : J’ai été élevée dans un vil­lage qui s’appelle Masa­ka, près du lac Vic­to­ria. J’y ai gran­di en mangeant les pois­sons du lac, et je ne peux pas imag­in­er une fuite de pét­role… Déjà dans mon vil­lage, des per­son­nes ont été déplacées. Si ça con­tin­ue, nos ter­res seront pol­luées. On ne pour­ra plus cul­tiv­er ce qu’on aime : des bananes, des mangues, des avo­cats, des patates douces, du café… Déjà main­tenant, l’air est extrême­ment pol­lué et les gens ont des prob­lèmes de san­té à cause des émis­sions de car­bone, donc imag­inez ce que cela don­nerait si le pro­jet était con­fir­mé !

« On attend du gou­verne­ment français qu’il demande à Total de sor­tir du pro­jet »

Quels sont les autres dangers environnementaux en Ouganda contre lesquels vous luttez ?

Hil­da Flavia Nakabuye : Comme on le dis­ait, l’Ouganda est un pays agri­cole. Ce mois-ci par exem­ple, on est cen­sé planter. Mais main­tenant, les saisons sont imprévis­i­bles et les tem­péra­tures sont trop élevées, donc on ne peut pas. Et bien sûr, il y a la pol­lu­tion de l’air et de l’eau, la dégra­da­tion des ter­res… Les zones humides sont récupérées par des investis­seurs étrangers pour cul­tiv­er du riz, de la canne à sucre. Nous avons per­du la forêt trop­i­cale de Bugo­ma, aux mains d’une com­pag­nie de canne à sucre. Tout ça rend le pays vul­nérable.

Vanes­sa Nakate : Les change­ments de météo entraînés par la crise cli­ma­tique provo­quent des risques comme les glisse­ments de ter­rain ou les inon­da­tions, comme on l’a vu à Kas­ese ou dans les zones de Budu­da ou Bukon­jo, avec comme bilan, des morts, des destruc­tions d’écoles, d’hôpitaux…

Quels sont vos espoirs et vos attentes pour ce voyage en Europe ?

Hil­da Flavia Nakabuye : On espère que le gou­verne­ment français et Total dénon­ceront les vio­la­tions des droits humains en Ougan­da, mais aus­si dans d’autres pays où Total a ses activ­ités.

Vanes­sa Nakate : J’espère touch­er le plus de per­son­nes en Europe, en France et dans notre pays, pour que les gens aient une com­préhen­sion du pro­jet qui ne s’en tienne pas à l’argument : « il va apporter du tra­vail et être une source de développe­ment ». Je voudrais que les gens s’engagent. On attend du gou­verne­ment français qu’il demande à Total de sor­tir du pro­jet. Il doit pren­dre posi­tion, être clair : est-ce qu’il se situe du côté de la planète ou des prof­its de Total ?