Samedi, 15h30, aire B7 de la «zone bleue». Après une semaine de fortes tensions, la grande marche de la société civile s’apprête à s’élancer. La sécurité des Nations unies s’affaire nerveusement autour du cortège, encore compact, pendant que celui-ci est béni à la sauge selon un rituel Ponca, peuple amérindien d’Amérique du Nord.
Voilà des jours que les centaines d’associations regroupées sous la bannière du Réseau action climat international (CAN) tirent la sonnette d’alarme au sujet du peu d’espace qui leur est laissé pour s’exprimer. La veille, la directrice générale du réseau, Tasneem Essop, s’en ouvrait à des journalistes : «Nous nous sommes heurtés à un certain nombre d’acteurs, qui nous ont conseillé – ou plutôt dit – quels types de messages nous avions le droit de porter ou pas ; nous ont indiqué les espaces, relativement invisibles, où nous pouvions manifester, et les actions que nous pouvions – ou pas mener. Nous avons dû négocier au jour le jour, au nom de l’ensemble des mouvements de la société civile».
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Au sein du cortège, Dorcus, jeune activiste ougandaise qui milite notamment pour les droits des femmes et des enfants dans l’Agape Earthlink coalition, confirme avoir vécu des pressions avant d’organiser une action il y a deux jours. «Pour des raisons de sécurité», elle préfère ne pas s’étendre sur le sujet. Mêmes réponses gênées de la part de plusieurs activistes interrogés par Vert.
Des espaces limités, des règles jamais clairement énoncées
Le reste du temps, les organisations ne peuvent mener leurs actions qu’en l’un des neuf points prédéterminés, avec un nombre maximum de participant·es famélique. Des règles «qui ont du sens dans un bâtiment des Nations unies à New York, mais ici, on est à Expo city, ça fait la taille d’une ville», déplore Sébastien Duyck, juriste de l’ONG Centre for International environmental law (Ciel).
Au fil des derniers jours, les emplacements laissés aux organisations ont régulièrement changé, tout comme les créneaux horaires autorisés – officiellement pour éviter les heures les plus chaudes de la journée. «Les règles changent d’un jour à l’autre, s’inquiète Asad Rehman, directeur de l’ONG War on want, et vieux routier des COP. On nous a dit que c’était à cause de la présidence de la COP [les Emirats arabes unis, NDLR]. Celle-ci a dit à la fois en privé, et en public, que ce n’était pas elle qui poussait pour ces restrictions».
Ce ne sont pas les Emirats arabes unis, hôtes du sommet, qui dictent les règles. C’est le secrétariat de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (Ccnucc) qui administre la zone bleue – l’espace réservé aux négociations. Or, malgré les demandes répétées des associations, ces règles sont tout à fait opaques, tout comme les potentielles pressions exercées par le pouvoir émirati – ou tout autre pays.
Au cœur des tensions : Gaza
Cette COP se déroule dans un contexte particulièrement inflammable, alors que la guerre fait rage à Gaza. Puisqu’elles estiment qu’il n’y a «pas de justice climatique sans droits humains», comme elles le scandent ce samedi après-midi, les organisations de la société civile réclament un cessez-le-feu immédiat dans chacune de leurs actions – ou presque.
Alors que l’ONU leur interdit de nommer Israël (ou quelque autre pays) et de brandir des drapeaux, de nombreux activistes rusent en arborant des keffiehs palestiniens, des tours de cou aux couleurs de la Palestine ou des pins en forme de pastèque.
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«Nous pensions avoir le droit de faire passer les messages que nous voulions en solidarité avec la Palestine et les peuples du monde, déplore Tasneem Essop. Mais nous avons eu des récits de la sécurité de l’ONU confisquant les keffiehs et disant aux gens qu’ils n’ont pas le droit de porter les cordons» vert, rouge, noir, blanc. «Le secrétaire général des Nations unies a toutes les quinze minutes un nouveau message sur l’urgence d’agir à Gaza ; pourquoi la société civile ne pourrait pas s’exprimer avec les mêmes mots ?», presse Sébastien Duyck.
En 2021, lors de la COP26 qui s’est déroulée à Glasgow (Royaume-Uni), la société civile avait joué pleinement son rôle de contre-pouvoir, avec l’organisation d’un contre-sommet et des marches qui avaient réuni des dizaines de milliers de personnes (Vert). À Dubaï, le cortège qui s’avance dans les travées d’Expo city compte quelques centaines de manifestant·es tout au plus. Et les restrictions qui s’exercent dans l’enceinte de la COP28 sont d’autant plus problématiques que la liberté est inexistante en dehors.
En dehors de la COP, une liberté inexistante
Interdiction de toute critique à l’égard des dirigeants du pays, censure des médias, de films (comme Buzz l’éclair, prohibé en raison d’un baiser entre personnages de même sexe)… Aux Emirats, «la liberté d’expression et d’association, en particulier, sont tellement restreintes qu’on peut dire que ces droits n’existent pas, diagnostique auprès de Vert Katharina Rall, chercheuse sur l’environnement et les droits humains chez Human Rights Watch. Mettre fin aux énergies fossiles, c’est un sujet qui devrait se poser aux Emirats. Mais personne ne peut poser la question dans le pays».
Le Comité contre la torture de l’ONU a relevé «une pratique systématique de la torture et des mauvais traitements à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme et des personnes accusées d’atteintes à la sûreté de l’État». Au moins 26 personnes sont en prison pour avoir émis des critiques politiques, décompte Amnesty International. En amont de la COP28, l’ONG a alerté sur la situation du poète et défenseur des droits humains, Ahmed Mansoor, condamné en 2017 à 10 ans de réclusion pour avoir dénoncé des arrestations arbitraires. Il est détenu à la prison d’Al Sad à Abou Dhabi «où il passe ses journées à l’isolement, sans livre, stylo ni papier. Il n’a même pas de lit», dénonce leur pétition, lancée le 10 novembre dernier et qui a recueilli 30 000 soutiens.
Malgré les pressions exercées par les ONG pour faire sortir de prison les détenu·es politiques, personne n’a été libéré. «Beaucoup d’activistes à la COP s’autocensurent car ils ont peur de ce qui pourrait leur arriver quand ils la quitteront», déplore Katharina Rall.
La COP la plus restrictive de tous les temps ?
«Pour nous, qui sommes impliqués dans les COP depuis de nombreuses années, c’est probablement la plus restrictive que nous ayons connue, juge Asad Rehman. C’est pire qu’en Egypte, l’année dernière».
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«Pour qu’une conférence soit inclusive, il ne suffit pas qu’il y ait 70 000 participants, mais il faut que ces participants puissent s’exprimer librement, abonde Sébastien Duyck. Sur certains points, il y a une restriction sans précédent. C’est particulièrement alarmant parce qu’à chaque fois qu’on crée des nouveaux précédents, on sait qu’ils vont servir de points de départ pour d’autres événements».
Une fleur de frangipanier sur l’oreille et un keffieh autour du cou, Drue Slatter fait contre mauvaise fortune bon cœur. Cette activiste fidjienne, membre des Pacific climate warriors (les guerriers climatiques du Pacifique), concède que de voir si peu de monde à un tel événement «peut être frustrant. Mais c’est la seule arène mondiale que nous ayons». Il est crucial, dit-elle, «que les activistes pour le climat et les droits humains aient un espace dans l’enceinte de la COP, pour tenir les négociateurs responsables de leurs promesses et de ce qu’ils doivent faire pour que nous puissions survivre dans l’océan Pacifique».
Alors que les tractations pour limiter l’ambition de l’accord vont bon train du côté des énergies fossiles, «nous sommes inquiets, confie Katharina Rall, que cet espace d’expression ne permette pas de mettre suffisamment la pression pour aboutir à un résultat ambitieux qui réponde à l’urgence et à l’ampleur de la crise climatique».
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