Reportage

La COP28 est-elle la plus autoritaire de tous les temps ?

Les Émirats arabes unis avaient promis de faire de cette 28ème édition «la COP la plus inclusive» qui soit. Hélas, les associations n’auront probablement jamais vu leurs libertés aussi restreintes.
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Same­di, 15h30, aire B7 de la «zone bleue». Après une semaine de fortes ten­sions, la grande marche de la société civile s’apprête à s’élancer. La sécu­rité des Nations unies s’affaire nerveuse­ment autour du cortège, encore com­pact, pen­dant que celui-ci est béni à la sauge selon un rit­uel Pon­ca, peu­ple amérin­di­en d’Amérique du Nord.

Voilà des jours que les cen­taines d’associations regroupées sous la ban­nière du Réseau action cli­mat inter­na­tion­al (CAN) tirent la son­nette d’alarme au sujet du peu d’espace qui leur est lais­sé pour s’exprimer. La veille, la direc­trice générale du réseau, Tas­neem Essop, s’en ouvrait à des jour­nal­istes : «Nous nous sommes heurtés à un cer­tain nom­bre d’ac­teurs, qui nous ont con­seil­lé — ou plutôt dit — quels types de mes­sages nous avions le droit de porter ou pas ; nous ont indiqué les espaces, rel­a­tive­ment invis­i­bles, où nous pou­vions man­i­fester, et les actions que nous pou­vions — ou pas men­er. Nous avons dû négoci­er au jour le jour, au nom de l’ensem­ble des mou­ve­ments de la société civile».

Les quelques cen­taines d’activistes du monde entier s’apprêtent à lancer la marche prévue pour la «journée mon­di­ale d’action». © Loup Espargilière/Vert

Au sein du cortège, Dor­cus, jeune activiste ougandaise qui milite notam­ment pour les droits des femmes et des enfants dans l’Agape Earth­link coali­tion, con­firme avoir vécu des pres­sions avant d’organiser une action il y a deux jours. «Pour des raisons de sécu­rité», elle préfère ne pas s’étendre sur le sujet. Mêmes répons­es gênées de la part de plusieurs activistes inter­rogés par Vert.

Des espaces limités, des règles jamais clairement énoncées

Le reste du temps, les organ­i­sa­tions ne peu­vent men­er leurs actions qu’en l’un des neuf points prédéter­minés, avec un nom­bre max­i­mum de participant·es famélique. Des règles «qui ont du sens dans un bâti­ment des Nations unies à New York, mais ici, on est à Expo city, ça fait la taille d’une ville», déplore Sébastien Duy­ck, juriste de l’ONG Cen­tre for Inter­na­tion­al envi­ron­men­tal law (Ciel).

Au fil des derniers jours, les emplace­ments lais­sés aux organ­i­sa­tions ont régulière­ment changé, tout comme les créneaux horaires autorisés — offi­cielle­ment pour éviter les heures les plus chaudes de la journée. «Les règles changent d’un jour à l’autre, s’inquiète Asad Rehman, directeur de l’ONG War on want, et vieux routi­er des COP. On nous a dit que c’é­tait à cause de la prési­dence de la COP [les Emi­rats arabes unis, NDLR]. Celle-ci a dit à la fois en privé, et en pub­lic, que ce n’é­tait pas elle qui pous­sait pour ces restric­tions».

Ce ne sont pas les Emi­rats arabes unis, hôtes du som­met, qui dictent les règles. C’est le secré­tari­at de la Con­ven­tion cadre des Nations unies sur les change­ments cli­ma­tiques (Ccnucc) qui admin­istre la zone bleue — l’espace réservé aux négo­ci­a­tions. Or, mal­gré les deman­des répétées des asso­ci­a­tions, ces règles sont tout à fait opaques, tout comme les poten­tielles pres­sions exer­cées par le pou­voir émi­rati — ou tout autre pays.

Au cœur des tensions : Gaza

Cette COP se déroule dans un con­texte par­ti­c­ulière­ment inflam­ma­ble, alors que la guerre fait rage à Gaza. Puisqu’elles esti­ment qu’il n’y a «pas de jus­tice cli­ma­tique sans droits humains», comme elles le scan­dent ce same­di après-midi, les organ­i­sa­tions de la société civile récla­ment un cessez-le-feu immé­di­at dans cha­cune de leurs actions — ou presque.

Alors que l’ONU leur inter­dit de nom­mer Israël (ou quelque autre pays) et de brandir des dra­peaux, de nom­breux activistes rusent en arbo­rant des keffiehs pales­tiniens, des tours de cou aux couleurs de la Pales­tine ou des pins en forme de pastèque.

© Christo­pher Pike/UN Cli­mate change/Flickr

«Nous pen­sions avoir le droit de faire pass­er les mes­sages que nous voulions en sol­i­dar­ité avec la Pales­tine et les peu­ples du monde, déplore Tas­neem Essop. Mais nous avons eu des réc­its de la sécu­rité de l’ONU con­fisquant les keffiehs et dis­ant aux gens qu’ils n’ont pas le droit de porter les cor­dons» vert, rouge, noir, blanc. «Le secré­taire général des Nations unies a toutes les quinze min­utes un nou­veau mes­sage sur l’urgence d’agir à Gaza ; pourquoi la société civile ne pour­rait pas s’exprimer avec les mêmes mots ?», presse Sébastien Duy­ck.

En 2021, lors de la COP26 qui s’est déroulée à Glas­gow (Roy­aume-Uni), la société civile avait joué pleine­ment son rôle de con­tre-pou­voir, avec l’organisation d’un con­tre-som­met et des march­es qui avaient réu­ni des dizaines de mil­liers de per­son­nes (Vert). À Dubaï, le cortège qui s’avance dans les travées d’Expo city compte quelques cen­taines de manifestant·es tout au plus. Et les restric­tions qui s’exercent dans l’enceinte de la COP28 sont d’autant plus prob­lé­ma­tiques que la lib­erté est inex­is­tante en dehors.

En dehors de la COP, une liberté inexistante

Inter­dic­tion de toute cri­tique à l’égard des dirigeants du pays, cen­sure des médias, de films (comme Buzz l’éclair, pro­hibé en rai­son d’un bais­er entre per­son­nages de même sexe)… Aux Emi­rats, «la lib­erté d’expression et d’association, en par­ti­c­uli­er, sont telle­ment restreintes qu’on peut dire que ces droits n’existent pas, diag­nos­tique auprès de Vert Katha­ri­na Rall, chercheuse sur l’environnement et les droits humains chez Human Rights Watch. Met­tre fin aux éner­gies fos­siles, c’est un sujet qui devrait se pos­er aux Emi­rats. Mais per­son­ne ne peut pos­er la ques­tion dans le pays».

Le Comité con­tre la tor­ture de l’ONU a relevé «une pra­tique sys­té­ma­tique de la tor­ture et des mau­vais traite­ments à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme et des per­son­nes accusées d’atteintes à la sûreté de l’État». Au moins 26 per­son­nes sont en prison pour avoir émis des cri­tiques poli­tiques, décompte Amnesty Inter­na­tion­al. En amont de la COP28, l’ONG a alerté sur la sit­u­a­tion du poète et défenseur des droits humains, Ahmed Man­soor, con­damné en 2017 à 10 ans de réclu­sion pour avoir dénon­cé des arresta­tions arbi­traires. Il est détenu à la prison d’Al Sad à Abou Dhabi «où il passe ses journées à l’isolement, sans livre, sty­lo ni papi­er. Il n’a même pas de lit», dénonce leur péti­tion, lancée le 10 novem­bre dernier et qui a recueil­li 30 000 sou­tiens.

Mal­gré les pres­sions exer­cées par les ONG pour faire sor­tir de prison les détenu·es poli­tiques, per­son­ne n’a été libéré. «Beau­coup d’activistes à la COP s’autocensurent car ils ont peur de ce qui pour­rait leur arriv­er quand ils la quit­teront», déplore Katha­ri­na Rall.

La COP la plus restrictive de tous les temps ?

«Pour nous, qui sommes impliqués dans les COP depuis de nom­breuses années, c’est prob­a­ble­ment la plus restric­tive que nous ayons con­nue, juge Asad Rehman. C’est pire qu’en Egypte, l’année dernière».

Asad Rehman porte une pastèque sur son col, dis­crète référence aux couleurs de la Pales­tine. © Loup Espargilière/Vert

«Pour qu’une con­férence soit inclu­sive, il ne suf­fit pas qu’il y ait 70 000 par­tic­i­pants, mais il faut que ces par­tic­i­pants puis­sent s’ex­primer libre­ment, abonde Sébastien Duy­ck. Sur cer­tains points, il y a une restric­tion sans précé­dent. C’est par­ti­c­ulière­ment alar­mant parce qu’à chaque fois qu’on crée des nou­veaux précé­dents, on sait qu’ils vont servir de points de départ pour d’autres événe­ments».

Une fleur de frangi­panier sur l’oreille et un keffieh autour du cou, Drue Slat­ter fait con­tre mau­vaise for­tune bon cœur. Cette activiste fid­ji­enne, mem­bre des Pacif­ic cli­mate war­riors (les guer­ri­ers cli­ma­tiques du Paci­fique), con­cède que de voir si peu de monde à un tel événe­ment «peut être frus­trant. Mais c’est la seule arène mon­di­ale que nous ayons». Il est cru­cial, dit-elle, «que les activistes pour le cli­mat et les droits humains aient un espace dans l’enceinte de la COP, pour tenir les négo­ci­a­teurs respon­s­ables de leurs promess­es et de ce qu’ils doivent faire pour que nous puis­sions sur­vivre dans l’océan Paci­fique».

Alors que les trac­ta­tions pour lim­iter l’ambition de l’accord vont bon train du côté des éner­gies fos­siles, «nous sommes inqui­ets, con­fie Katha­ri­na Rall, que cet espace d’expression ne per­me­tte pas de met­tre suff­isam­ment la pres­sion pour aboutir à un résul­tat ambitieux qui réponde à l’urgence et à l’ampleur de la crise cli­ma­tique».