Au milieu des champs de maïs jaunis par la sécheresse et des grandes plantations d’arbres fruitiers qui dessinent la campagne du Lot-et-Garonne, un petit verger dénote. Grande d’une quinzaine d’hectares, cette plantation de noisetiers est l’une des seules de la région sur laquelle aucun pesticide n’est utilisé.

«On fait partie des rares producteurs bio du coin», sourit André Tesson, en serrant dans sa main une poignée de noisettes tout juste tombées des arbres. Ancien gros producteur de céréales, il est aujourd’hui – avec ses deux fils qui l’ont rejoint à la ferme – un spécialiste des fruits à coque de toutes sortes : noix, amandes, châtaignes…
La noisette demeure sa production principale, dans un département où ce petit fruit est roi – le Lot-et-Garonne concentre à lui seul les deux tiers de la production française. Le reste de ses 100 hectares de noisetiers, il les cultive en «agriculture raisonnée», en limitant au strict nécessaire le nombre de traitements chimiques destinés à lutter contre les attaques d’insectes dits «ravageurs».
«Il me restait six mois à vivre»
Un tel modèle peut surprendre dans cette petite filière en grande difficulté, qui réclame depuis plusieurs années le retour de l’acétamipride pour lutter contre les attaques du balanin (un petit coléoptère pondant ses œufs dans les jeunes noisettes) et de la punaise diabolique (qui pique et suce les fruits). Les quelque 350 producteur·ices de noisettes en France sont privé·es depuis 2020 de ce puissant insecticide (deux dérogations leur ont été accordées depuis l’interdiction officielle du produit par les parlementaires en 2018).
Leur cas est fréquemment érigé en symbole de ces productions françaises «en état d’urgence et qui risquent de s’éteindre» – comme l’expliquait la ministre de l’agriculture, Annie Genevard, auprès de Vert. La réautorisation de l’acétamipride était prévue dans la loi Duplomb votée en juillet par les parlementaires, avant d’être partiellement censurée par le Conseil constitutionnel le 7 août.
Ce type de pesticides, dont les effets sur la santé sont documentés depuis plusieurs années, André Tesson ne veut plus en entendre parler : «J’ai failli crever à cause de ces produits», lâche-t-il, placide. L’histoire, il la raconte souvent, y compris dans un livre. En 2015, les médecins lui apprennent qu’il est atteint d’un cancer du foie. «On me disait qu’il me restait six mois à vivre», se souvient-il.
«Si un insecticide tue le petit insecte, le “gros insecte” comme moi va crever aussi à force de traiter !»
Le lien est rapidement fait avec les substances qu’il utilisait à une époque où il cultivait encore majoritairement de vastes étendues de céréales. «Honnêtement, c’est un peu ma faute, reconnaît-il, se souvenant d’avoir plusieurs fois oublié son masque de protection lorsqu’il mélangeait des insecticides. Mais, même si on se protège bien, c’est pareil, on est en contact avec un produit dangereux. Si un insecticide tue le petit insecte, le “gros insecte” comme moi va crever aussi à force de traiter !»
Une surface agricole divisée par deux
«Tête de mule», André Tesson refuse la chimiothérapie prescrite par les professionnel·les et décide – selon ses dires – de se soigner à base de plantes conseillées par un ami. Toujours est-il que le sexagénaire guérit en un an et demi et se trouve aujourd’hui face à nous, en pleine forme, dans sa ferme près de Gontaud-de-Nogaret (Lot-et-Garonne).
Pour lui, sa femme et ses trois enfants (ses «trois soleils», le nom donné à son exploitation), l’expérience du cancer marque un tournant. «Je leur ai dit qu’il fallait changer de méthode de travail, et que ça allait être très compliqué», se remémore André Tesson. De cet électrochoc, il tire plusieurs leçons.
La première : réduire la taille de son exploitation. En quelques années, la ferme des Trois soleils abandonne ses grandes cultures céréalières et son élevage de 200 000 poulets annuels, revend ses moissonneuses, ses plus gros tracteurs, la plupart de ses terres, et acquiert une autre parcelle dotée d’un lac. De 2015 à aujourd’hui, la surface de l’exploitation est passée de 650 à 300 hectares. La famille Tesson se recentre sur ses grands vergers de noisettes, plantés à la fin des années 1980.
Nuages de libellules, bouillie bordelaise et mini-guêpes pondeuses
Deuxième enseignement : «Si on veut bien faire les choses, il faut produire une partie en bio et l’autre avec beaucoup moins de traitements.» Pour lutter contre les attaques d’insectes sur sa petite parcelle sans pesticide, l’agriculteur de 61 ans tente des répulsifs naturels, comme la bouillie bordelaise ou le souffre.
Surtout, il s’efforce de laisser se développer l’herbe entre les rangées d’arbres pour accueillir plus de biodiversité. Au printemps 2025, il n’avait jamais vu autant de libellules vrombir dans ses vergers. Pour le reste des parcelles en «agriculture raisonnée», il se limite à cinq traitements par saison (contre plus d’une dizaine en conventionnel) : «Si on traite trop, on tue aussi tous les auxiliaires», les espèces qui se nourrissent des «ravageurs».
Les pesticides de contact autorisés – moins toxiques que les néonicotinoïdes – restent nécessaires, selon lui, pour limiter les attaques d’insectes et s’assurer des rendements suffisants. «Aujourd’hui, il n’existe pas d’alternative efficace et utilisable» à l’acétamipride, confirme Maud Thomas, directrice de l’Association nationale des producteurs de noisettes (ANPN). Face au balanin, l’utilisation des vers et de champignons parasites ainsi que des pièges à odeur sont à l’étude. Quant aux punaises diaboliques, la solution pourrait être de lâcher de minuscules guêpes qui parasitent les œufs de l’insecte.
Mais ces projets de biocontrôle en sont encore au stade expérimental, précise Maud Thomas. C’est la raison pour laquelle l’ANPN appelle à une nouvelle «proposition de loi transpartisane» pour réautoriser l’acétamipride pour cinq ans afin d’«assurer la transition écologique de [la] filière».
Non-syndiqué et «apolitique», André Tesson estime au contraire qu’il n’y a pas besoin de ce produit : «En 2023, on a eu une année record alors que le produit était interdit, cherchez l’erreur !» Cette année-là, après deux saisons plombées notamment par des épisodes de gel printanier, la production a dépassé les 10 000 tonnes – en plein dans le potentiel de production de la filière, même si «la récolte aurait été meilleure avec des moyens de lutte», nuance Maud Thomas. En 2024, elle a ensuite replongé à 6 500 tonnes (dont 2 000 tonnes inconsommables), sous le coup d’un météo pluvieuse et des attaques de «ravageurs».
Un modèle difficile à étendre au reste de la filière
Dans ses vergers, André Tesson observe d’un regard inquiet les grandes failles creusées par la sécheresse dans le sol, où viennent se coincer les noisettes : «On ne pourra pas les récupérer, ça aussi c’est une perte d’argent directe.» Ce constat du changement climatique l’a amené à un autre pari après son cancer : diversifier sa production en plantant de nouveaux arbres méditerranéens, plus résistants aux fortes chaleurs et au manque d’eau.
Après un voyage en Espagne, la famille Tesson se lance dans des productions complémentaires d’oliviers, d’amandes, de noix de pécan, de poivre ou encore de pistaches. Si les premières années sont difficiles, l’agriculteur ne regrette rien de ce pari : «Cet été, les maïs sont cramés, mais mes pécans ont résisté alors que je ne les ai pas arrosées.» Face à la vague de chaleur d’août, les branches locales des syndicats agricoles majoritaires FNSEA et Jeunes agriculteurs ont demandé la reconnaissance de l’état de calamité agricole sur le Lot-et-Garonne.
Les salarié·es de la ferme des Trois soleils transforment eux-mêmes ces fruits à coque en huiles, farines, purées, gâteaux et même liqueurs. C’est la dernière leçon retenue par André Tesson : sortir du système de coopérative agricole, où il faut faire «toujours plus de rendements pour gagner toujours plus d’argent». «Pour faire du bio, il faut accepter de perdre du rendement», complète-t-il, reconnaissant que ses vergers sans pesticide sont moins productifs.
Après avoir claqué la porte, il y a deux ans, de la puissante coopérative Unicoque, la ferme des Trois soleils s’est tournée vers les grands chefs cuisiniers – qui achètent ses produits à prix d’or – et vend le reste sur place ou dans les marchés locaux. Un modèle qui marche, mais qui reste marginal, note Maud Thomas : «Peut-être que quelques-uns s’en sortent sur un marché de niche, mais cela ne répondra en aucun cas aux besoins du marché.»
Également directrice de recherche à Unicoque, cette dernière s’érige contre l’image de la «méchante coopérative» : «Ce système garantit un revenu à 300 producteurs, qui en sont satisfaits.» Plongé dans de nouveaux projets de parfum à base de noisettes et de tapenade bio, André Tesson est aujourd’hui loin de tout cela et philosophe : «Finalement, heureusement que je suis tombé malade.»
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