«Dès que l’on baisse — même de 50% — l’utilisation de pesticides, on récupère des bénéfices importants pour la biodiversité et la santé humaine», souligne d’entrée Christian Huyghe, directeur scientifique Agriculture de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). La semaine dernière, l’Inrae a présenté des pistes pour réduire drastiquement l’utilisation de produits chimiques dans les cultures.
Ces molécules destinées à protéger les végétaux cultivés tuent ou repoussent les espèces qui les détruisent (virus, insectes, rongeurs…). Une partie de la droite et des syndicats agricoles refuse des politiques contraignantes pour réduire leur usage voire le supprimer. Fin février, la loi d’orientation agricole a été définitivement votée par les parlementaires : elle ancre dans la législation française le principe «pas d’interdiction de pesticides sans solutions», cher au syndicat productiviste FNSEA.

Pour trouver des solutions, les expert·es de l’Inrae et ses agent·es de développement n’ont pas attendu le vote de la loi. Elles et ils ont mené des expérimentations sur des cultures en partenariat avec des agriculteur·ices, à partir de 2017. Dans le cadre du programme Ecophyto Dephy Expe 2, financé par l’Office français de la biodiversité, les scientifiques ont voulu savoir comment produire de mêmes volumes avec moins de traitements chimiques (voire sans), dans les contraintes du système agricole actuel.
Plus de collectif, moins de pesticides
Pour Christian Huyghe, le principe «pas de retraits de pesticides sans solutions» n’a pas de sens. «S’il n’y a pas de perspective de disparition d’une molécule, il n’y aura pas de recherche pour la remplacer». La solution, expose-t-il, est d’anticiper une potentielle législation future «pour avoir le temps de chercher une solution, non pas chimique de substitution mais qui offre une combinaison de leviers s’inspirant des principes de l’agroécologie, et des mesures de prévention.»
Pour renforcer ces mesures de prévention, il insiste sur la nécessité de penser collectivement la protection des cultures plutôt que de raisonner exploitation par exploitation. Pour défendre des champs de betteraves contre un virus, «il faut supprimer les réservoirs à virus situés parfois en dehors des zones de la parcelle cultivée», explique-t-il. Parmi les leviers efficaces pour éviter que les pucerons porteurs du virus ne le propagent dans les rangs : espacer les divers types de betteraves qui poussent à différentes saisons (betterave sucrière et betterave porte-graines), ou supprimer toutes les repousses contaminées de betteraves dans les restes des silos.
Des fleurs auxiliaires pour réduire les insecticides en maraîchage
Parmi la quarantaine de projets du programme Dephy Expe 2 : celui mené par Jérôme Lambion, ingénieur agronome au Groupe de recherche en agriculture biologique (GRAB), a tenté de diminuer l’utilisation d’insecticides en maraîchage. L’expérimentation s’est déroulée sur deux sites en agriculture conventionnelle et sur un en biologique. Résultat : sur les deux premiers testés, l’utilisation des produits chimiques a été diminuée de 80% voire 100%, tout en maintenant le rendement. Une bonne nouvelle, alors que l’impact négatif des insecticides sur la biodiversité a été démontré par des études scientifiques.
Pour protéger les champs, les expert·es ont additionné plusieurs méthodes : plantation de haies composites, de bandes de fleurs au bord des bâches qui recouvrent les abris ; installation de nichoirs à mésanges et à chauve-souris ; ainsi qu’une flore spontanée fauchée seulement une fois par an. Les mauvaises herbes «sont des réservoirs à auxiliaires [ces êtres vivants dont la présence est favorable aux cultures, NDLR] plus que des réserves à ravageurs», explique Jérôme Lambion.
Parmi les espèces plantées en bordure des légumes, le souci officinal favorise par exemple l’installation d’une punaise prédatrice qui mangera ensuite les acariens et un parasite de la tomate appelé «la mineuse».
La baisse de l’utilisation des insecticides demande un travail humain supplémentaire lié aux lâchers d’insectes ou à l’entretien des plates-bandes, ce qui cause une petite réduction de la marge pour les agriculteur·ices — elle baisse de -5% en comparaison à un système basé sur l’utilisation d’insecticides. Sur le site d’expérimentation en agriculture biologique, au contraire, la marge a augmenté de 10% car les insectes qui mangent les ravageurs des cultures étaient présents sur place et il y avait donc moins besoin d’en acheter.
Éviter le traitement chimique des semences
Moins connu que la pulvérisation des cultures pendant leur croissance, le traitement chimique des semences — avant plantation — est presque systématique. Dans le Grand Est, un projet du programme a testé l’arrêt de ce traitement sur une dizaine de cultures différentes : maïs, blé, tournesol, avoine…
«Nous avons maintenu la qualité et le rendement en utilisant des semences non traitées, notamment pour le blé, explique à Vert Véronique Laudinot, de la chambre d’agriculture Grand Est. Si les agriculteurs vérifient bien qu’elles sont saines et trient les semences pour éliminer les grains cassés, les poussières… ils peuvent se passer, dans notre région, de traitement chimique.» Problème ? Les filières ne sont pas adaptées et se font plus rares : il est donc plus compliqué de s’approvisionner en semences non traitées.
Le gain pour la santé serait pourtant non négligeable, alors que 80% des produits chimiques utilisés sont néfastes, parce qu’ils perturbent le système hormonal ou qu’ils sont classés comme cancérogènes, mutagènes (ils entraînent davantage de mutations génétiques) et reprotoxiques (ils modifient le système reproducteur). «La solution technique est là mais le système n’est pas encore fait pour qu’elle soit applicable», déplore Véronique Laudinot.
Encore des limites pour certaines cultures
Si le programme a abouti sur de nombreuses alternatives efficaces pour réduire ou supprimer les produits phytosanitaires des cultures, certaines inconnues demeurent. Côté semences, les expert·es n’ont pas encore trouvé de solution pour ne pas traiter celles de maïs sans qu’elles ne soient attaquées par des corbeaux par exemple.
Les résultats dépendent également de la région et des conditions climatiques et environnementales que celle-ci offre. À La Réunion, par exemple, des tests opérés sur des cultures de canne à sucre ont permis de réduire les herbicides de -50%, mais le temps de travail dédié à la fauche a beaucoup augmenté.
Les expert·es soulignent l’importance de trouver des pistes pour améliorer l’efficacité du ramassage à la main des mauvaises herbes, afin que la solution soit plus viable économiquement. «La société doit aussi être prête à assumer les éventuels coûts supplémentaires de cette réduction des pesticides, qui passe par une montée en compétences des producteurs», ajoute Jérôme Lambion.
Enfin, reste la question de l’acceptabilité de ces changements de pratiques par les agriculteur·ices. Malgré ces défis, Jérôme Lambion se dit «résolument optimiste». «Nous avons prouvé que les principes de l’agroécologie ne sont pas réservés aux écolos rêveurs mais fonctionnent sur des productions intensives, se réjouit-il. Tout n’est pas parfait mais les mentalités évoluent».
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