Reportage

Dans le Lot, l’industrie forestière rase les parcelles à blanc : «On est en train de saccager notre terre»

Ramener la coupe à la raison. Près de Gourdon (Lot), les abattages massifs d’arbres s’intensifient depuis trois ans. Ces coupes, bien que légales, heurtent les habitants, promeneurs et autres chasseurs… qui dénoncent une déforestation abusive. Vert s’est rendu sur place pour mieux comprendre.
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Le sentier s’enfonce à l’ombre des arbres. Puis, l’horizon s’ouvre net, sur plusieurs centaines de mètres, dans ce qui était autrefois un grand bois. Sur cette parcelle lacérée de la Bouriane, à l’ouest du département du Lot, des échardes tapissent le sol et des souches dépassent à peine de terre, envahies par des ronces. En ce mois de juin, Bertrand* regarde où il pose les pieds, sur le chemin enfoncé par les pneus géants d’engins de chantier. «Je suis catastrophé, il n’y a plus rien, ils écrasent tout, regrette le Lotois. Ici, à la campagne, si je témoigne à visage découvert, je me fâche avec tout le village.» Le sujet est sensible, dans ces communes proches de Gourdon, où des entreprises de bûcheronnage procèdent à des coupes rases – soit l’abattage de l’ensemble des arbres d’une parcelle depuis trois ans. Et ce, à grande échelle.

Selon France nature environnement, jusqu’à 200 000 hectares de forêts sont ainsi coupés à blanc chaque année en France, soit environ 1,4% des forêts exploitées annuellement. Un défrichement qui n’est pas sans conséquence. Cette pratique industrielle modifie le microclimat local, avec des températures pouvant grimper de cinq à dix degrés (°C) au sol, ce qui accentue stress hydrique et mortalité des arbres. En période de sécheresse, les risques d’incendies augmentent nettement. Et cette disparition brutale des arbres, combinée aux effets du changement climatique, met en danger de nombreuses espèces. 40% des coléoptères saproxyliques et oiseaux cavicoles, qui dépendent du bois mort, sont particulièrement affectés.

Devant un paysage désolé, Bertrand déplore l’intensification des coupes rases. © Caroline Peyronel/Vert

«Ils rasent tout : les chênes, les acacias, les châtaigniers, se désole Bertrand, qui a grandi au milieu de ces essences. Ce sont des arbres anciens que les paysans avaient plantés. Maintenant, il ne reste que les souches.»

Le soleil tape fort en ce début d’été. Sur l’un des rares troncs encore debout, un panneau orange porte l’inscription «Omnibois 46». Cette entreprise forestière produit notamment du papier toilette et du bois de chauffe. Contacté, son représentant assure agir dans le cadre légal. «Soit des particuliers me contactent, soit je vais directement à leur rencontre», précise celui qui n’a pas souhaité se présenter. L’exploitant achète entre 2 000 et 3 000 euros l’hectare aux propriétaires et tronçonne à même le sol. «La coupe rase est autorisée sur les châtaigniers», se défend-il.

Des conséquences écologiques lourdes

Bertrand connaît bien la faune et la flore. Sur son temps libre, il pratique la «chasse au bâton» : autrement dit, il ne tue pas le gibier, mais aime le traquer, et regrette de «ne plus pouvoir le faire» sur ces terrains vagues. C’est aussi ici qu’il avait l’habitude de ramasser «des cèpes, des girolles, des chanterelles, des pieds de moutons», énumère-t-il en balayant du regard le paysage éventré. La cueillette des champignons représente un loisir populaire et répandu dans les campagnes, où des accords tacites s’établissent souvent entre particuliers. Elle fait partie des pratiques de subsistance, aujourd’hui menacées par l’abattage des arbres.

Omnibois fait partie des entreprises forestières qui ont racheté ces terres pour les déboiser. © Caroline Peyronel/Vert

Au téléphone, le représentant d’Omnibois dénonce une volonté des «écolos» de «vouloir dézinguer les exploitants forestiers». Le débat dépasse pourtant largement cette opposition. D’ailleurs, Bertrand ne se revendique pas comme «écolo». Le chasseur avait l’habitude de «faire le bois» pour se chauffer l’hiver : «Avec mon père, on rassemblait les morceaux et on les brûlait.» Il connaît bien le bûcheronnage et veille toujours à laisser une partie du tronc pour une meilleure repousse – il privilégie aussi le bois mort. La forêt n’a pas de secret pour ce fils d’agriculteur·ices, très attaché à son territoire. Il s’inscrit dans une lutte écologique discrète, sans la revendiquer, et partage ce point de vue avec plusieurs habitant·es du coin.

Au loin, quatre randonneur·ses, bâtons à la main et chapeau sur la tête, progressent péniblement entre les pieux laissés par l’entreprise forestière. «C’est un massacre. Ils pourraient au moins nettoyer», glisse l’une des promeneuses. Son compagnon renchérit : «On est en train de saccager notre terre.» Ces retraité·es du Lot et de Dordogne se retrouvent régulièrement pour marcher sur ces sentiers. Ce jour-là, ils n’avaient pas bien lu l’affiche déposée par la communauté de communes Quercy Bouriane à l’entrée des bois. Celle-ci déconseillait de poursuivre sur ce chemin public jugé «non praticable» à cause du bûcheronnage.

Des randonneur·ses Lotoi·ses dénoncent «un massacre» des terres. © Caroline Peyronel/Vert

Contacté par Vert, Alain Dejean, élu à l’intercommunalité, «n’est pas inquiet de ces coupes rases» et critique même «les donneurs de leçons», en référence aux habitant·es qui alertent sur la disparition des arbres. Cet agriculteur comprend les propriétaires qui vendent leurs parcelles à Omnibois et tient à rappeler que «la forêt est privée». Il nuance toutefois, rappelant l’importance de «préserver les paysages et de remettre les chemins en état».

Des propriétés privées à usage collectif

La diversité des usages forestiers met en lumière la complexité des enjeux dans ces zones où la propriété privée interfère avec des intérêts collectifs :  préservation de pratiques traditionnelles, biodiversité, etc. La forêt de la Bouriane est majoritairement privée et l’État a peu de marge pour réguler le déboisement. La réglementation française autorise les coupes rases sur ces terrains, tant que quelques arbres dits «d’avenir» – particulièrement vigoureux, destinés à devenir vieux – restent sur chaque hectare. Mais les contrôles sont rares. À l’échelle européenne, plusieurs pays comme la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche ou la Belgique, limitent déjà la surface des coupes rases.

Les engins de chantier laissent des plaies béantes sur le sol. © Caroline Peyronel/Vert

Sur les chemins éventrés, Bertrand s’arrête et pose son index sous l’oreille : «Vous entendez les tronçonneuses ?» Dans une forêt en cours d’exploitation, quatre hommes sans vêtements techniques, équipés de simples visières, débitent des châtaigniers. Ils appartiennent à une petite entreprise de Dordogne, sous-traitante d’Omnibois. Il est presque midi et le soleil tape à plus de 30°C. Inquiets pour leur emploi, ils n’ont pas souhaité répondre aux questions. Omnibois 46 n’a pas non plus voulu rebondir sur ces conditions de travail. Entre 2023 et 2024, le chiffre d’affaires de cette entreprise est passé de 2,77 à 3,11 millions d’euros, soit une hausse de 12,2%.

Bertrand, qui a grandi dans ces paysages, craint de ne plus les reconnaitre à l’avenir. © Caroline Peyronel/Vert

La coupe rase s’inscrit dans un modèle forestier industrialisé, qui privilégie la rentabilité immédiate au détriment de la biodiversité – et des humains. Dans son rapport de 2020, la Cour des comptes évoquait le manque d’attractivité du métier de bûcheron, pénible et faiblement rémunéré. Faute de candidat·es, les entreprises forestières recourent massivement à des travailleurs détachés d’Europe de l’est, souvent employés via la sous-traitance, dans des conditions précaires.

En Bouriane, au son des machines, les châtaigniers tombent comme des mouches. Bertrand assiste à la disparition du paysage de son enfance, l’air démuni : «Je pense qu’on ne retrouvera jamais ces arbres… enfin, moi, je ne les reverrai pas.»

*Le prénom a été modifié.

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