Olivier Gaudin enseigne à l’École de la nature et du paysage de Blois (Institut national des sciences appliquées Centre-Val de Loire). Il est aussi chercheur au laboratoire AAU_Cresson (CNRS) et responsable éditorial des Cahiers de l’École de Blois.
Une partie de son travail porte sur l’idée d’un «droit au paysage», qui permettrait d’impliquer davantage les citoyen·nes dans les décisions qui concernent leur lieu de vie et de protéger l’accès à des espaces publics.
Il développe cette hypothèse dans un rapport collectif de la Fondation Jean-Jaurès paru ce lundi : J’éprouve donc je suis. Des politiques du sensible pour réhumaniser notre quotidien. Vert lui a posé quelques questions à ce sujet.
Qu’est-ce que c’est, au juste, un paysage ?
Avant tout, un ensemble de relations complexes au territoire, qui impliquent la perception et plus largement les affects, la sensibilité et la culture. Depuis 2000, il existe une définition partagée par les pays signataires – dont la France – de la Convention européenne du paysage : «une partie de territoire, telle que perçue par les habitants du lieu ou les visiteurs». Il ne s’agit pas que de «beaux» paysages, mais surtout de paysages ordinaires, ceux que nous vivons au quotidien – paysages ruraux, urbains, industriels…
En quoi consisterait un «droit au paysage» ?
Actuellement, le droit au paysage – le droit à préserver des relations de qualité avec son milieu de vie –, ça n’existe pas, en termes de lois concrètes. Il y a bien un droit de l’environnement, de l’urbanisme, du patrimoine… des choses plus spécifiques, qui pourraient être réunies. L’idée de «droit au paysage», à mes yeux, fait référence au «droit à la ville», un concept porté par le philosophe et sociologue Henri Lefebvre à la fin des années 1960. Selon lui, les habitants devraient pouvoir participer concrètement à la fabrication de leur espace de vie, et surtout aux décisions politiques qui concernent cette fabrication.
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Il faudrait donc étendre cette question au-delà du milieu urbain ?
Que nous habitions en ville ou dans un village, nous pourrions avoir un droit de regard sur ce qui se construit près de chez nous. «Droit de regard», cela implique la capacité à voir, mais aussi à comprendre ce que l’on voit, à saisir les relations entre les choses, et à s’inquiéter de l’état de ces relations : aujourd’hui, on pense à la destruction des milieux vivants, à l’accès à des eaux de qualité ou à la question animale.
«Ni la ville ni les espaces ruraux ne sont réservés à leurs seuls habitants.»
Il semble urgent de nous interroger là-dessus. C’est même la chose la plus concrète à faire : mettre le doigt sur nos choix collectifs, prendre conscience de ce qu’ils impliquent au quotidien. Le paysage est un miroir qui nous renvoie le reflet de notre inaction climatique, écologique et sociale. Chaque catastrophe environnementale rend visible nos choix – et les choix que nous ne faisons pas – vis-à-vis des enjeux écologiques et des inégalités socio-économiques.
Quand vous parlez de droit au paysage, vous évoquez aussi un «droit d’accès»…
Oui, de manière concrète, le droit au paysage inclurait le fait de garantir l’accessibilité à des chemins, des rues et des passages, des trottoirs, voire à certains rez-de-chaussée, en particulier de bâtiments publics. Ce pourrait être de sanctuariser tout ce qui échappe au régime de la propriété privée et de ne pas laisser la privatisation gagner du terrain. Ces dernières années, à Paris, Nice ou Marseille, il y a eu une tendance à fermer des accès. On a réservé des rues ou des allées aux riverains, et pour cela, on les a soustraites à l’espace public – cette «résidentialisation» est un pas vers ce qu’on appelle les gated communities, les communautés résidentielles fermées. On ferme des passages qui étaient ouverts auparavant, au profit de quelques personnes et au détriment de toutes les autres. Or, ni la ville ni les espaces ruraux ne sont réservés à leurs seuls habitants.
Il s’agirait de créer de nouvelles lois ?
L’idée serait avant tout d’utiliser les lois qui sont déjà là. Nous pourrions certes en créer de nouvelles, mais il faut se méfier de l’illusion qu’il suffirait d’ajouter un texte pour tout résoudre. L’ambition principale, c’est de s’appuyer sur ce qui existe et d’appliquer le droit existant. Et d’exercer nos droits de regard, d’accès, de visite ; de faire valoir la nécessité d’espaces publics de qualité.
Est-ce que ça servirait les luttes écologiques locales ? Par exemple, est-ce que l’on pourrait militer pour la réouverture d’une gare, en invoquant son droit au paysage ?
Faire valoir un droit au paysage, ce ne serait pas uniquement pour rouvrir la gare, mais plutôt pour faire en sorte que celle-ci fonctionne au sein d’un réseau, avec un vrai service qui aide les personnes qui s’en servent, dans le cadre élargi de leurs activités. Pour comprendre cela, il faut commencer par observer et surtout écouter les gens, leurs besoins – et éviter de calquer des schémas généraux. Nous continuons de souffrir de l’idée que les solutions viennent d’en haut et que nous pourrions les appliquer de façon homogène à des territoires qui sont pourtant très différents les uns des autres. Il faudrait au contraire associer le plus possible les personnes concernées à la prise de décision.
«De très nombreuses portions de la forêt sont devenues totalement inaccessibles.»
Ma conception du droit au paysage, ce serait donc avant tout de renforcer ce qui doit l’être, parmi les dispositifs démocratiques existants : protéger et maintenir ce qui existe plutôt que de créer quelque chose de toutes pièces.
Y a-t-il des paysages qui ont tendance à devenir moins accessibles ?
Les forêts de Sologne peuvent être un exemple emblématique. Autour du château et au sein du domaine de Chambord – propriété de l’État, donc de la République – des centaines d’hectares sont en accès libre, tandis que d’autres, par centaines également, servent de parc pour le gibier et demeurent clôturés. Dans les parties ouvertes au public, tout le monde est libre de circuler, et d’ailleurs plusieurs routes départementales, chemins forestiers ou pistes cyclables les traversent.
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En revanche, dans le reste de la Sologne, de très nombreuses portions de la forêt sont devenues totalement inaccessibles. Dans son ouvrage récent Les nouveaux seigneurs, le journaliste Jean-Baptiste Forray parle de 4 000 kilomètres de grillages. Ces terres appartiennent à des gens – dont une part importante sont des patrons du CAC 40 – qui décident de fermer les accès, en particulier pour organiser des parties de chasse privées. Ont-ils le droit de le faire ? La réponse ne peut pas se limiter à constater qu’ils semblent en avoir la possibilité juridique. Les écosystèmes sont perturbés par ces pratiques et, du point de vue humain, c’est un problème pour les promeneurs, les riverains, les forestiers, les écologues, les hydrologues, les pompiers…
S’il existait un droit au paysage, alors on peut imaginer qu’il serait plus simple de contraindre les grands propriétaires à maintenir des voies de passage, au moins en certains points de leurs si vastes domaines.
À qui profiterait un droit au paysage ?
À peu près à tout le monde, et surtout à celles et ceux qui ne vivent pas à proximité d’espaces naturels – on l’a vu pendant le Covid, il y en a beaucoup. Je ne parle pas que des habitants des villes : prenez l’exemple de la Beauce. Dans les immenses étendues céréalières, il n’y a plus tellement d’espaces de promenade. Il n’y a plus de haies ni d’arbres, plus d’ombre, plus d’animaux : plus de vie spontanée, pour le dire d’une formule ramassée. Ce sont des espaces uniquement productifs.
«Peut-on avoir un mode de vie ultra-consumériste et ne pas en assumer les conséquences visuelles ?»
En France, il y a aussi des problèmes d’accès au littoral. De Marseille jusqu’à Menton, à la frontière italienne, on observe une privatisation massive de la côte. Parfois de façon illégale, mais on ferme les yeux. Sur le pourtour du cap d’Antibes par exemple, de vastes propriétés avec d’imposantes villas, qui appartiennent souvent à des oligarques, s’étendent jusqu’à la bande littorale. Cette privatisation de fait constitue un recul que les mesures prévues par la loi Littoral, si elles étaient appliquées, pourraient pallier en partie, en restituant au littoral son statut d’espace public.
Et si le droit au paysage se retournait contre l’écologie ? On pourrait faire annuler des projets éoliens et expliquer que ça gâche la vue…
Des éoliennes partout, ça ne semble pas être une solution viable ; les éoliennes nulle part, non plus. Il faut des choix collectifs et démocratiques : qui serions-nous pour imposer quelque chose aux gens qui vivent sur place ? Il me semblerait légitime que des habitants puissent refuser l’implantation d’une éolienne si, en échange, ils étaient prêts à vivre avec moins d’énergie, de manière plus frugale. L’hypothèse d’un droit au paysage pourrait devenir une entrée inattendue pour parler de questions de fond liées à nos modes de vie.
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Le problème, c’est que nous ne percevons pas les conséquences de nos façons de vivre. Nous nous disons que «nos» émissions de CO2 baissent, mais nous ne regardons pas ce qu’il se passe du côté de «l’usine du monde», en Chine, en Inde, et partout ailleurs où l’on a transféré les industries les plus massivement polluantes. Ne faudrait-il pas reconsidérer ce que nous appelons «transition écologique» et observer notre empreinte sur la planète dans un tableau plus général ? Avant de dire : «Je ne veux pas d’éolienne dans mon jardin», je dois me demander d’où vient le pétrole ou l’uranium que j’utilise au quotidien. La même question se pose pour les déchets et leur traitement, comme le montre le cas du plastique ou les enjeux complexes du recyclage. Peut-on avoir un mode de vie ultra-consumériste et ne pas en assumer les conséquences visuelles ?
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