La journaliste et le chercheur remontent l’histoire du remembrement, ce grand bouleversement des paysages français, très peu connu, qui s’est étendu des années 1950 aux années 1980 dans le nord et l’ouest de la France, avec ses conflits, ses traumatismes, ses luttes et son héritage.
Pourquoi sortir une bédé sur le remembrement en 2024 ?
Inès Léraud : Je me suis intéressée au remembrement parce que je suis venue vivre en zone rurale, en Centre Bretagne. Très vite, j’ai constaté que ce mot était associé à des violences sur le paysage et les êtres humains. Il me semblait être un enjeu primordial dans les questions écologiques mais je ne trouvais pas grand chose sur le sujet.
Dans le courant de l’année 2020, j’ai rencontré Léandre qui faisait une thèse sur l’histoire du remembrement. Il y avait un renouveau des enquêtes en zone rurale. Pendant longtemps, il y a eu un manque d’intérêt sur les perdants des modernisations agricoles. Ceux qui s’y étaient opposés n’ont pas eu de relai médiatique. Ils ont disparu dans le silence.
Comment avez-vous travaillé sur le livre ?
Inès Léraud : J’ai été interpellée par des habitants du Centre Bretagne, par un auditeur de mon journal sur France Culture dans le Limousin, et d’autres personnes sur différents terrains. Léandre a apporté beaucoup d’archives de Fégréac, dans la Loire-Atlantique. Ils ne se situaient pas tous à la même époque. Alors j’ai structuré la BD avec ces quatre terrains qui couvraient chacun une décennie. Nous avons épluché beaucoup d’archives départementales, des archives du cabinet du préfet, des comptes rendus des renseignements généraux, pour reconstituer ce qui s’était passé.
Léandre Mandard : C’était intéressant de croiser les sources de l’administration. En allant sur le terrain récolter les témoignages oraux, nous avons pris la mesure des conflits et des traumatismes.
C’est quoi le remembrement ? Comment qualifier ce qui s’est passé au cours de cette longue période ?
Inès Léraud : C’est un grand bouleversement du paysage. Il s’est agi de rationaliser l’agriculture, de faire des champs plus grands, cultivables par des machines. Son résultat a été une liquidation du monde paysan. Il a concerné la grande moitié nord de la France, l’ouest et le Limousin.
Léandre Mandard : Le remembrement est consacré par la loi de 1941 et court des années 1950 à 1980, puis il disparaît officiellement avec la législation de 2007. Il y a eu des remembrements dès 1918-1919, surtout dans les zones du front dévastées par la première guerre mondiale. Le remembrement est aussi un grand processus de sélection des agriculteurs les plus productifs. Les gens âgés, ceux qui sont en pluriactivité, ou les petits, sont marginalisés et lésés.
Ça ressemblait à quoi la Bretagne avant ?
Inès Léraud : Tout l’ouest de la France était un pays bocager, car c’était essentiellement de l’élevage. Pour éviter que les animaux ne sortent des parcelles et protéger les cultures, ils étaient confinés grâce au bocage. Ce bocage servait aussi à se nourrir : il y avait des pommiers. Les surplus étaient vendus ou échangés grâce au troc.
Léandre Mandard : Les gens labouraient entre les pommiers et pratiquaient aussi une forme d’agroforesterie, ce qui était permis par une main d’œuvre très nombreuse.
Quelles sont les racines idéologiques du remembrement ?
Léandre Mandard : Des chercheurs, comme Christophe Bonneuil et Margot Liautey, ont montré que la modernisation agricole s’est accélérée sous le régime de Vichy. L’Allemagne nazie voulait que la France produise davantage pour l’alimentation. Des technocrates français ont vu dans Vichy l’opportunité de caser le projet modernisateur qu’ils portaient depuis longtemps. Cette logique de production a conduit à la loi de 1941, qui a ensuite été conservée jusqu’en 2007. Elle donnait à l’administration des moyens autoritaires pour réorganiser les terres agricoles.
Ce projet a été pensé par des ingénieurs et des propriétaires terriens, avec une propagande qui laissait croire qu’il répondait à une demande des agriculteurs.
Comment les ingénieurs ont-ils fait passer la pilule?
Inès Léraud : L’IVD [Indemnité viagère de départ, NDLR] a été mise en place pour soi-disant aider les paysans à prendre leur retraite. Mais en réalité, elle visait à accélérer leur départ de la terre. Si un paysan transmettait sa terre à son fils, il touchait seulement la moitié de l’indemnité, alors que s’il la vendait à une exploitation plus grande, il recevait 100%.
Léandre Mandard : L’acceptabilité de ces politiques a été construite en prétendant soutenir le monde paysan. Mais le véritable objectif était de faire de l’agriculture un rouage de l’industrie. Cela a permis de fournir une main-d’œuvre à l’industrie tout en transférant les marges de transformation agricole aux entreprises industrielles.
À qui a profité le remembrement ?
Inès Léraud : Il n’y a eu que des victimes chez les paysans. C’est à ce moment-là qu’ils ont été pris dans des logiques d’endettement et de modernisation et qu’on a vu apparaître des suicides en nombre. Nous le voyons avec les mouvements des agriculteurs en ce moment : c’est toute la classe agricole dans son ensemble qui ne s’en sort pas, et de moins en moins. Ceux qui ont profité de la situation, ce sont les secteurs industriel et tertiaire : le BTP, les vendeurs de tracteurs.
Léandre Mandard : L’Andafar, l’association nationale pour le développement de l’aménagement foncier agricole et rural, regroupait tous les milieux qui trouvaient une forme d’intérêt : des cabinets de géomètres, des entreprises de travaux publics, des syndicalistes de la FNSEA, le Crédit agricole.
Comment se sont organisées les oppositions ?
Léandre Mandard : Les paysans s’organisaient souvent au sein de syndicats de défense paysanne. Cela nécessitait une maîtrise des codes juridiques pour déposer des recours, parfois jusqu’au Conseil d’État. Mais ces démarches étaient coûteuses en temps et en argent, et les recours n’étaient pas suspensifs : les travaux continuaient malgré tout.
D’autres actions étaient plus directes, comme l’arrachage de bornes déposées ensuite devant les mairies, l’envahissement des mairies. Dans les années 1970, le Front de libération paysanne a utilisé le plasticage de bulldozers.
«Le capitalisme a mené une guerre à la subsistance pour rendre les gens dépendants.»
Inès Léraud : Le tournant a été la convergence des luttes. Des personnes venues des villes ont rejoint les paysans, les aidant à médiatiser leurs actions et à structurer leurs arguments. Dans les années 1970, l’écologie a commencé à entrer dans le débat. Avant cela, les opposants défendaient avant tout leur mode de vie.
Cette lutte est devenue emblématique de l’écologie politique. André Gorz parle de la naissance du mouvement écologique avant même la détérioration de l’environnement, avec une protestation spontanée contre la destruction de la «nature vécue». Le remembrement a bouleversé l’économie locale, les moyens de circulation, ou encore des pratiques comme se chauffer au bois.
Qui ont été les opposants au remembrement ?
Léandre Mandard : Les opposants étaient d’abord des paysans et des paysannes, rejoints par des militants maoïstes et écologistes, ainsi que des citadins sensibles à la culture bretonne. Dans le Finistère, Lois Ropars a joué un rôle clé pour défendre le chant traditionnel breton et d’autres causes environnementales. En 1969, Terroir breton a été fondée, une organisation qui mobilisait à travers des manifestations et des actions médiatiques comme les «rallyes du terroir», où des bus de journalistes visitaient les dégâts du remembrement. Grâce à ces initiatives, le remembrement a été quasi stoppé dans le Finistère dans les années 1970, même si, ailleurs, il battait son plein.
Quelle a été la place des femmes dans la lutte ?
Inès Léraud : La convergence des luttes a été cruciale, et des femmes ont joué un rôle déterminant. Par exemple, Alice Étienne ou Baptistine Dupey, à Fégréac, qui étaient aux devants des manifestations. Pourtant, elles sont largement absentes des archives. Même lorsqu’un rapport de gendarmerie mentionne leurs actions, elles restent invisibles dans la presse locale. Elles géraient pourtant des responsabilités essentielles : la traite, les bases arrières des luttes, ou encore la préparation des repas pour les mobilisés. Mais elles n’étaient pas interrogées par les journalistes, ni reconnues publiquement.
Quels ont été les effets sur la biodiversité ? Sur la fertilité des sols ?
Léandre Mandard : L’arrachage des haies a détruit des habitats pour les insectes, les rongeurs et la faune pollinisatrice, provoqué une perte de fertilité des sols et causé une perte du capital sol, car les terres partent dans les ruisseaux. Les zones humides ont été drainées, et l’intensification agricole a entraîné une hausse de l’utilisation des pesticides et des engrais.
Inès Léraud : Les modifications des rivières et l’abandon des bocages ont créé des déséquilibres hydriques : des inondations en hiver, des sécheresses en été. D’autres conséquences ont été plus indirectes, comme l’utilisation de la chimie et des énergies fossiles. Plus de vent aussi, qui est mauvais pour obtenir du lait des vaches.
Qu’est ce qui a été perdu en termes de vie sociale, de population, de liens, de lien aux animaux ?
Inès Léraud : Le remembrement a vidé les campagnes. Les marchés, écoles et services ont disparu. Les villages ont perdu leur vitalité, et de nombreux métiers liés à l’agriculture traditionnelle ont été abandonnés : les foires aux chevaux, les cordonniers, les auberges, les cafés. Auparavant, l’agriculture produisait à l’échelle locale pour l’échelle locale et elle s’est soudainement tournée vers l’exportation. Le capitalisme a mené une guerre à la subsistance pour rendre les gens dépendants.
«Le remembrement est l’origine d’une politique agricole tournée vers la compétition internationale, une logique qui n’a aucun sens.»
Léandre Mandard : Les relations humaines ont aussi changé. Les parcelles autrefois nommées ont été remplacées par des numéros. Le moteur des tracteurs a remplacé les conversations d’une parcelle à l’autre. Auparavant, on entendait des chants dans les champs.
Quels sont les héritages actuels de ce grand mouvement ?
Inès Léraud : Le but de la bande dessinée était de réinscrire ces luttes dans notre héritage. L’idée, c’est de faire revivre cette histoire pour qu’elle enrichisse notre imaginaire collectif. Beaucoup ne réalisent pas à quel point le pouvoir politique et administratif a pris le contrôle de leur vie. Cette histoire est essentielle pour comprendre les crises actuelles. Par exemple, on a forcé les paysans à arracher leurs arbres et à utiliser des pratiques intensives, et aujourd’hui on leur demande de devenir écologistes. Pour le monde agricole, réintégrer cette histoire dans son imaginaire permettrait de mieux se défendre face aux défis contemporains.
Ce traumatisme collectif est-il encore présent dans les campagnes ?
Inès Léraud : Oui, c’est très visible. Certains villages restent divisés entre pro et anti-remembrement, avec des tensions palpables. Parfois, il y a deux sociétés de chasse, et deux cafés pour les pro, et les anti. Les gens nous parlent de derrière le portail ou la fenêtre. Cette histoire est encore à vif.
Y a-t-il un lien entre le remembrement et la colère agricole actuelle ?
Léandre Mandard : La détresse agricole découle en partie des injonctions contradictoires imposées aux agriculteurs. On leur demande d’être compétitifs, de produire à fond pour l’export, tout en respectant des normes écologiques strictes et en étant vertueux. C’est schizophrénique. Le remembrement a été un moment de table rase où l’on a massivement subventionné la destruction des haies. Cette logique laisse des blocages et des tensions encore très présents aujourd’hui.
Inès Léraud : Le remembrement est l’origine d’une politique agricole tournée vers la compétition internationale, une logique qui n’a aucun sens. L’agriculture est intrinsèquement liée aux sols et au paysage, et il est absurde de chercher à concurrencer des productions sur des sols américains. Poursuivre dans cette direction revient à achever l’agriculture, en la rendant hors-sol, industrielle et sans rapport avec les paysannes et les paysans.
Pourtant, aujourd’hui encore, les mouvements agricoles sont guidés par la FNSEA, qui a toujours poussé vers l’intensification et l’endettement. C’est elle qui a accompagné ce modèle et continue à le promouvoir. Il est paradoxal qu’elle soit à l’origine de manifestations, alors qu’elle incarne cette logique destructrice.
L’agriculture écologique nécessite-t-elle de démembrer ce qui a été remembré ?
Inès Léraud : Certains agriculteurs recréent du bocage et redivisent les parcelles. Mais il ne s’agit pas de tout défaire : il faut garder les routes, le parcellaire regroupé. Les experts nous disent qu’il faudrait installer un million de fermes en France, plus autonomes, moins consommatrices d’énergies fossiles, moins endettées, plus diversifiées et réduire d’un quart notre consommation de produits animaux. Pour cela, il faut des politiques publiques à l’installation.
La modernisation a apporté de bons outils, des connaissances scientifiques que nous pouvons utiliser pour des vies plus sobres, plus collectives, plus égalitaires et moins difficiles qu’auparavant. Nous devons combiner les bénéfices des outils modernes avec un retour à des pratiques plus autonomes et respectueuses de l’environnement.
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