Enquête

Accumulations de mandats et promotion de l’agriculture productiviste : le lobby agricole de la FNSEA à la loupe

Ils siègent partout : dans les instances de santé publique, de qualité de l’air, d’environnement, de gestion de parc naturel, de gestion des risques industriels, mais aussi dans la presse agricole ou l’événementiel. Le média Splann ! a enquêté sur les nombreux mandats de quatre figures clefs du syndicat agricole français majoritaire, la FNSEA. Une domination qui étouffe la démocratie syndicale. Une enquête réalisée par Marianne Kerfriden et Elena DeBre.
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Homme fort de la FNSEA en Bre­tagne, Thier­ry Coué, 57 ans, est passé à l’échelon supérieur en entrant dans le bureau nation­al de son syn­di­cat en 2023, la Fédéra­tion nationale des syn­di­cats d’exploitants agri­coles. «Il est red­outable, capa­ble de t’assassiner en pleine réu­nion», se sou­vient son adver­saire Jean-Marc Thomas, du comité région­al de la Con­fédéra­tion paysanne, syn­di­cat agri­cole opposé.

Thier­ry Coué, à la tête d’un éle­vage inten­sif de porcs dans le Mor­bi­han, est un ardent défenseur de la ligne pro­duc­tiviste de son syn­di­cat. Au point d’avoir la répu­ta­tion d’être un «tueur» dans toutes les instances où il a siégé, témoignent plusieurs sources con­cor­dantes.

Nous avons réal­isé une car­togra­phie inédite de tous les man­dats de Thier­ry Coué : nous en avons dénom­bré jusqu’à 18. Il est ain­si présent dans des insti­tu­tions nationales con­nues du grand pub­lic, comme l’Agence nationale de sécu­rité san­i­taire (Ans­es), qui autorise ou inter­dit les pes­ti­cides, ou d’autres plus con­fi­den­tielles comme le comité région­al de con­cer­ta­tion sur la direc­tive nitrate.

Le point com­mun de toutes ces instances : leur pou­voir d’influence dans l’encadrement des secteurs agri­cole, envi­ron­nemen­tal et san­i­taire. L’omniprésence est au ser­vice d’une ligne de con­duite : tout faire pour lim­iter les entrav­es au mod­èle agri­cole pro­duc­tiviste, même si l’environnement ou la san­té de la pop­u­la­tion pour­rait en pâtir. Thier­ry Coué estime lui défendre «toutes les agri­cul­tures pour tous les agricul­teurs». Il pour­suit : «moi, je suis élu démoc­ra­tique­ment, le jour où je ne suis plus élu, je ne suis plus dans ces instances-là».

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Un système bien rôdé

Arnaud Clugery, porte-parole de l’association Eau et Riv­ières de Bre­tagne, affronte régulière­ment Thier­ry Coué au sein du comité région­al nitrate, qui est con­sulté sur la régle­men­ta­tion pour lim­iter la pol­lu­tion des eaux par les nitrates d’origine agri­cole et endiguer le phénomène des algues vertes. Il est témoin du lob­by­ing con­stant du représen­tant de la FNSEA. «Thier­ry Coué ali­mente en per­ma­nence la machine du doute, il fait sans cesse dans la surenchère en pré­ten­dant qu’un ren­force­ment des régle­men­ta­tions tuerait l’agriculture bre­tonne».

Dans l’un des comptes-ren­dus de réu­nion que Splann ! s’est procuré, mal­gré un con­sen­sus sci­en­tifique, Thier­ry Coué nie la seule cause agri­cole aux algues vertes en déplo­rant «qu’il ne soit jamais ques­tion de la respon­s­abil­ité des sta­tions d’épuration [des villes]» et s’insurge con­tre «une régle­men­ta­tion de plus en plus pesante» qui men­ace «un monde agri­cole […] qui n’a plus la con­fi­ance de l’État ou des juges». Sol­lic­ité sur ce point, Thier­ry Coué n’a pas don­né suite à nos deman­des.

Pour défendre sa vision de l’agriculture expor­ta­trice et favor­able à l’utilisation des pes­ti­cides, la FNSEA investit dans la presse et dans l’organisation de grands salons et événe­ments agri­coles. Thier­ry Coué a, par exem­ple, présidé jusqu’à sa vente en 2022 le mag­a­zine agri­cole Ter­ra, dis­tribué gra­tu­ite­ment aux agricul­teurs par l’intermédiaire des cham­bres d’agriculture bre­tonnes.

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Le n° 1 du syn­di­cat, Arnaud Rousseau pré­side le con­seil d’administration de Sofipro­téol, fil­iale du géant de l’agroalimentaire Avril. Cette entre­prise siège au comité de sur­veil­lance du groupe de presse Réus­sir, éditrice de plus de 50 titres agri­coles partout en France comme Réus­sir PorcRéus­sir Lait, l’agence de presse Agra ou encore L’Oise agri­cole ou Le Paysan tar­nais.

Jérôme Despey, le n°2, vient de son côté d’être élu prési­dent du CENECA, la société pro­prié­taire du Salon de l’agriculture, le ren­dez-vous incon­tourn­able du mois de févri­er pour tous les prési­dents de la République. La FNSEA a un pied dans une bonne par­tie de la presse agri­cole et des ren­dez-vous pro­fes­sion­nels et grand pub­lic du secteur. Con­tac­tée à ce pro­pos, la FNSEA n’a pas don­né suite à nos sol­lic­i­ta­tions.

Une dom­i­na­tion vis­i­ble jusqu’au som­met de l’État. «La FNSEA entre sans frap­per au min­istère de l’Agriculture, là où nous met­tons des mois à obtenir un ren­dez-vous», iro­nise Frédéric Jacque­mart, de la fédéra­tion d’associations France Nature Envi­ron­nement. Lors du con­grès annuel de la FNSEA en mars dernier, Marc Fes­neau, le min­istre de l’Agriculture, a d’ailleurs déclaré : «Je suis celui qui fait avec vous». Une preuve sup­plé­men­taire de la coges­tion, si sou­vent dénon­cée, de la poli­tique agri­cole française entre le min­istère et le syn­di­cat majori­taire ?

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Un manque de pluralisme syndical

La cartographie de ces quatre figures clefs de la FNSEA détaille l’accumulation de mandats et montre l’omniprésence du syndicat majoritaire, au point que ses concurrents ont bien du mal à faire entendre d’autres visions de l’agriculture française.

Si la FNSEA est l’interlocuteur incontournable, c’est qu’elle tire sa légitimité des élections professionnelles qui se déroulent, tous les six ans. Ce scrutin désigne à la fois le syndicat majoritaire et celui qui va diriger les chambres d’agriculture, bras armé de la politique agricole française. «L’emprise de la FNSEA sur le monde agricole s’est construite sur un déni de démocratie», critique Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne. «Sur les dix collèges qui composent la chambre d’agriculture, celui des chefs d’exploitation est le seul à bénéficier d’un mode de scrutin offrant une prime à la majorité.»

Ainsi, le syndicat arrivé en tête obtient d’office la moitié des sièges. «C’est pour cette raison qu’en Ariège, même si la Conf’ a obtenu 38% des voix en arrivant 2ᵉ, nous ne comptons que trois élus sur dix-huit», s’agace Laurence Marandola. Pour la FNSEA, c’est coup double. Non seulement, elle est désignée comme le syndicat majoritaire, mais elle décroche aussi la majorité des sièges aux chambres. Une double légitimité qui lui donne accès aux différentes instances publiques et privées où siègent Arnaud Rousseau, Jérôme Despey ou encore Thierry Coué.

Cette iniquité, la Cour des comptes la pointait déjà en 2021 dans un rapport. Pour favoriser «la pluralité syndicale», elle prônait «une modification du mode de scrutin»Dans une tribune publiée en début d’année, des députés de l’opposition de gauche vont également dans ce sens : «Nous sommes convaincus que le verrouillage des instances agricoles au profit des représentants du système dominant n’ira pas dans le sens du dialogue et du compromis, mais, au contraire, ne fera qu’accroître les tensions au sein du monde agricole, et entre celui-ci et les citoyens».

Lors des dernières élections en 2019, l’abstention des agriculteurs a atteint le niveau historique de 54%. La liste FNSEA-JA, qui réunit la FNSEA et sa branche jeunes, les Jeunes Agriculteurs, a obtenu 55% des suffrages exprimés. Mais si l’on prend en compte les abstentionnistes, ce score est divisé par deux. Rapportée à l’ensemble des agriculteurs, soit 500.000 sur le territoire, la liste FNSEA-JA ne représente en réalité qu’un quart de la profession. Pourtant, les règles de vote, à son avantage, lui permettent de rafler la direction de 97 chambres d’agriculture sur les 102 que comptait la France.

La question de sa véritable représentativité est donc posée. D’autant plus que les mandats exercés par les élus de la FNSEA le sont parfois au titre du syndicat majoritaire et parfois au titre des chambres d’agriculture qui ont pour mission de défendre les intérêts de l’ensemble de la profession, toutes tendances syndicales confondues.

La FNSEA, un syndicat intouchable ?

André Sergent, éleveur intensif de porcs, préside la chambre d’agriculture de Bretagne depuis 2019, après avoir été à la tête de celle de son département, le Finistère. Il siège par ailleurs dans pas moins de dix organisations, dont l’Institut de la filière porcine et le comité régional porcin. Deux lobbys de la production industrielle porcine ayant pour partenaire revendiqué les Z’homnivores, «association-vitrine des industriels de la viande» dont les journalistes d’investigation et membres de Splann!, Nicolas Legendre et Inès Léraud ont été la cible dans une note interne révélée en juillet 2023.

André Sergent a reçu le 30 septembre 2022 une des plus hautes distinctions de la République française : chevalier de la légion d’honneur. C’est Jean-Yves Le Drian, parrain de la politique bretonne, ancien président de la Région Bretagne, ancien ministre de la Défense puis des Affaires étrangères, qui lui épingle l’insigne ce jour-là.

Pourtant, en novembre 2019, le même André Sergent était condamné par la Cour de discipline budgétaire et financière. Cette juridiction financière est composée de conseillers de la Cour des comptes et du Conseil d’État. Elle l’a sanctionné pour sa gestion illégale des comptes de la chambre d’agriculture du Finistère. La Cour pointait «le versement de subventions à des organisations syndicales en dehors de toute convention» et «l’achat de billets pour des matchs de football constituant un avantage injustifié octroyé à des membres du bureau, entraînant un préjudice financier pour la chambre départementale d’agriculture».

Un an auparavant, sa société de méthanisation Cap Metha avait été mise en cause pour une grave pollution du ruisseau du vallon de Keriolet à Beuzec-Cap-Sizun (29). Une fuite sur le méthaniseur avait décimé toute la faune aquatique sur plus d’un kilomètre, reconnaît André Sergent que nous avons contacté. Il nous confirme que son fils, Quentin, gérant de la société, avait été condamné à des amendes et des dommages et intérêts à verser aux associations constituées en partie civile.

Toujours en 2018, les inspecteurs des installations classées relevaient quatorze écarts majeurs à la réglementation dont des problèmes de sécurisation de l’unité de méthanisation. Trois ans plus tard, André Sergent obtient l’autorisation d’agrandir son installation au grand dam des associations de protection de l’environnement. «Malgré sa condamnation pour sa gestion financière de la chambre d’agriculture du Finistère, malgré la pollution occasionnée par sa société de méthanisation, André Sergent a quand même été décoré», se désole Jean Hascoët, d’Eau et Rivières de Bretagne.

Contacté, André Sergent répond que la condamnation de la Cour de discipline porte essentiellement sur les pratiques de son prédécesseur à la chambre d’agriculture du Finistère. Sur la pollution, il ajoute que son exploitation est l’une des mieux tenues de Bretagne. Pourtant, selon nos informations, il a été verbalisé à plusieurs reprises pour non-respect des règles d’épandage et en 2022, son unité de méthanisation présentait encore des non-conformités.

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Un décret qui pourrait mettre à genoux les syndicats concurrents

En jan­vi­er prochain, auront lieu les prochaines élec­tions aux cham­bres d’agriculture et, pour con­serv­er sa place de leader, la FNSEA ne recule devant rien ! En mars 2023, la Fédéra­tion du Mor­bi­han, dont le vice-prési­dent est Thier­ry Coué, a réclamé, sans suc­cès, au préfet du départe­ment l’exclusion de la Con­fédéra­tion paysanne de toutes les instances où elle siège, en rai­son de son engage­ment dans la lutte écologique con­tre les méga-bassines.

Pour affaib­lir ses rivaux, la FNSEA pour­rait compter sur un allié, le min­istère de l’Agriculture. Il pré­pare un décret qui assécherait les caiss­es des autres syn­di­cats en mod­i­fi­ant les con­di­tions de finance­ment. Pour l’instant, 75% du mon­tant des aides publiques sont attribuées en fonc­tion du nom­bre de voix obtenues aux élec­tions pro­fes­sion­nelles et 25% en fonc­tion du nom­bre de sièges obtenus au sein des cham­bres d’agriculture. Le min­istère envis­age de mod­i­fi­er cette clef de répar­ti­tion à 50/50.

Ce n’est plus coup dou­ble, mais coup triple pour la FNSEA. Le mode de scrutin actuel favorise la FNSEA en nom­bre de sièges, mal­gré un faible nom­bre de voix obtenu. Cette nou­velle clef de répar­ti­tion lui per­me­t­trait d’augmenter ses dota­tions publiques, au détri­ment des autres syn­di­cats. Con­fédéra­tion paysanne et Coor­di­na­tion rurale esti­ment leurs pertes poten­tielles à 500 000 € cha­cune, soit 15% de leur bud­get de fonc­tion­nement. Nous avons ten­té de join­dre le min­istère de l’Agriculture qui n’a pas répon­du à nos deman­des.

«Nous avons déjà peu d’élus aux cham­bres, lesquels se décar­cassent pour représen­ter leurs adhérents dans les dif­férentes instances. Si nous sommes encore privés de finance­ment, ça amput­era davan­tage nos capac­ités à peser sur la poli­tique agri­cole française», déplore Lau­rence Maran­dola, porte-parole de la Con­fédéra­tion paysanne. «Si ce décret était adop­té, ce serait une preuve de plus que le gou­verne­ment se sat­is­fait de la coges­tion actuelle avec la FNSEA qui empêche la démoc­ra­tie syn­di­cale», ajoute Véronique le Floc’h, prési­dente de la Coor­di­na­tion rurale.

Une démoc­ra­tie syn­di­cale qui a déjà été mise à rude épreuve lors des man­i­fes­ta­tions de jan­vi­er dernier. La FNSEA est sor­tie grande gag­nante d’un mou­ve­ment qu’elle n’avait pour­tant pas ini­tié. Stock­ages d’eau, pes­ti­cides, exonéra­tions fis­cales, le gou­verne­ment Attal a accédé à ses prin­ci­pales deman­des, par­fois au détri­ment des reven­di­ca­tions ini­tiales des man­i­fes­tants axées sur les prix et une meilleure rémunéra­tion. Et il n’est pas cer­tain que la loi d’orientation agri­cole, actuelle­ment en dis­cus­sion à l’Assemblée nationale, répon­dent à ces préoc­cu­pa­tions. Une mobil­i­sa­tion mas­sive des agricul­teurs lors des élec­tions pro­fes­sion­nelles de jan­vi­er per­me­t­trait-elle de chang­er la donne ?

Cet arti­cle s’inscrit dans une série d’enquêtes sur le lob­by agro-ali­men­taire menée à l’échelle européenne, à par­tir de don­nées publiques, par plusieurs médias européens : Splann !Light­house ReportsThe Euro­peansFront Story.plTaz et L’Espresso.

Pho­to de cou­ver­ture : En févri­er 2024 au Salon de l’agriculture, le prési­dent de la FNSEA Arnaud Rousseau et le min­istre de l’Économie Bruno Le Maire. © Thomas Samson/AFP