Décryptage

Dans les lycées agricoles, une transition écologique semée d’embûches

Classes vertes ? Depuis 2014, l’enseignement agricole est censé avoir pris le virage de l’agroécologie. Dans la pratique, l’impulsion dépend fortement de la volonté des profs, des réticences de certain·es élèves et, parfois, de la pression des agriculteur·ices du coin.
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Novem­bre 2023. Au lycée agri­cole des Vaseix, près de Limo­ges, enseignant·es, délégué·es des élèves et représentant·es de la pro­fes­sion se retrou­vent à l’occasion du con­seil d’administration. Comme tous les étab­lisse­ments agri­coles, ce lycée est cen­sé enseign­er des pra­tiques plus écologiques, avec par exem­ple l’interdiction du glyphosate sur l’exploitation attenante au lycée. Mais cette évo­lu­tion ne fait pas l’unanimité. En pleine réu­nion, l’agriculteur qui pré­side le con­seil d’administration «a bran­di un bidon de glyphosate, avec ce com­men­taire en direc­tion des per­son­nels : “Je vous laisse ça pour entretenir vos clô­tures. Elles en ont besoin.”», racon­te le Syn­di­cat nation­al de l’en­seigne­ment tech­nique agri­cole pub­lic (Sne­tap-FSU), classé à gauche.

Con­tac­té, le directeur du lycée n’a pas souhaité com­menter le geste de l’élu, par ailleurs prési­dent de la Cham­bre d’agriculture de Haute-Vienne. «Il peut y avoir des ten­sions par endroits avec des prési­dents de con­seil d’administration, mais ce ne sont pas eux qui diri­gent les étab­lisse­ments», pré­cise-t-il.

Les inci­dents de ce type sont spo­radiques. Dans les Deux-Sèvres, par exem­ple, une quin­zaine d’ad­hérents du syn­di­cat Jeunes Agricul­teurs avaient fait irrup­tion lors du con­seil d’ad­min­is­tra­tion d’un lycée agri­cole suite à l’or­gan­i­sa­tion un repas sans viande à la can­tine ; deux ans plus tard, la direc­tion fai­sait annuler un tra­vail d’élèves por­tant sur le bien-être ani­mal. Ces crispa­tions révè­lent néan­moins à quel point la «tran­si­tion» des étab­lisse­ments vers l’agroécologie peut être semée d’embûches.

Un plan « Enseigner à produire autrement »

Pre­mière spé­ci­ficité de l’enseignement agri­cole : il est sous la tutelle non pas de l’Éducation nationale mais du min­istère de l’Agriculture. On y trou­ve des adultes en recon­ver­sion, mais aus­si de très nombreux·ses jeunes en appren­tis­sage ou en for­ma­tion ini­tiale, de la 4ème au doc­tor­at. Beau­coup sont enfants d’agriculteur·ices et la moitié étudie en inter­nat. Pour ne par­ler que du sec­ondaire, «c’est un milieu assez con­san­guin, où on repro­duit ce dans quoi on a gran­di. A moins d’avoir des profs “men­tors”, con­va­in­cus par l’agroécologie», analyse Renaud Vigu­ié, enseignant en Rhône-Alpes. Pour beau­coup, pass­er à l’agroécologie reviendrait à «tuer le père» à chaque fois qu’ils entrent en cours d’agronomie.

Autre spé­ci­ficité : sur les 150 000 jeunes inscrit·es dans l’enseignement agri­cole, près de 60% étu­di­ent dans des étab­lisse­ments privés sous con­trat. Quant aux lycées publics, leur con­seil d’administration est très sou­vent présidé par un·e agriculteur·ice, majori­taire­ment de la FDSEA (la branche départe­men­tale du syn­di­cat majori­taire FNSEA) et plus rarement de la Coor­di­na­tion rurale ou de la Con­fédéra­tion paysanne.

C’est dans ce con­texte plutôt con­ser­va­teur qu’en 2014, Stéphane Le Foll, alors min­istre de l’Agriculture, fait entr­er l’agroécologie dans le code rur­al et lance un plan inti­t­ulé «Enseign­er à pro­duire autrement» (EPA), renou­velé en 2020. Implan­ta­tion de cou­verts végé­taux, réduc­tion du labour, lim­i­ta­tion des pes­ti­cides… les pra­tiques plus respectueuses de l’environnement doivent infuser dans tout l’enseignement agri­cole. «Cer­tains profs s’en sont emparés avec bon­heur. Ça les a con­fortés dans l’ouverture d’esprit qu’ils essayaient d’offrir à leurs élèves», se sou­vient Renaud Vigu­ié. Des enseignant·es de pro­duc­tion végé­tale et ani­male se met­tent à don­ner cours en binôme pour mon­tr­er que les bêtes peu­vent nour­rir les champs et vice-ver­sa, plutôt que de dépen­dre du soja brésilien.

Deux tiers des fer­mes attenantes aux lycées publics ont désor­mais au moins un ate­lier en bio, par exem­ple un verg­er ou un éle­vage de poules pon­deuses. Le chef d’exploitation d’un lycée agri­cole d’Albi (Tarn) racon­te utilis­er des cou­verts végé­taux pour ne plus laiss­er les sols nus l’hiver. «Ça per­met de régler les prob­lèmes d’érosion, de lim­iter la présence d’adventices et d’augmenter la capac­ité de réten­tion de l’eau dans le sol», témoigne-t-il sur le site de Résothem, ce col­lec­tif de dix ani­ma­teurs nationaux accom­pa­g­nant la tran­si­tion de l’en­seigne­ment agri­cole.

Enseignante d’agronomie en Seine-et-Marne, Valérie Hourli­er se réjouit d’apprendre aux élèves à déter­min­er le nom­bre de vers de terre d’une par­celle ou à réalis­er le diag­nos­tic floris­tique d’une prairie. «Le prob­lème, c’est que les exploita­tions des lycées ont à la fois un but péd­a­gogique et lucratif, c’est com­plète­ment antag­o­niste, déplore-t-elle. Quand on va faire des relevés dans les blés, par exem­ple, le chef de cul­ture me reproche qu’ensuite tout soit piét­iné.»

«Une question de personnes»

Plus glob­ale­ment, la tran­si­tion vers l’agroécologie com­porte des lim­ites struc­turelles. «Ces notions n’ont pas don­né lieu à la créa­tion de beau­coup d’heures de cours spé­ci­fiques, ni à une refonte totale des pro­grammes. Chaque enseignant abor­de donc ce thème selon sa sen­si­bil­ité et sa volon­té», note Anna Stepanoff, qui a tra­vail­lé le sujet pour l’association Les Shifters et qui a fondé sa pro­pre école, le Domaine de Lignerolles, des­tinée aux adultes.

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Thibaut Dri­at a passé qua­tre ans sur les bancs du lycée agri­cole, suc­ces­sive­ment près de Troyes (Aube), puis de Dijon (Côte d’Or), pour un bac Sci­ences et tech­nolo­gies de l’a­gronomie et du vivant (STAV) puis un BTS pro­duc­tion végé­tale : «L’agroécologie, c’est une his­toire de pro­gramme mais aus­si de per­son­nes, con­firme-t-il. Les profs d’agronomie étaient assez récep­tifs mais les profs d’agro-équipement étaient plutôt réti­cents : ils aiment le tra­vail du sol, les gros tracteurs.» Avec un père agricul­teur en con­ver­sion bio, le jeune homme sait bien que cul­tiv­er de la luzerne, par exem­ple, per­met de réduire les besoins en engrais de syn­thèse. «Mais en cours on nous appre­nait à suiv­re un itinéraire tech­nique les yeux fer­més : “Il faut met­tre 40 unités d’azote à tel moment, point”. On ne nous enseigne pas la com­préhen­sion du sol, pour être capa­bles de raison­ner par nous-mêmes», regrette-t-il.

Cloé Reg­nault, 16 ans, étudie en Pre­mière «Con­duite et ges­tion de l’en­tre­prise agri­cole» (CGEA) à côté de Troyes (Aube). Elle a enten­du par­ler de plan­ta­tion de haies dans les champs, ou de l’utilisation de la herse étrille pour éviter de recourir à la char­rue. «Mais dans notre généra­tion, on est plutôt sur le beau matériel : le gros tracteur que tout le monde aimerait avoir dans sa cour», rap­pelle-t-elle.

Des jeunes «programmés à produire»

L’usage des pro­duits de syn­thèse divise autant les jeunes que le corps enseignant. Ancien prof et directeur dans l’enseignement agri­cole, Christophe Van Horne est aujourd’hui éleveur bio dans la Marne. Depuis quelques années, les élèves du lycée agri­cole voisin ont cessé de venir vis­iter sa ferme. «Les profs n’ont pas aimé mon dis­cours, qui est axé sur la préven­tion des mal­adies des mou­tons. Leur seule vision ce sont les ver­mifuges et les antibi­o­tiques ; les jeunes baig­nent là-dedans», estime-t-il.

Lorsque son pro­pre fils a inté­gré un lycée agri­cole, l’ancien enseignant s’est pro­posé pour rejoin­dre l’exploitation de l’établissement. «Ça a été refusé, je n’étais pas dans le bon syn­di­cat», ajoute cet adhérent de la Con­fédéra­tion paysanne. Pour lui, une par­tie des lycées sont «gérés de fait par la FNSEA».

Autre prob­lème de fond, à ses yeux : les élèves restent «pro­gram­més à pro­duire», à «sor­tir des quin­taux». «Il faudrait leur trans­met­tre une vision sys­témique de l’exploitation, pren­dre con­science qu’elle s’inscrit dans un bassin ver­sant, par exem­ple, et qu’il faut lim­iter les pol­lu­tions de l’eau, insiste-t-il. Mais on ne leur par­le que de pro­duc­tion, pas du rôle social ni écologique de l’agriculteur. Pour moi, c’est une vraie volon­té d’orientation de l’agriculture nationale, voire européenne.»

Au min­istère de l’Agriculture, on admet que «la recon­cep­tion» de l’en­seigne­ment agri­cole vers plus d’é­colo­gie «ne se décide pas d’un claque­ment de doigts», mais on assure que les moyens sont mis sur la table. «Cer­tains enseignants sont référents du plan “Enseign­er à pro­duire autrement 2”, avec une décharge de deux heures par semaine, indique la Direc­tion générale de l’enseignement et de la recherche (DGER). En revanche, nous n’avons pas la capac­ité qu’il y en ait un par étab­lisse­ment.» Et de men­tion­ner la sen­si­bil­i­sa­tion des directeur·ices, la for­ma­tion con­tin­ue des enseignant·es, ain­si que les appels à pro­jets pour faire financer des ini­tia­tives écologiques. «L’importance de l’agroécologie dans les enseigne­ments dépend claire­ment de la volon­té de l’équipe, recon­naît la DGER. Il faut qu’ils se chal­len­gent un peu, qu’ils ail­lent chercher ces moyens.»

Au syn­di­cat Sne­tap-FSU, Olivi­er Gau­tié ne décolère pas : «On n’est pas dupes. Les dis­cours du min­istère sur l’agroécologie, c’est du green­wash­ing. Dans le bac général agri­cole, par exem­ple, l’agronomie est dev­enue option­nelle depuis la réforme Blan­quer, au même titre que le sport ou le théâtre.» Il réclame bien plus de moyens et d’ambition, notam­ment pour for­mer les profs à «qua­si­ment un autre méti­er».

L’ensemble de l’écosystème doit évoluer

Inter­rogé à pro­pos des pres­sions que les syn­di­cats agri­coles exer­cent sur cer­tains étab­lisse­ments, le min­istère de l’Agriculture rap­pelle que «l’enseignement agri­cole a pour tra­di­tion d’accepter le débat sur l’agriculture et l’alimentation, qui sont des ques­tions sociale­ment “vives”, y com­pris en y asso­ciant toutes les com­mu­nautés d’acteurs.»

Pour que la tran­si­tion vers plus d’écologie ait lieu, c’est l’ensemble de l’écosystème qui doit évoluer. Les jeunes dépen­dent en effet des agriculteur·ices des alen­tours pour décrocher leurs stages ou leur futur job, ou encore pour con­va­in­cre la Cham­bre d’agriculture de leur pro­jet d’installation et obtenir des finance­ments. Dans le monde rur­al, un rien suf­fit à faire ou défaire une répu­ta­tion.

Élue écol­o­giste de la région Cen­tre-Val de Loire, Estelle Cochard observe cela depuis la prési­dence du con­seil d’administration d’un lycée agri­cole près de Chartres. «Le prob­lème, c’est que l’agroécologie qu’on enseigne n’in­téresse pas le Crédit Agri­cole ni les vendeurs de machines agri­coles, analyse-t-elle. Ce qu’ils aiment, c’est l’a­gri­cul­ture numérique 4.0, les tracteurs qui coû­tent le prix d’une mai­son et les agricul­teurs qui s’endettent.»

Pour se dégager de ce qu’il nomme la «main­mise de la pro­fes­sion», le syn­di­cat Sne­tap-FSU demande le rat­tache­ment de l’enseignement agri­cole à l’Éducation nationale.