Novembre 2023. Au lycée agricole des Vaseix, près de Limoges, enseignant·es, délégué·es des élèves et représentant·es de la profession se retrouvent à l’occasion du conseil d’administration. Comme tous les établissements agricoles, ce lycée est censé enseigner des pratiques plus écologiques, avec par exemple l’interdiction du glyphosate sur l’exploitation attenante au lycée. Mais cette évolution ne fait pas l’unanimité. En pleine réunion, l’agriculteur qui préside le conseil d’administration «a brandi un bidon de glyphosate, avec ce commentaire en direction des personnels : “Je vous laisse ça pour entretenir vos clôtures. Elles en ont besoin.”», raconte le Syndicat national de l’enseignement technique agricole public (Snetap-FSU), classé à gauche.
Contacté, le directeur du lycée n’a pas souhaité commenter le geste de l’élu, par ailleurs président de la Chambre d’agriculture de Haute-Vienne. «Il peut y avoir des tensions par endroits avec des présidents de conseil d’administration, mais ce ne sont pas eux qui dirigent les établissements», précise-t-il.
Les incidents de ce type sont sporadiques. Dans les Deux-Sèvres, par exemple, une quinzaine d’adhérents du syndicat Jeunes Agriculteurs avaient fait irruption lors du conseil d’administration d’un lycée agricole suite à l’organisation un repas sans viande à la cantine ; deux ans plus tard, la direction faisait annuler un travail d’élèves portant sur le bien-être animal. Ces crispations révèlent néanmoins à quel point la «transition» des établissements vers l’agroécologie peut être semée d’embûches.
Un plan « Enseigner à produire autrement »
Première spécificité de l’enseignement agricole : il est sous la tutelle non pas de l’Éducation nationale mais du ministère de l’Agriculture. On y trouve des adultes en reconversion, mais aussi de très nombreux·ses jeunes en apprentissage ou en formation initiale, de la 4ème au doctorat. Beaucoup sont enfants d’agriculteur·ices et la moitié étudie en internat. Pour ne parler que du secondaire, «c’est un milieu assez consanguin, où on reproduit ce dans quoi on a grandi. A moins d’avoir des profs “mentors”, convaincus par l’agroécologie», analyse Renaud Viguié, enseignant en Rhône-Alpes. Pour beaucoup, passer à l’agroécologie reviendrait à «tuer le père» à chaque fois qu’ils entrent en cours d’agronomie.
Autre spécificité : sur les 150 000 jeunes inscrit·es dans l’enseignement agricole, près de 60% étudient dans des établissements privés sous contrat. Quant aux lycées publics, leur conseil d’administration est très souvent présidé par un·e agriculteur·ice, majoritairement de la FDSEA (la branche départementale du syndicat majoritaire FNSEA) et plus rarement de la Coordination rurale ou de la Confédération paysanne.
C’est dans ce contexte plutôt conservateur qu’en 2014, Stéphane Le Foll, alors ministre de l’Agriculture, fait entrer l’agroécologie dans le code rural et lance un plan intitulé «Enseigner à produire autrement» (EPA), renouvelé en 2020. Implantation de couverts végétaux, réduction du labour, limitation des pesticides… les pratiques plus respectueuses de l’environnement doivent infuser dans tout l’enseignement agricole. «Certains profs s’en sont emparés avec bonheur. Ça les a confortés dans l’ouverture d’esprit qu’ils essayaient d’offrir à leurs élèves», se souvient Renaud Viguié. Des enseignant·es de production végétale et animale se mettent à donner cours en binôme pour montrer que les bêtes peuvent nourrir les champs et vice-versa, plutôt que de dépendre du soja brésilien.
Deux tiers des fermes attenantes aux lycées publics ont désormais au moins un atelier en bio, par exemple un verger ou un élevage de poules pondeuses. Le chef d’exploitation d’un lycée agricole d’Albi (Tarn) raconte utiliser des couverts végétaux pour ne plus laisser les sols nus l’hiver. «Ça permet de régler les problèmes d’érosion, de limiter la présence d’adventices et d’augmenter la capacité de rétention de l’eau dans le sol», témoigne-t-il sur le site de Résothem, ce collectif de dix animateurs nationaux accompagnant la transition de l’enseignement agricole.
Enseignante d’agronomie en Seine-et-Marne, Valérie Hourlier se réjouit d’apprendre aux élèves à déterminer le nombre de vers de terre d’une parcelle ou à réaliser le diagnostic floristique d’une prairie. «Le problème, c’est que les exploitations des lycées ont à la fois un but pédagogique et lucratif, c’est complètement antagoniste, déplore-t-elle. Quand on va faire des relevés dans les blés, par exemple, le chef de culture me reproche qu’ensuite tout soit piétiné.»
«Une question de personnes»
Plus globalement, la transition vers l’agroécologie comporte des limites structurelles. «Ces notions n’ont pas donné lieu à la création de beaucoup d’heures de cours spécifiques, ni à une refonte totale des programmes. Chaque enseignant aborde donc ce thème selon sa sensibilité et sa volonté», note Anna Stepanoff, qui a travaillé le sujet pour l’association Les Shifters et qui a fondé sa propre école, le Domaine de Lignerolles, destinée aux adultes.
Thibaut Driat a passé quatre ans sur les bancs du lycée agricole, successivement près de Troyes (Aube), puis de Dijon (Côte d’Or), pour un bac Sciences et technologies de l’agronomie et du vivant (STAV) puis un BTS production végétale : «L’agroécologie, c’est une histoire de programme mais aussi de personnes, confirme-t-il. Les profs d’agronomie étaient assez réceptifs mais les profs d’agro-équipement étaient plutôt réticents : ils aiment le travail du sol, les gros tracteurs.» Avec un père agriculteur en conversion bio, le jeune homme sait bien que cultiver de la luzerne, par exemple, permet de réduire les besoins en engrais de synthèse. «Mais en cours on nous apprenait à suivre un itinéraire technique les yeux fermés : “Il faut mettre 40 unités d’azote à tel moment, point”. On ne nous enseigne pas la compréhension du sol, pour être capables de raisonner par nous-mêmes», regrette-t-il.
Cloé Regnault, 16 ans, étudie en Première «Conduite et gestion de l’entreprise agricole» (CGEA) à côté de Troyes (Aube). Elle a entendu parler de plantation de haies dans les champs, ou de l’utilisation de la herse étrille pour éviter de recourir à la charrue. «Mais dans notre génération, on est plutôt sur le beau matériel : le gros tracteur que tout le monde aimerait avoir dans sa cour», rappelle-t-elle.
Des jeunes «programmés à produire»
L’usage des produits de synthèse divise autant les jeunes que le corps enseignant. Ancien prof et directeur dans l’enseignement agricole, Christophe Van Horne est aujourd’hui éleveur bio dans la Marne. Depuis quelques années, les élèves du lycée agricole voisin ont cessé de venir visiter sa ferme. «Les profs n’ont pas aimé mon discours, qui est axé sur la prévention des maladies des moutons. Leur seule vision ce sont les vermifuges et les antibiotiques ; les jeunes baignent là-dedans», estime-t-il.
Lorsque son propre fils a intégré un lycée agricole, l’ancien enseignant s’est proposé pour rejoindre l’exploitation de l’établissement. «Ça a été refusé, je n’étais pas dans le bon syndicat», ajoute cet adhérent de la Confédération paysanne. Pour lui, une partie des lycées sont «gérés de fait par la FNSEA».
Autre problème de fond, à ses yeux : les élèves restent «programmés à produire», à «sortir des quintaux». «Il faudrait leur transmettre une vision systémique de l’exploitation, prendre conscience qu’elle s’inscrit dans un bassin versant, par exemple, et qu’il faut limiter les pollutions de l’eau, insiste-t-il. Mais on ne leur parle que de production, pas du rôle social ni écologique de l’agriculteur. Pour moi, c’est une vraie volonté d’orientation de l’agriculture nationale, voire européenne.»
Au ministère de l’Agriculture, on admet que «la reconception» de l’enseignement agricole vers plus d’écologie «ne se décide pas d’un claquement de doigts», mais on assure que les moyens sont mis sur la table. «Certains enseignants sont référents du plan “Enseigner à produire autrement 2”, avec une décharge de deux heures par semaine, indique la Direction générale de l’enseignement et de la recherche (DGER). En revanche, nous n’avons pas la capacité qu’il y en ait un par établissement.» Et de mentionner la sensibilisation des directeur·ices, la formation continue des enseignant·es, ainsi que les appels à projets pour faire financer des initiatives écologiques. «L’importance de l’agroécologie dans les enseignements dépend clairement de la volonté de l’équipe, reconnaît la DGER. Il faut qu’ils se challengent un peu, qu’ils aillent chercher ces moyens.»
Au syndicat Snetap-FSU, Olivier Gautié ne décolère pas : «On n’est pas dupes. Les discours du ministère sur l’agroécologie, c’est du greenwashing. Dans le bac général agricole, par exemple, l’agronomie est devenue optionnelle depuis la réforme Blanquer, au même titre que le sport ou le théâtre.» Il réclame bien plus de moyens et d’ambition, notamment pour former les profs à «quasiment un autre métier».
L’ensemble de l’écosystème doit évoluer
Interrogé à propos des pressions que les syndicats agricoles exercent sur certains établissements, le ministère de l’Agriculture rappelle que «l’enseignement agricole a pour tradition d’accepter le débat sur l’agriculture et l’alimentation, qui sont des questions socialement “vives”, y compris en y associant toutes les communautés d’acteurs.»
Pour que la transition vers plus d’écologie ait lieu, c’est l’ensemble de l’écosystème qui doit évoluer. Les jeunes dépendent en effet des agriculteur·ices des alentours pour décrocher leurs stages ou leur futur job, ou encore pour convaincre la Chambre d’agriculture de leur projet d’installation et obtenir des financements. Dans le monde rural, un rien suffit à faire ou défaire une réputation.
Élue écologiste de la région Centre-Val de Loire, Estelle Cochard observe cela depuis la présidence du conseil d’administration d’un lycée agricole près de Chartres. «Le problème, c’est que l’agroécologie qu’on enseigne n’intéresse pas le Crédit Agricole ni les vendeurs de machines agricoles, analyse-t-elle. Ce qu’ils aiment, c’est l’agriculture numérique 4.0, les tracteurs qui coûtent le prix d’une maison et les agriculteurs qui s’endettent.»
Pour se dégager de ce qu’il nomme la «mainmise de la profession», le syndicat Snetap-FSU demande le rattachement de l’enseignement agricole à l’Éducation nationale.
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