En ce matin d’août, le vent chaud fait trembler les branches de l’olivier qui trône sur la place de Maaroub (Sud-Liban). De là part une ruelle menant à un magasin de pêche, façade blanche et bleue ornée d’une photo de pêcheur. C’est ici, à 35 kilomètres de la côte, que Ali Fneich a ouvert sa boutique, il y a dix ans, pour compléter ses revenus de la mer. Mais ce jeudi, la porte est close : Ali Fneich a été enlevé par l’armée israélienne quand il était en mer, le 4 juin dernier. «Bienvenue, je vous ouvre», lance d’une voix lasse, Hussein Fneich, le frère d’Ali.
Le gaillard s’assoit derrière le comptoir froid sur lequel apparaît l’image d’Ali Fneich tout sourire, deux larges poissons en mains. «Ali est pêcheur depuis 15 ans : c’est son occupation et son moyen de vivre…», explique d’emblée Hussein Fneich, avec une pointe de fierté. Ali, 35 ans et père de cinq enfants, naviguait depuis toujours à Naqoura, à la frontière avec Israël, zone réputée pour ses poissons. Mais en octobre 2023, la guerre entre le Hezbollah et Israël éclate. Comme d’autres pêcheurs, Ali déplace son bateau vers Tyr, plus au nord.
En novembre 2024, après plus de 4 000 mort·es, 16 000 blessé·es et près de 2 millions de déplacé·es, un cessez-le-feu entre en vigueur. Malgré les menaces persistantes de l’armée israélienne, Ali Fneich, comme des centaines d’autres pêcheurs, décide de reprendre la mer après des mois de disette. «Ceux qui travaillent pour leurs familles n’ont peur de rien, explique son petit frère. Il y a un risque avec Israël, mais le besoin de nourrir ses enfants est plus grand que la peur ou que la mort.»
Le 4 juin, Ali Fneich prend une nouvelle fois la mer depuis Tyr après s’être signalé aux autorités libanaises. Il est à environ un kilomètre de la côte de Naqoura avec une quarantaine d’autres pêcheurs. Depuis la guerre de 2006, les pêcheurs ont le droit de naviguer dans une limite de six milles (environ onze kilomètres) dans les eaux territoriales libanaises. «Avant la guerre [NDLR : de 2023], nous pouvions nous approcher au plus près de cette limite, mais maintenant, nous nous faisons attaquer. Les pêcheurs sont de plus en plus pauvres car les poissons sont moins nombreux», souligne le président du syndicat de la pêche du Liban Sud, Reda Ahmed Bouab.
Comme l’ont rapporté plusieurs médias, les pêcheurs sont alors dans les limites autorisées quand plusieurs bateaux israéliens mettent le cap sur eux. «Les bateaux ont encerclé Ali et ils l’ont attrapé, sous les yeux de l’armée libanaise et de la Finul [la Force intérimaire des Nations unies au Liban ; contactées, elles n’ont pas donné suite à nos demandes, NDLR]», clame Hussein, la voix enrouée par la colère. Son compagnon d’équipage est forcé de regagner le rivage à la nage. Depuis, personne ne sait où Ali se trouve ni dans quelles conditions. L’armée israélienne n’a pas répondu à nos sollicitations.
Selon plusieurs médias locaux, sept civils sont toujours détenus par l’armée israélienne, dont deux pêcheurs, Ali Fneich et Mohammad Jouhair. D’après les autorités libanaises, en juin, l’armée israélienne avait transgressé plus de 3 000 fois (sur terre, en mer et dans les airs) l’accord de cessez-le-feu depuis son entrée en vigueur. Elle est toujours stationnée à cinq endroits. «L’armée israélienne ne peut être poursuivie pour ces violations car le Liban n’a pas ratifié le Statut de Rome. La Cour pénale internationale n’a pas juridiction pour enquêter sur ces crimes et poursuivre les responsables sur le territoire libanais», déplore Ramzi Kaiss, chercheur pour Human Rights Watch. Pour le journaliste d’investigation de l’ONG Legal Agenda, Hussein Chaabane, ces violations sont des moyens de pression politique. «Par ailleurs, la perturbation forcée des moyens de subsistance dans les eaux libanaises entraîne de facto le dépeuplement de la bande frontalière», insiste-t-il.
À Maaroub, Hussein Fneich tient désormais la boutique en attendant le retour de son frère. «Ces patrouilles devraient normalement protéger les pêcheurs. Mais personne n’ose se confronter à Israël, lâche le professeur de boxe. Nous sommes habitués : nous ne sommes jamais en sécurité et nous n’avons aucune protection.» Hussein referme derrière lui la boutique avec l’espoir qu’Ali la rouvre la prochaine fois.
«Nous estimons les pertes à environ 350 tonnes de poissons depuis la guerre»
À une vingtaine de kilomètres de là, Tyr bouillonne dans l’effervescence de l’été malgré les stigmates de la guerre avec Israël, loin d’être terminée pour la population. Au port de pêche, la lumière du jour commence à baisser. Quelques hommes boivent du café et jouent aux cartes près des bateaux amarrés. Ici, les histoires de pêcheurs enlevés sont connues depuis de nombreuses années. Bien avant 2023, bien avant la guerre de juillet 2006. Sur les quais du port, des hommes appliquent de la fibre de verre sur la coque des barques de pêche. «Tous les bateaux ont subi des pertes d’environ 500 dollars [environ 430 euros, NDLR] en raison de l’arrêt de leur activité, de la maintenance… Sans parler des filets abimés et du bois mangé par le sel», observe le président du syndicat des pêcheurs de Tyr, Samy Rizk.
D’après les chiffres du ministère de l’agriculture (transmis par le CNRS), plus de onze bateaux de pêche ont été totalement détruits et quinze autres partiellement durant le dernier conflit. Cette pêche artisanale est primordiale pour plus de 4 000 familles, selon un rapport des Nations Unies de 2023, dont la grande majorité vit entre Saida et Naqoura. «Nous estimons les pertes à environ 350 tonnes de poissons depuis la guerre», indique le Docteur Sharif Jemaa, expert en pêcherie au CNRS.
Wissam (qui n’a pas souhaité donner son nom de famille) écoute avec attention Samy Rizk. Le quinquagénaire a été blessé lors de l’attaque des bipeurs [des explosions simultanées par l’intermédiaire d’appareils électroniques perpétrées par l’État hébreu, NDLR] le 17 septembre 2024. L’attaque a fait au moins douze mort·es et plus de 2 800 blessé·es, dont de nombreux enfants. Wissam a aussi perdu une grande partie de sa famille dans des bombardements, raconte-t-il, la voix troublée par l’émotion. Il lui reste ses deux fils : Ali, 28 ans et Jawad, 23 ans, avec qui il s’apprête à larguer ses filets en direction de Naqoura.
Une pêche de plus en plus maigre
Wissam et ses fils sortent du port, après s’être signalés à l’armée libanaise. «Mon père ne peut plus travailler seul maintenant. Avant, j’étais un soldat dans l’armée libanaise, confie Ali. Pendant la guerre, quand j’ai vu que l’armée ne faisait rien pour arrêter les Israéliens, je suis parti.» Une heure de navigation plus tard, le ronronnement assourdissant du bateau se calme. Ce soir-là, Wissam et ses fils sont à environ deux kilomètres de la côte et un au sud de Tyr. «Nous n’allons pas plus loin car sinon, les Israéliens vont nous harceler», explique-t-il en installant son matériel.
Les trois hommes laissent glisser les filets dans le bleu de la mer. Le soleil s’évanouit derrière l’horizon et arrose de ses derniers rayons la surface de l’eau. À la nuit tombée, il est l’heure de remonter les filets. Quelques poissons de taille moyenne sont pris dedans. Ils sont retirés délicatement. Après plus d’une heure de labeur, le compte est maigre. «Nous n’avons même pas attrapé cinq kilos, grogne le pêcheur. Si je devais payer tout le monde, je ne gagnerais même pas deux dollars.» Wissam observe aussi, d’années en années, les poissons de moins en moins gros et l’apparition d’espèces invasives comme le poisson-lion qui s’est frayé un chemin depuis la mer Rouge par le Canal de Suez. Tous ces problèmes se prennent dans les filets des pêcheurs sans qu’ils aient vraiment de solutions.
Le lendemain, nous rencontrons Ali Ghanem, assis au café où de nombreux pêcheurs se retrouvent après leurs sorties en mer. L’homme de 42 ans a été pris pour cible par l’armée israélienne en juillet dernier. «Les Israéliens m’ont demandé de m’arrêter et j’ai répondu : “Nous sommes sur notre terre !” Ils ont envoyé des bombes et des drones dans ma direction, relate-t-il. Je me suis dit que c’est ainsi que j’allais mourir…»
Cette soirée-là, le pêcheur finit par faire demi-tour. Il se plaint auprès de l’armée libanaise qui lui répond de ne plus pêcher de ce côté-ci. «Qui doit être puni ? Le voleur ou le propriétaire de la maison ? ironise-t-il. Au début de la zone autorisée, il n’y a plus rien. Le sol de la mer est devenu un désert.» Pour leur survie, mais aussi par principe, les pêcheurs continuent leur activité, comme une forme de résistance.
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