Une fine poussière blanche a creusé des sillons dans les mains de Nazha Chouja, marquées par la vie. Cette réfugiée syrienne s’échine à aligner d’imposantes pierres blanches sous un soleil de plomb, en cette fin du mois d’octobre. Avec une dizaine de personnes, elle doit paver une petite route cabossée et sinueuse à Saadnayel, dans la vallée de la Bekaa, à l’est du Liban. Un travail éreintant, qu’elle effectue de 8 heures à 14h30, du lundi au samedi, pour douze dollars américains (environ onze euros) par jour.
Cette agricultrice se lamente : «J’ai perdu mes terres. Par le passé, nous avions tout ce dont nous avions besoin. J’avais une autosuffisance qui me permettait de subvenir aux besoins de toute la famille…», regrette cette mère de neuf enfants, keffieh et chapeau sur la tête, et gilet fluorescent sur les épaules.
Nazha Chouja a fui la guerre civile en Syrie. Il y a douze ans, elle est arrivée au Liban avec son mari et ses enfants. Depuis, elle est devenue une travailleuse de la terre, comme beaucoup de réfugié·es de Syrie : on en compte 1,5 million au Liban, selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés. Avec son mari, Abu Chouja, elle cultivait un champ de dix hectares situé près de la ville de Baalbek, bastion du Hezbollah, jusqu’à il y a un mois. Une zone densément bombardée depuis la mi-septembre, et surtout à la fin du mois d’octobre, et la montée en puissance de l’offensive israélienne contre le parti chiite pro-iranien.
L’armée israélienne a étendu ses frappes à l’ensemble du Liban, dont des zones résidentielles et densément peuplées. Selon les derniers chiffres du ministère de la santé du Liban, cette guerre a déjà fait plus de 3 002 mort·es, dont 589 femmes et 185 enfants, 13 492 blessé·es et au moins 1,3 million de personnes déplacées.
Une terre jadis refuge, aujourd’hui sous les bombes
Sur leur terre de la Bekaa, Nazha et Abu Chouja cultivaient différents types de légumes : aubergines, tomates, concombres en été ; choux-fleurs, choux kale, entre autres, en hiver. Le couple avait fui la guerre civile en Syrie il y a douze ans. Il avait trouvé refuge ici, dans cette vallée connue pour être le grenier du Liban, et avait suivi une formation en agriculture biologique auprès de l’association Bujurna Juzurna.
Il y a quelques semaines, une bombe s’est abattue près de leur champ. La route pour accéder à leur parcelle n’existe plus. «Nous cultivons en agriculture biologique. Et là, toutes les bombes sont pleines de produits chimiques : cela affecte la qualité et la productivité de la terre. Je vais devoir attendre trois ans avant de pouvoir la cultiver de nouveau…», souffle Abu Chouja.
Pour Najat Aoun, chimiste atmosphérique et membre du Parlement libanais, il est encore difficile de quantifier les effets de ces bombardements sur l’environnement, alors que l’accès au terrain reste dangereux et difficile. «Les produits [agricoles, NDLR] qui ont été exposés aux bombardements doivent être testés pour savoir s’ils sont pollués ou non. Les bombes contiennent des métaux lourds qui se retrouvent dans la poussière. Ces gaz et cette poussière ont un impact sur les plantations en raison de leurs dépôts. Ils peuvent aussi se retrouver en suspension dans les airs, entraînés par les aérosols, ou aller dans l’eau…», explique encore la chimiste.
Pour Najat Aoun, chimiste atmosphérique et membre du Parlement libanais, il est encore difficile de quantifier les effets de ces bombardements sur l’environnement, alors que l’accès au terrain reste dangereux et difficile. «Les produits [agricoles, NDLR] qui ont été exposés aux bombardements doivent être testés pour savoir s’ils sont pollués ou non. Les bombes contiennent des métaux lourds qui se retrouvent dans la poussière. Ces gaz et cette poussière ont un impact sur les plantations en raison de leurs dépôts. Ils peuvent aussi se retrouver en suspension dans les airs, entraînés par les aérosols, ou aller dans l’eau…», explique encore la chimiste.
Selon un rapport des Nations unies, plus de 5 600 frappes israéliennes ont été recensées entre le 8 octobre 2023 et le 20 septembre 2024 dans le Sud-Liban. Certaines contenaient du phosphore blanc, arme incendiaire dont l’utilisation dans des zones densément peuplées et contre des civiles est proscrite par la Convention de 1980 de l’ONU sur les armes classiques. Ce qui est considéré par plusieurs ONG internationales comme un crime de guerre. Des bombes incendiaires ont aussi été employées.
Dans la même période, près de 1 900 hectares de terres agricoles ont été endommagés et 1 200 hectares abandonnés. Ces frappes ont entraîné la perte de 47 000 oliviers, de milliers d’animaux et de 1 200 hectares de forêts. «Les oliviers ont toujours été pris pour cible. C’était encore le cas aujourd’hui. Il y a là un aspect très colonial, car cela efface l’histoire de la terre et de ses habitants», souligne Nagham Khalil, chargée de communication à l’ONG Jibal, qui effectue des recherches sur l’agroécologie et soutient des agriculteurs.
Dans un bâtiment inachevé, derrière la tente qui sert de maison à Nazah et Abu Chouja, se trouvent Ahmad Mohammad Daoud et sa famille, également originaire de Syrie. Agriculteurs à Nabatieh, au sud du pays, elles et ils ont trouvé refuge ici, il y a quelques semaines, moyennant un loyer de 150 dollars par mois (137 euros), sans eau ni électricité. «Nous avons dû tout abandonner : les récoltes et le bétail, déplore Ahmad Mohammad Daoud. Je sais que les bombardements ont beaucoup endommagé la terre… Je pense qu’il faudra deux à trois ans pour qu’elle redevienne fertile».
Un accès au terrain restreint
À quelques kilomètres de chez Nazha et Abu Chouja, se trouve la ferme biologique Bujurna Juzurna, où elle et il se sont formés. L’association compte 20 employé·es originaires du Liban, de Syrie ou de France. Tout y est cultivé dans le respect des principes de l’agriculture biologique. La ferme dispose d’une banque de semences paysannes, replantées, vendues ou données à d’autres agriculteur·ices. Il y a peu, une maison située à quelques centaines de mètres a été bombardée.
En ce matin du mois d’octobre, les employé·es trient des pois chiches. Une partie sera replantée et une autre sera envoyée à huit cuisines communautaires qui confectionnent les repas pour les personnes déplacées à travers le pays. «Nous leur apportons des lentilles, des petits pois, du boulghour… Nous pouvons le faire pour l’instant, mais on ne sait pas encore pour combien de temps», précise Serge Harfouche, l’un des fondateurs de Bujurna Juzurna.
En plus des conséquences sur l’environnement, la guerre fait craindre un moindre accès à leurs plantations. À quelques kilomètres plus à l’est, un terrain de 25 hectares devrait être planté dans les prochaines semaines pour y faire pousser du blé et d’autres grandes cultures. «Mais encore faut-il pouvoir y aller, explique Serge Harfouche, qui esquisse un sourire pour tenter de dédramatiser la situation. Sur le terrain, le mouvement est devenu difficile».
Dans la Bekaa ou dans le sud, depuis un an, Israël bombarde les terres agricoles du Liban. L’armée de l’Etat hébreu met en péril le mode de vie de milliers de familles qui comptent dessus pour se nourrir et subvenir à leurs besoins, dans un pays en proie à une crise économique sans précédent. «Tous ces bombardements ont un impact sur la souveraineté alimentaire, bien sûr, car ces terres sont productives», souligne Angela Saade, directrice de programme pour l’association Jibal. Selon une étude de l’ONG publiée en 2022, 80% de la nourriture libanaise provenait déjà de l’étranger bien avant le 7 octobre 2023 et 82% de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté. Des chiffres qui pourraient augmenter en raison de la guerre. «Si le Liban était mieux préparé du point de vue de la sécurité alimentaire et les agriculteurs mieux organisés collectivement, il y aurait un moyen de mieux faire face à ce risque [d’insécurité alimentaire]», poursuit Angela Saade.
En plus de son lourd impact sur les humains, la nature ou les ressources agricoles, la guerre est également dévastatrice pour le climat : «La destruction extrême est en général très préjudiciable à l’environnement et si l’on veut les reconstruire des villages qui ont explosé, cela nécessitera beaucoup d’énergie et entraînera une énorme empreinte carbone», explique Abbas Baalbaki, chercheur en environnement et activiste, membre de l’organisation Green Southerners. En attendant, à Beyrouth comme dans la Bekaa ou dans le sud du pays, les bombardements continuent leurs ravages sur la vie et l’environnement.