Les murmures provenant du Grand appartement de la Reine, au château de Versailles (Yvelines), ne proviennent pas des spectres de Marie-Thérèse d’Autriche, de Marie Leszczynska ou de Marie-Antoinette. En cette nuit de la fin juillet, quatre scientifiques du programme Epico (le protocole européen en conservation préventive) s’activent dans ce décor tout en dorures et boiseries. Elle et ils cherchent à évaluer les conséquences du dérèglement climatique sur le mobilier et les œuvres de cet environnement royal.
Vers 22 heures, l’équipe de Danilo Forleo, responsable de la conservation préventive au château de Versailles et du programme Epico, s’attaque à la «captation» (l’enregistrement de l’image et des données) d’un majestueux tapis dans la chambre de la Reine. Loïc Martinez, Vincent Gauthier et Julie Fromager, venus de Cergy-Paris Université et membres du laboratoire de recherche Satie (Systèmes et applications des technologies de l’information et de l’énergie), sont outillé·es pour sonder les plus infimes parties de cet objet. Le but : constater, au fil des saisons, de possibles dégradations liées au climat.
Pour ce faire, l’équipe d’universitaires a élaboré une instrumentation poussée et innovante. Celle-ci associe deux éléments l’un à l’autre. D’une part, une caméra Lidar (qui permet la détection et l’estimation de la distance par la lumière) pour obtenir une représentation spatiale – c’est-à-dire une image en 3D. D’autre part, un appareil hyperspectral. Ce dernier capte tout le visible à l’œil nu… ainsi qu’une partie du proche infrarouge, qui échappe à l’humain. Scientifiquement, il recouvre ainsi toutes les longueurs d’onde comprises entre 400 et 1 000 nanomètres. À cet impressionnant attirail s’ajoutent deux lampes halogènes pointées vers le tapis, un moteur, un trépied et deux ordinateurs reliés au tout.
Des capteurs cachés aux quatre coins de la chambre de la Reine
«Nous avons développé le programme Epico afin d’essayer de comprendre dans quelle mesure les conditions de conservation et le dérèglement climatique en cours endommagent les œuvres, et pour envisager des solutions d’adaptation», explique Danilo Forleo. En plus de son instrument hyperspectral, cet Italien originaire de Bergame bénéficie des données relevées par différents capteurs cachés aux quatre coins de la chambre de la Reine : un au niveau de la balustrade pour la lumière, un sous le canapé pour les vibrations, un sur la corniche pour la température et l’humidité.
«Nous n’avons pas encore de résultats avec cette nouvelle instrumentation, car nous l’utilisons depuis trop peu de temps, poursuit Danilo Forleo. Mais, notre programme Epico, initié en 2015, dispose déjà de premières observations grâce à environ 6 500 diagnostics opérés.» Très prudent dans l’établissement de ses conclusions, le responsable affirme : «Ce qui est très clair, c’est que, notamment depuis 2020, on observe une augmentation très importante des contaminations biologiques, comme le prévoyait le Giec», le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
Danilo Forleo s’arrête net dans son explication et se met à brasser de l’air. Il n’essaie pas ici d’invoquer les spectres mentionnés plus tôt, mais d’attraper une mite noctambule. «Il ne faut pas trop la laisser voleter ici…», lâche-t-il après sa chasse infructueuse. Voici précisément l’illustration des contaminations biologiques qui menacent le château de Versailles. Le scientifique remarque une augmentation des populations de nuisibles «sous l’effet du dérèglement climatique, et qui s’attaquent au bois, à la laine, au crin».
Quatorze causes d’altération possibles
En revanche, pour ce qui est des «dégradations mécaniques» – fissures, fractures et soulèvements de couches picturales –, Danilo Forleo ne se prononce pas de façon aussi assertive. «Nous ne pouvons pas encore établir de corrélation scientifique claire entre ces phénomènes et la hausse de la température, précise-t-il. Pour l’instant, cela relève de l’ordre de l’hypothèse, mais il nous manque encore des observations, des évaluations et des éléments pour la corroborer. C’est pour cela que nous travaillons.»
Le chercheur relève «quatorze causes d’altération, liées les unes aux autres, parmi lesquelles le climat. Mais, il y a aussi la lumière, les forces physiques comme les mouvements des sols argileux sous l’effet des pluies et sécheresses, ou la dégradation intrinsèque des matières.» Il lui faut alors établir un diagnostic très précis pour comprendre, par exemple, si l’écartement de la jonction entre deux éléments d’un grand miroir de la chambre résulte simplement du vieillissement de l’objet ou si le dérèglement climatique en est la cause.
Depuis plusieurs mois, son équipe passe au crible les moindres recoins de cette pièce fastueuse. «Nous nous sommes déjà occupés du chenet, d’un pliant, de l’écran de la cheminée, d’une tenture murale et du canapé», liste Julie Fromager, qui réalise une thèse sur le sujet, financée par la Fondation des sciences du patrimoine. «Cela nous donnera in fine un ensemble très massif de données, poursuit l’enseignant-chercheur Vincent Gauthier. Nous devrons répondre à un enjeu de stockage, de sauvegarde et de transmission de tout cela.»
La climatisation, c’est pas la solution
Au-delà d’établir un diagnostic sur les effets du dérèglement climatique au château, le programme Epico sert aussi de base à l’élaboration d’une curation pertinente. «Quand nous observons une dégradation causée par la hausse des températures, nous pourrions nous dire qu’il suffirait de refroidir autant que possible la pièce pour gagner du temps, commence Danilo Forleo. Mais le système de traitement de l’air n’est pas la panacée. Il consommera de l’énergie et risquera de provoquer des pannes. Il pourrait être contre-productif.»
Le chercheur essaie de trouver un équilibre entre «la conservation, la sobriété énergétique et le développement durable» et mise sur des «systèmes traditionnels». L’exemple le plus frappant se situe dans les cabinets intérieurs de Marie-Antoinette, où se trouve une pièce d’exception : le coffre à layette du Dauphin, fils de Louis XVI. Pour préserver ce coffret de soie blanche d’une extraordinaire fragilité, le chercheur a opté pour «une méthode utilisée à l’époque, à savoir des sous-rideaux en coton très occultants».
Associés à un filtre anti-UV et anti-infrarouge, à un voilage et à des rideaux, ces éléments traditionnels permettent de retarder d’une vingtaine d’années les premières décolorations du coffre à layette du Dauphin, très sensible à la lumière. «Ce genre de système, qui peut paraître banal, est pensé à présent pour répondre au dérèglement climatique, poursuit Danilo Forleo. Nous redécouvrons ainsi les méthodes de nos ancêtres, qui savaient bien ce qu’ils faisaient.»
Le programme Epico et le château de Versailles s’inscrivent dans un contexte international, en témoigne leur inscription dans le Network of european royal residencies – le réseau des résidences royales européennes. Danilo Forleo se sent d’ailleurs très inspiré par les avancées du musée de Capodimonte, à Naples (Italie). «Sa direction a remis en place l’ancien système de citernes d’eau pluviale pour assurer l’arrosage de son parc, explique-t-il. Grâce à cela, ils font face à la canicule dans le sud de l’Italie.»
Si les institutions royales et muséales s’activent pour se préserver des risques du dérèglement climatique, certains établissements le subissent déjà. Le musée des beaux-arts de Brest (Finistère) a ainsi vu apparaître, en janvier, des moisissures sur 18 de ses œuvres et garde ses portes fermées depuis lors. «Je ne suis pas scientifique, mais le dérèglement climatique, les chocs thermiques et les pluies importantes mettent en jeu notre conservation, tranche Sophie Lessard, la directrice. Nous n’évoluons pas dans une tour d’ivoire.»
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