Est-ce le lynx qui traverse la route, ou plutôt la route qui traverse le territoire du lynx ? Dans la nuit du 10 au 11 octobre dernier, une femelle de ce très rare félin sauvage a été retrouvée morte, la bouche en sang, le long d’une voie départementale à la sortie de Baume-les-Dames (Doubs). Un phénomène loin d’être anodin en France : à cette date, c’est le quinzième lynx victime d’une collision routière depuis le début de l’année, et le centième en l’espace de cinq ans.
Ce macabre bilan, Gilles Moyne le tient régulièrement : «8% de la population adulte meurt chaque année sur les routes, ce n’est pas supportable», cingle-t-il de sa voix grave. En 1987, cette figure locale du milieu écologiste – il était auparavant directeur de Jura Nature Environnement – a cofondé le centre Athénas, l’une des plus anciennes cliniques dédiées à la faune sauvage en France. Basé à L’Étoile (Jura), au milieu des vignes et des collines boisées, il s’agit du seul site français spécialisé dans la capture, le soin et le relâcher du lynx boréal – qui est devenu son symbole.

«Nous avons un fort investissement sur cette espèce, mais ce n’est pas juste parce qu’elle ressemble à une jolie peluche, avertit Gilles Moyne. Les fonds mobilisés [le centre-association repose majoritairement sur des dons et du mécénat, NDLR] permettent aussi de soigner des chauve-souris, des merles ou des tourterelles.» Au total, 111 lynx ont été recueillis ces 40 dernières années… sur plus de 60 000 animaux soignés. Les trois quarts des autres espèces sont des oiseaux, des plus petits passereaux aux rapaces – comme la chevêche d’Athénas, une chouette qui a donné son nom au centre. Derrière viennent d’autres mammifères (principalement des hérissons), quelques amphibiens ou encore des reptiles.
Un retour timide depuis 50 ans
En cette fraîche matinée d’octobre, toute l’équipe du centre Athénas est sur le pont. Il y a urgence : il s’agit d’emmener au plus vite chez le vétérinaire les deux jeunes orphelins retrouvés quelques jours après la mort de leur mère, et dont l’un d’eux a vomi la nuit dernière. Il faut aussi mettre la main sur leur quatrième frère, toujours porté disparu – le troisième de la fratrie ayant été retrouvé mort de faim.
Tout en scrutant son téléphone pour surveiller une éventuelle alerte, Gilles Moyne nous emmène dans un vaste hangar en bois protégé par de grandes barrières. C’est dans ce bâtiment construit en 2019 que se reposent, à l’abri des regards, les deux jeunes lynx. Armés de grandes épuisettes et de gants de protection, lui et deux autres soigneuses attrapent – non sans mal – les très agiles félins. Il et elles les placent dans deux grands sacs puis dans des caissons de transport, avant de foncer en voiture direction la clinique vétérinaire.

Sur la route qui file dans la campagne jurassienne, Gilles Moyne se souvient du tout premier lynx recueilli par le centre Athénas. C’était en 1989 et, déjà, un jeune renversé par une voiture. Retrouvé par un bénévole, l’animal avait succombé à ses blessures en quelques jours. «À l’époque, le massif jurassien était en voie de recolonisation, donc on avait beaucoup moins de sollicitations», rappelle le naturaliste. Totalement exterminé du territoire français au siècle dernier, le plus grand félin sauvage du continent est revenu petit à petit, à partir des années 1970, depuis la Suisse – où il a été réintroduit.
Au fil du temps, trois noyaux de population se sont consolidés à l’est de la France : dans le massif jurassien – qui concentre l’essentiel des quelque 200 individus aujourd’hui estimés dans le pays –, celui des Vosges (qui a connu une tentative de réintroduction peu fructueuse dans les années 1980) et plus récemment dans le nord des Alpes. «Son aire de présence augmente, mais pas comme elle aurait dû, car il y a énormément de mortalité, regrette Gilles Moyne. En 50 ans, le lynx a à peine franchi l’autoroute A6 et la Saône.» Lynx lynx est classé «en danger» sur la liste rouge française des espèces menacées.

«La population était plutôt stable ces dix dernières années, reconnaît Nicolas Jean, biologiste et responsable du suivi de l’espèce au sein de l’Office français de la biodiversité (OFB). Mais nous observons une augmentation encourageante depuis 2022-2023.» Ces derniers temps, quelques individus ont même été observés en Bourgogne et dans le Massif central. Une dynamique bien différente de celle du loup gris, qui a reconquis une large partie du territoire français en à peine trois décennies : «Le lynx est beaucoup plus timide, il colonise de proche en proche et est très impacté par les routes et voies ferrées», explique Nicolas Jean.
«Ralentissez sur la route et soyez vigilant en zone forestière»
Arrivés à la clinique vétérinaire, les deux jeunes lynx sont endormis tour à tour et allongés sur une table d’examen. Masque sur la bouche et mains gantées, le docteur Frédéric Violot les osculte un par un. Bénévole au centre Athénas depuis ses débuts, le Jurassien a vu passer de nombreux lynx : «Je me suis inspiré de ma connaissance des chats, dont la biologie est assez proche», rit-il en nettoyant les oreilles aux fins pinceaux noirs de ses deux patients du jour.
Le vétérinaire professionnel a aussi vu les désastres de la voiture sur la population locale : sur les cent lynx renversés ces cinq dernières années, seuls six ont pu être sauvés par le centre Athénas. Et les collisions ne cessent d’augmenter avec la hausse du trafic routier, selon Gilles Moyne. «Ralentissez sur la route et soyez vigilant en zone forestière», implore-t-il. Depuis peu, son association propose aux collectivités locales d’installer des panneaux de signalisation spéciaux au bord des routes : en trois ans, plus de 50 communes ont rejoint l’initiative.

Ces accidents cachent une autre cause de mortalité, intentionnelle : la chasse illégale. Depuis les années 2000, de plus en plus de jeunes lynx orphelins sont retrouvés errants, sans collision routière dans le secteur : «Ce phénomène est le révélateur de la disparition de femelles par braconnage», regrette Gilles Moyne. Les tirs ou empoisonnements de cette espèce strictement protégée sont une réalité difficile à chiffrer, complète Nicolas Jean : «Chaque année, on retrouve quatre à six cadavres, mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg.» De son côté, le centre Athénas multiplie les plaintes devant la justice – souvent classées sans suite – et a même lancé une adresse de signalement : «[email protected]».
L’association ne mâche pas ses mots contre le monde de la chasse, n’hésitant pas à parler de «racailles des bois» au sujet d’un récent cas de braconnage suspecté. «Un seul chasseur a été reconnu coupable d’un tir de lynx, et la fédération de chasse s’était portée partie civile», nuance Christian Lagalice, président de la Fédération des chasseurs du Jura. Sur l’action du centre Athénas, ce dernier tient à distinguer «le centre de soins, pour lequel nous n’avons pas de reproches à faire» de «l’association militante anti-chasse».
Malgré son charisme et son rôle clé dans la gestion des écosystèmes forestiers, le lynx boréal reste un prédateur mal aimé de certain·es dans les campagnes. Des chasseur·euses le voient parfois comme un concurrent dans la régulation des populations de chevreuil et de chamois – ses mets favoris –, ce que dénoncent régulièrement les associations environnementales. «La relation entre le lynx et les petits ongulés n’est pas si arithmétique, tempère – étude à l’appui – Christian Lagalice, qui estime que «le lynx a sa place dans notre environnement». Quant aux attaques de troupeaux, elles restent occasionnelles : «Il peut y avoir un effet ponctuel et local, mais la prédation n’est en rien comparable à celle du loup», explique Nicolas Jean.
Vers une nouvelle disparition ?
Pour ce spécialiste des grands prédateurs, une dernière menace – moins visible – guette la fragile population française de lynx : «Avec un faible nombre d’individus fondateurs issus des programmes de réintroduction, nous craignons une perte de diversité génétique, qui pourrait avoir un impact à terme sur la viabilité de la population.» À l’issue d’un travail d’analyse ADN de l’espèce publié en 2023, le centre Athénas prédit «l’extinction imminente du lynx boréal en France» dans les 30 prochaines années. L’année dernière, une vaste étude dirigée par le Muséum national d’histoire naturelle et l’OFB évaluait un «déclin progressif des effectifs et un fort risque de disparition à l’horizon 2130».

Dans leurs conclusions, la vingtaine de chercheur·ses sollicité·es recommande plusieurs stratégies pour inverser la tendance : réduire la mortalité des animaux (collisions, braconnage…), favoriser la «connectivité» entre leurs habitats naturels et réaliser des «opérations de translocation de conservation» – soit le fait de renforcer la population en relâchant de nouveaux lynx issus de l’étranger (ce qu’on appelle parfois – à tort – une «réintroduction»). Ce dernier point est à l’étude, confirme Nicolas Jean, pour qui «il faut d’abord régler les premiers points. Cela n’aurait aucun intérêt de réintroduire des lynx qui vont se faire renverser ou braconner.»
La réussite du retour du lynx ibérique – un proche cousin du lynx boréal – en Espagne et au Portugal donne aussi de l’espoir : la population a été multipliée par 200 en deux décennies, et un individu a même été observé récemment à proximité de la frontière française. Un renforcement de population dans le massif jurassien est aujourd’hui «incontournable» pour Gilles Moyne, qui reconnaît que l’acceptation d’un tel projet peut prendre du temps. Plusieurs représentant·es du monde de l’élevage sont fermement opposé·es à toute «réintroduction». De même que les fédérations de chasse locales : «Laissons la nature faire les choses», recommande Christian Lagalice.

En attendant, le centre Athénas continue de se battre afin de sauver chaque lynx blessé ou orphelin. Pour les deux jeunes recueillis cet automne, le diagnostic est plutôt rassurant : ils ont tous les deux été contaminés par un calicivirus, une maladie «très courante chez les félins, qui cause des ulcérations dans la bouche et les organes internes», décrit Frédéric Violot. «Cela se soigne, mais ils doivent être dans un bon état de santé général», complète le vétérinaire en leur prescrivant des antiviraux.
Deux semaines après notre venue, les deux jeunes lynx sont en train de se rétablir. Le quatrième et dernier orphelin, lui, a finalement été retrouvé par les équipes du centre Athénas. Trop affaibli, il n’a pas survécu.
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