Mazin Qumsiyeh est un biologiste palestinien, professeur à l’université de Bethléem, en Cisjordanie, et engagé pour les droits humains. Fondateur et directeur de l’Institut palestinien pour la biodiversité et la soutenabilité, il a co-écrit la stratégie nationale palestinienne pour la biodiversité soumise aux Nations unies dans le cadre de la COP16 en Colombie. Dans un entretien exclusif à Vert, le chercheur raconte l’impact de l’occupation israélienne sur ses terres natales et les destructions environnementales qui défigurent la Palestine.
En ce moment a lieu la COP16 sur la biodiversité. Le thème choisi par le pays hôte, la Colombie, est «Peace with nature» («la paix avec la nature»). Ce sujet a un écho tout particulier avec la situation actuelle en Palestine, et notamment à Gaza…
Ce que nous voyons en ce moment dépasse toute imagination. Les terres sont méthodiquement détruites avec des bulldozers et des bombes incendiaires larguées sur les populations civiles. À Gaza, nous avons analysé le couvert végétal par images satellites et calculé qu’entre 64% et 75% des zones agricoles et sauvages ont disparu.
La réserve naturelle de Wadi Gaza [une zone humide protégée dans la bande de Gaza] a été lourdement touchée, notamment sur sa partie orientale. Et il y a aussi ce qui est impossible à estimer : il va probablement falloir attendre des siècles pour utiliser de nouveau la nappe phréatique de Gaza.
Est-ce qu’on peut parler d’un écocide ?
Oui, ça résume bien ce qui se passe à Gaza. Les destructions que mène Israël depuis des décennies se sont accélérées à Gaza depuis l’an dernier et se propagent maintenant en Cisjordanie et au Liban, où ils utilisent les mêmes engins de destruction. Ils continueront jusqu’à ce qu’on les arrête.
Aujourd’hui, l’écocide est une notion bien établie dans le droit international humanitaire. On en parle pour la déforestation en Amazonie, pour la pollution pétrolière du delta du Niger, mais aussi pour la guerre en Ukraine, dont la situation est comparable à celle de la Palestine en termes de destructions.
Nous vivons bien un génocide et un écocide. Ils sont intentionnels. Avec Internet et les réseaux sociaux, c’est l’un des massacres les plus documentés dans l’histoire de l’humanité. Personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.
Dans vos travaux, vous considérez l’occupation et la colonisation israélienne dans toute la Palestine comme l’une des grandes menaces qui pèsent sur la biodiversité…
Le colonialisme a toujours impliqué des atteintes contre la nature : dans les Amériques, en Australie… C’est le même problème en Palestine. Le projet d’Israël est de modifier la diversité culturelle du pays, et pour cela ils détruisent aussi la biodiversité.
En 1948, quand les Israéliens ont détruit les villages palestiniens, ils ont aussi détruit les terres environnantes. Ils ont déraciné des millions d’arbres, sauvages comme domestiques : des oliviers, des figuiers, des amandiers, des chênes, des aubépines… Ils ont remplacés ces polycultures par des pins européens. Cette espèce empêche la végétation de pousser et favorise les incendies en Palestine, ça a été dévastateur pour notre environnement.
Et je peux vous donner plein d’autres exemples. Israël détourne l’eau du bassin du Jourdain [un fleuve qui traverse le territoire officiel d’Israël, puis de la Palestine]. Son débit a été divisé par 70 et maintenant ce n’est plus qu’un mince cours d’eau.
Un autre exemple : les Israéliens ont créé ce qu’ils appellent des «réserves naturelles». Ils les utilisent en réalité pour exclure les peuples autochtones de ces espaces et construire des maisons résidentielles, des zones industrielles, des camps d’entrainement militaire…
La Palestine est un des seuls États à avoir soumis une stratégie complète pour la biodiversité en amont de la COP16 en Colombie. Comment avez-vous mené ce travail ?
La Palestine a rejoint la Convention pour la diversité biologique des Nations unies en 2015. Les États membres sont censés soumettre leurs stratégies et plans d’action nationaux pour la biodiversité (les «SPANB»). Nous avons publié la dernière version de ce document fin 2022.
L’Institut palestinien pour la biodiversité et la soutenabilité, que je dirige, a mené ce gros chantier avec des centaines d’acteurs clés : des scientifiques, des ONG, des membres de l’Autorité palestinienne, des politiques locaux, etc. Et je pense que nous avons rendu une très bonne SPANB. Comme vous pouvez l’imaginer, on peut écrire de beaux plans, mais il nous est impossible de les mettre en œuvre puisque nous sommes sous le joug de l’occupation.
L’État palestinien n’est pas en mesure de mettre en œuvre des politiques de protection de l’environnement ?
[Il rit] Il n’y a pas d’État palestinien. Chaque jour – depuis des décennies -, nous vivons sous l’occupation et la colonisation. Il y a une Autorité palestinienne, mais ce sont juste des fonctionnaires aux ordres d’Israël. Ils ne peuvent rien décider sans son autorisation : pas de lois, pas de constructions… Ils ne peuvent même pas gérer l’eau sans sa permission.
Vous savez, il pleut beaucoup à Ramallah [la capitale de la Cisjordanie], et on ne peut même pas construire de récupérateurs d’eau. Israël vole notre eau et nous la revend selon son bon vouloir. Nous vivons une pénurie d’eau qui est volontaire. C’est destructeur, nous vivons ce que nous appelons une nakba environnementale [une «catastrophe» en arabe].
Ces destructions environnementales participent-elles à l’effacement de l’identité palestinienne ?
L’identité, ça peut être des subdivisions géographiques, ça peut être des langages différents, mais ce sont aussi des héritages culturels.
Partout dans le monde, les peuples autochtones ont toujours vécu en harmonie avec la nature, avec leur propre identité. Puis les empires européens sont venus, ils ont importé leur vision, créé des États-nations, tracé des frontières. Ça a été le cas au Koweït, en Irak, en Syrie, au Liban, en Palestine…
Avant 1948 [date de la création de l’État d’Israël et première guerre israélo-palestinienne], on parlait plus de 44 langues en Palestine. Par exemple, mon grand-père ne s’identifiait pas à un État mais au peuple Sham, qui s’étend de la Syrie au Liban, en passant par la Palestine et la Jordanie.
En Palestine, une partie de notre dialecte arabe vient de l’araméen, dont la plupart des mots décrivent la terre ou les animaux. Ce sont des mots que nous tenons de nos ancêtres. Notre identité, c’est notre droit à notre nature et à nos terres.
Malgré tout, comment gardez-vous espoir en l’avenir ?
J’ai toujours de l’espoir pour l’humanité. Pour moi, l’espoir serait qu’on réussisse, dans quelques décennies, à former une communauté humaine durable. Je dirais qu’on a 70% de chances de poursuivre sur la voie de la destruction mais bon, ça nous donne quand même 30% de chances de réussir !
L’espoir est important, parce que si nous travaillons dur, si nous cultivons notre propre nourriture, si nous refusons d’utiliser du plastique, si nous stoppons les destructions, si nous nous battons tous contre la colonialisme, contre l’apartheid, contre la guerre, alors oui, nous avons une chance de sauver cette planète.
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