Grand reportage

En Colombie, d’anciens combattants des Farc ont abandonné leurs fusils pour restaurer la forêt amazonienne

Elles et ils ont mené la guérilla, armes aux poings, pendant des années : dans le sud-ouest du pays où se déroule la 16ème conférence mondiale (COP16) sur la biodiversité, d’ancien·nes combattant·es ont développé leur pépinière d’arbres natifs de la région et se consacrent désormais à des projets de restauration de la forêt amazonienne. Rencontre.
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Une route cahoteuse bordée de champs de bananes et de prairies d’élevage traverse les plaines verdoyantes de la région méridionale du Putumayo. À l’horizon, les contours de la cordillère des Andes. Sur un grand portail, une pancarte annonce la «grange de la paix».

En 2019, la Coopérative multiactive communautaire du commun (Comuccom) s’est établie sur ce terrain de 13 hectares, situé à Puerto Guzman, dans le sud-ouest de la Colombie. Elle a été formée par 25 ex-combattant·es des Forces armées révolutionnaires colombiennes (Farc), guérilla qui a rendu les armes à la suite d’un accord de paix signé avec l’État colombien en 2016, après 60 ans d’affrontement.

Dans cette sorte de mini-village vit et travaille une communauté d’une soixantaine de personnes ; conjoint·es, enfants ou cousin·es ont rejoint les ex-combattant·es. Entre de petites maisons colorées, faites de briques ou de bois, les «enfants de la paix» gambadent au milieu des poules et des chiens, dans une atmosphère humide et lourde. «Nous sommes ici à la porte d’entrée de l’Amazonie», précise Armando Aroca Sanchez.

La plupart des membres de la coopérative Comuccom vivent sur place dans des maisons dispersées sur le terrain. ©Nolwenn Jaumouillé/Vert

Escorté de ses deux gardes du corps, le représentant légal de la Comuccom vient tout juste d’arriver et embrasse les un·es et les autres. Silhouette athlétique, peau mate, barbe taillée et polo ajusté, l’ex-guérillero de 37 ans aux airs de gendre idéal a fui les lieux il y a plusieurs mois avec sa famille pour des raisons de sécurité – au moins 416 ex-Farc démobilisé·es ont été assassiné·es depuis 2016. Armando Aroca Sanchez ne revient que pour les grandes occasions.

Devenu «une référence nationale en matière de réincorporation et de conservation», assure le trentenaire, le projet de la Comuccom fait venir jusqu’ici des visiteurs de dizaines de pays. En 2021, cette coopérative qui s’était d’abord tournée vers la pisciculture s’est lancée un nouveau défi : contribuer à restaurer la forêt amazonienne.

Deux membres de la coopérative marchent entre deux mares de pisciculture, la première activité économique de la Comuccom. © Nolwenn Jaumouillé/Vert

«La forêt, c’était la sécurité et la vie»

Une petite troupe intergénérationnelle s’élance joyeusement dans la «zone de restauration écologique» : sur 1,8 hectare de son terrain, la coopérative a «replanté 1 600 arbres amazoniens de dizaines d’espèces différentes de bois et de fruits de la région», explique le président de Comuccom, Julio José Arroyo. «Goûtez ce cupuaçu», propose une femme en suçant la pulpe juteuse et sucrée qui enrobe la graine de ce cousin local du cacao.

Aux abords de la petite forêt, une soixantaine de ruches d’abeilles mélipones élevées par l’association de femmes de la coopérative œuvrent à polliniser la surface restaurée depuis 2022.  «Nous en tirons un peu de miel, mais sans logique d’exploitation», explique Angie Lorena Sanabria Gonzalez, conjointe d’un ex-guérillero.

Sur la parcelle en restauration écologique de la coopérative Comuccom, un espace est dédié à la mémoire du conflit. Les membres de la communauté s’y arrêtent pour observer une minute de silence. ©Nolwenn Jaumouillé/Vert

Après avoir marché quelques minutes dans la forêt, le groupe s’arrête dans une petite clairière : «nous sommes ici dans le lieu de mémoire de la guerre», précise Julio José Arroyo. En cercle, main dans la main, on observe une minute de silence. La vie nomade que ces hommes et femmes ont menée dans le maquis, pour certain·es pendant des décennies, a créé un lien intime à la jungle. «La forêt représentait la vie et la sécurité : on y trouvait tout – aliments, eau, médicaments – et elle nous permettait de nous déplacer et nous réunir sans risque», explique Duberney López Martinez, qui a rejoint les Farc à 13 ans. 

La région du Putumayo, où se trouve Puerto Guzman et la Comuccom. © Google maps

De là à avoir été les «premiers protecteurs et protectrices de la forêt», comme l’assure Armando Aroca Sanchez ? Tous les acteurs du conflit armé colombien se sont pourtant nourris, à divers degrés, d’activités prédatrices. À la fois pour des raisons idéologiques et pour protéger leurs corridors stratégiques, la guérilla a néanmoins veillé dans de nombreuses régions à limiter la déforestation, «en s’assurant par exemple que les surfaces et les normes de déforestation fixées par une communauté paysanne étaient bien respectées», explique à Vert Juana Cabezas, analyste au sein de l’institut d’études Indepaz. «Bien sûr, nous ne pouvions pas complètement stopper la culture de la coca, qui a généré la destruction de milliers d’hectares de forêt, explique Duberney López Martinez. C’était le seul moyen de subsistance des paysans et l’économie de notre guérilla en dépendait aussi, mais nous limitions les surfaces par paysan».

José Julio Arroyo, ex-Farc et président de la coopérative Comuccom. © Nolwenn Jaumouillé/Vert

Un million d’arbres en dix ans ? «Ce sera beaucoup plus !»

Aussi, lorsque le groupe d’ex-guérilleros et guérilleras s’est installé ici à Puerto Guzman, dans ce paysage de plaines sans un arbre et au climat étouffant, l’idée d’agir pour la forêt s’est imposée rapidement à Jorge Santofimio, alors président de la coopérative. Le projet débute par une toute petite pépinière, agrandie ensuite «pour propager et protéger des espèces présentes dans la région, en danger d’extinction ou surexploitées», explique Armando Aroca Sanchez.

Duberney López Martinéz, ex-Farc, est en charge de la pépinière de la coopérative Comuccom, à Puerto Guzman dans la région du Putumayo. Chaque jour, dès six heures du matin, il inspecte les plants espèce par espèce, désherbe, irrigue, fertilise et sème. ©Nolwenn Jaumouillé/Vert

Ce sont désormais des centaines de plants que Duberney López Martinéz, leur gardien, soigne jour après jour dans cet espace baptisé «musu kaisai». «Cela signifie “vie nouvelle” en langage quechua inga», raconte-t-il en entrant dans une des deux serres de la pépinière. 92 espèces d’arbres y sont cultivées, un chiffre appelé à augmenter à mesure que l’institut agricole colombien leur délivre les autorisations.

L’ex-guérillero circule dans les allées où sont entreposés les plants d’arbres. Il s’arrête devant son favori, le cedro macho : «Son fruit, qui ressemble à une petite mangue, nourrit plus de 45 espèces de mammifères ! En 30 ans, son tronc atteint deux mètres de diamètre : c’est un arbre très menacé par la déforestation pour son bois de grande qualité».

À cinq ou six mois, les arbres quittent la pépinière pour être replantés ailleurs dans la région. «Nous répondons à des appels à projets de restauration, en identifiant des zones très abimées. L’idée, c’est de réintégrer ces arbres dans un écosystème idoine».

Angie, compagne d’un ex-guérillero, a fondé l’association de femmes qui s’occupe des 60 ruches d’abeilles mélipones de la coopérative. © Nolwenn Jaumouillé/Vert

Avec l’aide du Programme des nations unies pour le développement (PNUD), la Comuccom a impulsé la création d’un réseau de pépinières dans quatre départements du pays, au cœur de l’arc de déforestation de l’Amazonie colombienne. Composé de dix organisations paysannes et d’ex-combattant·es, le réseau ambitionnait en 2021 de planter un million d’arbres en dix ans. Or, «nous en sommes déjà à 680 000, ce sera donc beaucoup plus !», sourit Armando Aroca Sanchez.

«Tirer un revenu de la forêt, tout en vivant en harmonie avec elle»

La bonne volonté de la Comuccom et de son réseau se heurte au contexte de déforestation encore prégnant dans la région. «À Puerto Guzman, elle est principalement causée par l’élevage extensif», explique Duberney López Martinéz. «La culture de la coca a un peu reculé depuis deux ans avec la crise, mais les mines illégales d’or et de cuivre sont en recrudescence…», soupire Armando Aroca Sanchez. Si la déforestation en Colombie a connu un recul en 2023, la tendance semble repartir à la hausse.

Dans un rapport publié le 18 octobre 2024, l’International crisis group (ICG), une ONG internationale qui travaille sur la prévention et la résolution de conflits, explique ce regain par les difficultés rencontrées par le gouvernement de Gustavo Petro, qui tente de négocier une «paix totale» avec les différents groupes armés. En particulier avec l’État major central, dissidence des Farc, qui a menacé à plusieurs reprises de perturber la COP16. Après avoir freiné dans un premier temps la déforestation «en signe de bonne volonté», «les échecs [rencontrés dans les négociations] et les luttes internes du groupe ont provoqué l’explosion des taux de déforestation», d’après l’ICG.

C’est pourquoi la coopérative veut aussi promouvoir un modèle économique alternatif à des pratiques dévastatrices, souvent guidées par la nécessité et exploitées par les groupes illégaux. Pour Duberney López Martinéz, le sylvopastoralisme – système qui combine forêt et élevage -, ou l’agroforesterie fondée sur les fruits amazoniens comme l’açai ou le cupuaçu, «sont une façon de tirer un revenu de la forêt tout en vivant en harmonie avec elle». Encore faut-il résoudre la problématique de la commercialisation de ces produits, compliquée par «la concurrence de l’économie informelle ou des grosses entreprises qui monopolisent le marché» et l’absence de routes bitumées dans bien des zones.

Fruit d’un cupuaçu, arbre proche du cacaoyer et originaire d’Amazonie. © Nolwenn Jaumouillé/Vert

Pour les ex-combattant·es, le projet est ainsi «un pari pour la paix et une façon de montrer que nous voulons contribuer à l’amélioration des conditions de vie sur notre territoire» ajoute Armando Aroca Sanchez. Une ambition que la communauté a déjà payé au prix du sang, dans cette région où s’affrontent à nouveau plusieurs groupes illégaux : le 24 février 2022, des hommes armés pénètrent dans la coopérative et abattent Jorge Santofimio. Celui qui était président de la Comuccom, alors âgé de 38 ans, plaidait ardemment pour une paix construite à travers la lutte pour l’environnement.

À quelques mètres des ruches de la coopérative, un campement militaire veille désormais sur la zone, rappelant qu’il reste du chemin à parcourir avant que n’advienne en Colombie, comme le réclame le slogan de la COP16, la «paix avec la nature».

Photoreportage : une communauté au cœur de la nature, sous la menace d’attaques armées

Découvrez ci-dessous plus d’informations sur la vie au sein de la Comuccom, à travers un photoreportage de notre correspondante en Colombie, Nolwenn Jaumouillé.

La plupart des membres de la Comuccom vivent sur place, sur un terrain de 13 hectares à Puerto Guzman, dans le sud-ouest de la Colombie. © Nolwenn Jaumouillé/Vert
L’entrée de la coopérative, surveillée par un militaire. ©Nolwenn Jaumouillé/Vert
L’association des femmes de la coopérative Comuccom a installé 60 ruches d’abeilles mélipones, originaires de la région. Le but est de conserver l’espèce, très affectée par les fumigations de glyphosate sur les cultures de coca. Elles participent au processus de restauration écologique que la coopérative mène sur une partie de son terrain. © Nolwenn Jaumouillé/Vert
À quelques mètres des ruches, un campement militaire est installé pour protéger la coopérative d’une éventuelle attaque. Le 24 février 2022, des hommes armés sont entrés au sein de la coopérative et ont abattu Jorge Santofimio, qui dirigeait alors la structure. © Nolwenn Jaumouillé/Vert
Au lendemain du conflit, de nombreux enfants sont nés dans les communautés d’ex-Farc. © Nolwenn Jaumouillé/Vert
Duberney López Martinéz, ex-Farc, est en charge de la pépinière de la coopérative Comuccom, à Puerto Guzman dans la région du Putumayo. Chaque jour dès 6 heures du matin, il inspecte les plants espèce par espèce, désherbe, irrigue, fertilise et sème. © Nolwenn Jaumouillé/Vert
Armando Aroca Sanchez, représentant légal de la coopérative Comuccom, dans la pépinière. Menacé, il vit désormais dans une autre région du pays avec sa famille et ne revient qu’occasionnellement.  ©Nolwenn Jaumouillé/Vert
La zone d’ensemencement de la pépinière. ©Nolwenn Jaumouillé/Vert
Une parcelle déforestée dans la région du Caquetá, voisine du Putumayo, le 11 octobre 2024. © Nolwenn Jaumouillé/Vert
Soraya, femme d’un ex-guérillero de la coopérative Comuccom, sort des poissons du bassin installé à l’entrée de la coopérative pour la vente directe. La pisciculture est l’activité principale de la coopérative, avec la restauration de forêts. ©Nolwenn Jaumouillé/Vert
La mare de pisciculture et le paysage du terrain de 12.7 hectares de la coopérative Comuccom, à Puerto Guzman, dans la région du Putumayo dans le sud de la Colombie. © Nolwenn Jaumouillé/Vert


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