Depuis la terrasse, trois hommes installés dans des transats veillent sur le portail, tandis qu’une dizaine de poules picorent dans le petit jardin qui jouxte la maison. «Voilà ma prison», soupire Maydany Salcedo. Sur les murs blancs du salon, sommairement meublé, ses trois diplômes et une photo de famille font office de décoration. Arrivée dans ce lieu secret il y a cinq mois, au sud de la Colombie, la militante y vit avec sa fille, ses deux petits-enfants et les trois gardes du corps fournis par l’Unité nationale de protection de l’État colombien. «Autant dire que je n’ai plus de vie privée», rumine-t-elle en débitant des bananes plantains pour nourrir la maisonnée.
Le cheveu argenté, les traits ronds et généreux, Maydany Salcedo a le sourire irrépressible. Mais, de ses yeux de jais, affleure une force de caractère forgée par des années de lutte. Autour de son cou, elle porte un archange en guise de protection. Pour cause : attaques armées, viols et menaces à répétition ont jalonné le parcours de Maydany Salcedo depuis l’enfance. Elle vit sous escorte depuis sept ans et ne se déplace que dans une «boîte à sardines» – une camionnette blindée.
Cette militante de 50 ans fait partie des milliers de «leaders» locaux qui luttent pour la nature en Colombie. A cet égard, le pays vit une tragédie : 79 défenseur·ses de l’environnement ont été assassiné·es en 2023, sur 196 au total dans le monde, selon l’ONG Global Witness. Dans ce territoire qui abrite l’une des biodiversités les plus riches de la planète, la mainmise sur les ressources naturelles sert, depuis des décennies, à financer le conflit armé entre État, guérillas, paramilitaires et criminalité organisée.
Si un accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires colombiennes (Farc) a bien été signé en 2016, sa non-application par l’État a engendré une recrudescence des acteurs illégaux dans les territoires qu’occupait la guérilla. Mines, hydrocarbures, coca, élevage extensif et trafics de bois causent ainsi de la déforestation et de la pollution dans les régions foisonnantes de biodiversité. Mais ces atteintes sont aussi le fait de «l’extractivisme légal de multinationales, promu par les pouvoirs publics, contre lequel toute opposition génère menaces et criminalisation», constate Astrid Torres, de l’ONG environnementale Somos defensores.
«Les fermes ne peuvent plus utiliser l’eau»
Prises en étau au milieu d’acteurs puissants, «les communautés locales sont dépossédées des décisions sur leur propre territoire» souligne Vanessa Torrez, de l’ONG Ambiente y Sociedad. En 2012, c’est cette injustice qui incite Maydany Salcedo à créer une association de paysans (Asimtracampic) à Piamonte, dans le décor féérique de plaines, de fleuves et de montagnes de la région du Cauca, à la limite entre les Andes et l’Amazonie. Cette municipalité, située sur les routes du narcotrafic, est alors en proie à la déforestation liée à la coca et au conflit armé. Avec ses premières recrues, la militante parcourt le territoire de ferme en ferme pour faire connaître leurs droits aux agriculteur·ices et les sensibiliser à la protection de la nature. «Elle nous disait que la bataille serait bientôt pour l’eau, qu’il fallait qu’on s’y prépare», se remémore Yaneth Londoño, secrétaire de l’association.
C’est dans l’enfance que Maydany Salcedo puise les racines de son militantisme. Avec sa famille communiste engagée, elle expérimente les déplacements forcés tout comme un contact étroit avec la «madre tierra» (la terre mère). L’eau et la forêt deviennent très vite «ses meilleures conseillères».
Depuis douze ans, son association qui regroupe 900 familles, s’engage sur tous les fronts à Piamonte : recherche d’alternatives durables à la coca et à l’élevage extensif comme l’agroforesterie et le silvo-pastoralisme [une pratique qui associe élevage et environnement forestier, NDLR], formations sur les droits humains et l’environnement, restauration de 1 800 hectares de forêt primaire, conservation de 1 300 hectares de forêt secondaire ou encore création de corridors écologiques pour sauver le «titi du Caqueta», un petit singe de la région en voie d’extinction.
Au fil des années, Maydany Salcedo dénonce aussi les ravages constatés sur le territoire : elle alerte sur des fuites de pétrole dans le fleuve, liées à un forage de la région, et obtient l’interdiction pour l’État colombien d’asperger de glyphosate les cultures de coca tant qu’il n’aura pas mis en œuvre des programmes de reconversion prévus par l’accord de paix. Elle dénonce, en vain, la pollution liée aux mines illégales d’or. «Au sud de Piamonte, les fermes ne peuvent plus utiliser l’eau et les poissons meurent massivement», explique-t-elle.
Régime de terreur
Mais ces combats ont un prix. Dès la création d’Asimtracampic, les intimidations affluent de toutes parts : de la guérilla, de structures criminelles mais aussi d’une partie de la population et de l’administration locale qui les accusent d’être des guérilleros. «Simplement pour être de gauche, porter des polos noirs et nous surnommer « compañero » [camarade, NDLR]», résume Maydany Salcedo, consternée, qui est alors affublée du surnom de «petite grosse guérillera».
Après l’accord de paix en 2016, l’association vit un an de relative tranquillité, avant que de nouveaux acteurs ne surgissent : à Piamonte, ce sont les Comandos de Frontera – un groupe formé par des dissidents des Farc et la bande criminelle La Constru – qui prennent rapidement l’ascendant. «La situation est devenue critique autour de 2021, quand nous avons accompagné les programmes de substitution à la coca», s’attaquant ainsi au gagne-pain de cet acteur illégal qui veut contrôler le narcotrafic dans le sud du pays, selon une enquête d’Insight Crime.
Un midi d’avril 2023, quatre membres du groupe surgissent chez elle, la forcent à leur préparer un repas et lancent : «on ne vient pas te tuer, juste t’avertir». Cette fois, ils promettent de s’en prendre à ses filles et ses petits-enfants.
«Les menaces sur la famille et les humiliations font partie du traitement spécifique que subissent les femmes défenseuses»,décrypte Astrid Torres de Somos defensores. Pour la militante, c’est la goutte de trop qui la décide à quitter durablement le territoire et poursuivre l’action à distance. Si elle est parfois revenue, il n’en est plus question aujourd’hui : les Comandos de Frontera l’ont désignée cible prioritaire dans trois régions du pays – le Cauca, ainsi que le Putumayo et le Caqueta voisins.
Si 300 des familles membres d’Asimtracampic ont aussi dû fuir, Yaneth Londoño, 55 ans, et Jerly Ramirez, 31 ans, elles, n’ont pas quitté Piamonte. À chaque ronflement de moteur, la trésorière et la secrétaire d’Asimcatrampic jettent des regards nerveux vers la route. Pour discuter avec nous, elles ont préféré se réfugier hors du centre-ville, devant la petite usine de transformation de l’association, à l’arrêt depuis le 23 septembre.
Ce jour-là, les Comandos de Frontera ont rassemblé des paysans dans un hameau voisin et leur ont ordonné de se désaffilier d’Asimtracampic. «Ils essaient de prendre le contrôle de l’association, estime Maydany Salcedo. Ils nous ont déjà proposé un salaire mensuel pour collaborer avec eux !» Alors que le gouvernement de Gustavo Petro, au pouvoir depuis 2022, tente de négocier une «paix totale» avec l’ensemble des acteurs armés, «ces tentatives de cooptation d’organisations locales par des groupes armés sont fréquentes», explique Juana Cabezas, de l’institut d’études Indepaz. «Ils cherchent une base sociale pour se légitimer.»
«Cela vaut la peine pour nos enfants»
Du jour au lendemain, Yaneth et Jerly ont vidé le bureau et paralysé toute l’activité de l’organisation. Désormais, elles retiennent leur souffle, terrées à domicile : «Ils ont fait savoir que nous serions aussi convoquées». Outre Maydany, les autres membres d’Asimtracampic ne bénéficient pas de protection de l’État. Par peur, par manque de temps ou de confiance dans les institutions, «la majorité des menaces ne sont pas dénoncées», constate Juana Cabezas. Les mesures de l’Unité nationale de protection se révèlent souvent insuffisantes, tardives, «voire exposent davantage les personnes», regrette-t-elle.
Pour Astrid Torres, de Somos defensores, ce modèle «militariste et trop individualisé ne fonctionne pas et doit laisser place à une logique plus collective». À l’image des stratégies d’auto-protection que nombre de communautés ont développées ces dernières années : gardes qui effectuent des rondes sans armes, comités d’alerte pour échanger les informations et anticiper les risques, recours croissant aux réseaux sociaux pour attirer l’attention… Des ONG comme Somos defensores ou Ambiente y Sociedad les accompagnent dans ce processus, les forment et financent des évacuations en cas d’urgence. «Un réseau de droits humains nous a mis une camionnette avec chauffeur à disposition», précise Jerly.
En septembre dernier, la ratification par la Colombie de l’accord international d’Escazu, qui comporte un volet en faveur de la protection des défenseur·ses de l’environnement, laisse espérer un progrès dans le pays. «Encore faut-il qu’au-delà de la volonté du gouvernement, l’appareil institutionnel et judiciaire suive», alerte Astrid Torres. «Sur 1333 assassinats de défenseurs sociaux et environnementaux en 20 ans, nous n’avons recensé que 179 condamnations.»
Malgré les insomnies, les crises de nerfs et ces jours où elle aimerait «disparaître», Maydany Salcedo le martèle : elle ne renoncera jamais. «Je pourrais m’exiler. Mais je l’ai toujours dit, je préfère mourir debout que vivre à genoux». Yaneth et Jerly non plus n’ont pas l’intention de baisser les bras. «Cela vaut la peine pour nos enfants, pour leur offrir un Piamonte meilleur, en harmonie avec la nature», assure Jerly en regardant sa fille de dix ans. Derrière elles, une fresque peinte sur la façade de la petite usine représente le paysage coloré de Piamonte. Au bord du fleuve sont dessinées des silhouettes allongées, hommage aux 20 paysan·nes et aux six enfants de l’association assassiné·es ces dix dernières années.