Le vert du faux

Biodiversité : y a-t-il des espèces-clés, dont la disparition pourrait entraîner l’effondrement de toutes les autres ?

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Crier aux loutres. Alors que les activités humaines provoquent un déclin massif de la biodiversité, doit-on s’inquiéter de l’extinction de certains végétaux ou animaux en particulier, parce qu’elle provoquerait la disparition de tous les autres ? On fait le point.

Plus d’un million d’espèces – sur les huit millions estimés – sont en danger dans le monde, selon l’IPBES, le groupe d’experts intergouvernemental qui évalue l’état de la biodiversité. Une information à la résonance particulière, à quelques jours du début (lundi 21 octobre) de la 16ème conférence des Nations Unies sur la biodiversité (COP16). Penser en termes d’espèce-clé permet-il de mieux comprendre et enrayer le déclin brutal de la biodiversité ?

Loutres et loups : des disparitions en cascade

«Si on enlève une espèce, il n’y aura pas d’effondrement total, mais parfois, si une seule disparaît, de nombreuses autres sont menacées», explique Philippe Grandcolas, directeur de recherche en écologie au CNRS. Ces quelques spécimens, dont l’extinction menace les autres, sont considérées comme des «espèces-clés».

La règle générale, c’est que «toutes les espèces sont interdépendantes», tient à rappeler Philippe Grandcolas. Cela signifie que les animaux et végétaux ont besoin les uns des autres au sein d’un même milieu pour survivre. Un insecte pollinisateur, par exemple, se nourrit du nectar d’une fleur et permet en même temps à celle-ci de se reproduire en disséminant son pollen ailleurs.

Mais parfois, «en raison de ces interdépendances, l’une des espèces a plus d’impacts que d’autres», indique le chercheur. Ce sont souvent les espèces situées en haut de la chaîne alimentaire qui ont plus de conséquences sur les autres, car leur disparition peut provoquer d’autres extinctions en cascades.

C’est ce qu’ont constaté les scientifiques après l’éradication des loups du parc de Yellowstone (États-Unis) au début du 20ème siècle à cause du braconnage et de la chasse. Leur disparition a provoqué une hausse du nombre de wapitis, des herbivores gourmands en jeunes pousses, ce qui a entraîné le déclin d’espèces végétales comme les saules ou peupliers. Les coyotes, sans concurrents, ont vu leur nombre augmenter et ont causé la diminution des populations de castors qui façonnaient des zones humides riches en biodiversité. La réintroduction des loups, il y a 30 ans, a permis le retour de nombreuses espèces.

Le même effet en cascade est montré avec la disparition des loutres d’Alaska, chassées jusqu’au début du 20ème siècle, jusqu’à leur quasi-extinction. Leur déclin massif a provoqué une explosion du nombre d’oursins, avides d’algues brunes, dont des populations entières ont alors disparu, entraînant une diminution des poissons qui utilisaient ces végétaux comme nurserie. Une fois les loutres réintroduites, l’équilibre s’est rétabli.

Loutres de mer, Alaska © Unsplash HD

L’oryctérope, le mammifère expert en tanières à protéger

Selon Guillaume Lecointre, naturaliste et spécialiste de l’évolution au Muséum national d’histoire naturelle, le concept d’espèce-clé peut permettre d’orienter certaines politiques de protection de la biodiversité. Il prend l’exemple de l’oryctérope, un mammifère au long museau et grandes oreilles qui vit dans les savanes d’Afrique centrale et d’Afrique du Sud.

Un oryctérope devant sa tanière. © Wikimédia

L’animal est qualifié d’«espèce ingénieure», cela signifie que son mode de vie – dans son cas : creuser des terriers grâce à des griffes aussi puissantes qu’une pelleteuse – façonne l’endroit où il vit et facilite l’installation d’autres espèces. Dans les cavités construites par l’oryctérope, s’installent des familles de phacochères, ainsi que «des hyènes, panthères, porcs-épics, chauve-souris, divers rongeurs, pythons, et même des oiseaux comme l’hirondelle bleue, classée en danger critique d’extinction en Afrique du Sud», énumère le chercheur.

Une étude parue en 2021 montre les bénéfices qu’engendrerait la protection de certaines espèces comme l’oryctérope, ou de zones considérées comme prioritaires. Il s’agirait «de mesures préventives pour protéger ce mammifère, même s’il n’est pas menacé aujourd’hui, explique Guillaume Lecointre, car si l’oryctérope disparaît, ce sont des dizaines d’espèces de mammifères qui disparaîtront avec lui».

Prendre en compte les espèces-clé sans en faire «une solution naïve»

On peut donc s’appuyer sur des espèces-clés pour mettre en place des mesures de conservation. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut systématiser la réintroduction de ces espèces ou prioriser leur protection dans tous les milieux. Philippe Grandcolas met en garde contre le risque de faire de la protection des espèces-clés une règle de gestion générale. «Ce qui est une espèce-clé à un endroit ne l’est pas à un autre», rappelle-t-il.

L’impact d’une espèce sur les autres dépend de l’écosystème précis dans lequel elle évolue : dans un autre environnement, les spécimens qui l’entourent sont susceptibles de moins dépendre d’elle, par exemple parce que les sources en nourriture sont plus variées.

Ainsi, les figuiers des forêts tropicales du Pérou ont un rôle-clé : ils offrent une source de nourriture abondante et régulière dans l’année pour de nombreux vertébrés. Une étude a toutefois montré que leur rôle-clé n’était pas généralisable : ces mêmes espèces d’arbres ne sont pas aussi essentielles à la survie des oiseaux et mammifères dans les forêts d’Afrique centrale.

Philippe Grandcolas prend en exemple le succès de la réintroduction du loup gris à Yellowstone : «cela ne signifie pas qu’il faut la systématiser dans d’autres endroits». Celle-ci a fonctionné parce qu’il s’agit d’un parc naturel : les activités d’élevage et d’agriculture sont peu nombreuses dans cet environnement, le succès de cette opération n’a donc pas été freiné par des conflits d’usage importants. Les bénéfices du retour du prédateur sur la biodiversité ont été d’autant plus visibles que les activités humaines n’ont pas empêché le retour des autres espèces.

Un loup gris dans le parc de Yellowstone (Etats-Unis). © Jeff Heaton, Unsplash

Une donnée à prendre en compte, selon le chercheur : «chaque espèce représente un coût et un bénéfice pour le milieu». Il faut donc préserver une espèce pour sa valeur en tant que telle, et non dans le seul but qu’elle soit un atout pour préserver l’écosystème dans lequel elle évolue.

D’autant plus qu’«on ne connaît pas encore la valeur de toutes les espèces», ajoute-t-il. Certains spécimens ont peut-être un plus grand rôle dans leur milieu que ce qu’en disent nos connaissances actuelles. Penser en termes d’espèce-clé doit donc «permettre de comprendre les interactions entre espèces, sans devenir une solution technique naïve».

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