La fin des vendanges approche. Cet automne marque un tournant pour le vignoble de Rhuys, dans le golfe du Morbihan en Bretagne, qui s’apprête à lancer sa première cuvée de rouge. Une dizaine de dos sont courbés entre les feuilles vertes – certaines virent déjà au bordeaux. Les plus chenu·es aiguillent les plus jeunes : «tu peux plier les genoux, regarde. Dos droit, tout dans les jambes». Guillaume Hagnier joint l’acte à la parole. Le cogérant du domaine supervise le groupe avec sa compagne, Marie Devigne. Sous un doux soleil d’octobre, Tays, 19 ans, souffle : «C’est impossible ton truc, ça brûle les cuisses !» Peu importe la posture, tant que le dos ne tire pas trop et que le raisin finit en bouteille.
Rosé et blanc
Il y a encore dix ans, cette scène aurait relevé de la fiction. Pourtant, la région Bretagne voit la culture de la vigne se développer, grâce notamment à un décret de 2015, lié à l’harmonisation européenne des droits de plantation. Celui-ci autorise l’exploitation des vignes à but commercial dans des régions historiquement non viticoles, ce qui était interdit depuis 1934. Il s’agissait à l’époque de protéger les zones qui dépendaient économiquement du vin, en évitant la surproduction. Rien que sur la presqu’île de Rhuys, 2 000 hectares de vignes s’étalaient au XIXe siècle entre Vannes et Arzon.
Pour renouer avec le passé viticole, la mairie de Sarzeau a choisi Marie et Guillaume, deux quarantenaires arrivés en Bretagne il y a quelques années. «On s’est rencontré dans la région de Champagne. On n’était pas loin l’un de l’autre, et pas loin du vin», se souvient le vigneron, sourire aux lèvres et sécateur à la main. Le couple se lance en 2020, en plantant 25 000 pieds de vignes. «On a choisi les cépages Chardonnay, Cabernet-franc et Chenin, ainsi que l’architecture du chai [le lieu où l’on fait le vin, NDLR] et on a investi dans les machines», explique la cogérante. La mairie finance le reste, avec l’aide du département et de fonds européens. «C’est la première fois qu’on bosse ensemble. C’est une vraie joie, ça nous rapproche…», confie Marie. Elle nuance : «C’est aussi pas mal de pression, qu’on se met à nous-même. On a la confiance de la mairie, on veut que le vin soit bon». Leur premier millésime, fait d’un blanc et d’un rosé, a été mis en bouteille l’année dernière.
De Bordeaux à Rennes
Il n’y a pas que la loi qui a changé. Depuis l’époque où le vin commercial a été interdit en Bretagne, la planète s’est réchauffée. «Les cultures agricoles suivent les températures, qui montent au nord, en conséquence du réchauffement climatique», rappelle Valérie Bonnardot, enseignante-chercheuse en géographie et climatologie à l’Université Rennes 2. «On ramène des cépages de Grèce dans certaines zones du sud de la France. Dans les Pyrénées-Orientales, des vignerons arrachent carrément leurs pieds et plantent des amandiers, à cause de la sécheresse.»
La Bretagne n’échappe pas à la règle. Les températures actuelles de Rennes sont similaires à celles que connaissait Bordeaux entre 1950 et 1980. «Ça reste un challenge pour les vignobles au centre de la Bretagne, en raison de la fraîcheur et de l’humidité», signale Valérie Bonnardot. Et contrairement aux cultures des régions viticoles traditionnelles (bordelais, Loire, Bourgogne…), les vignes bretonnes sont encore jeunes. «On ne sait pas encore le caractère que les vins auront quand les vignes auront pris en âge, car cela dépend de la réaction de la plante au climat et au sol», poursuit la chercheuse. «En Bretagne, ces derniers sont peu profonds, plutôt acides. On assiste à la création de quelque chose de nouveau».
«Les vins bretons sont bio, pour la plupart»
On reste loin du raz de marée. La Bretagne compte pour l’instant une cinquantaine de domaines. «Rien qu’une appellation comme Saint-Emilion ou le Muscadet, c’est autour de 7 000 hectares. Il y a un vrai enthousiasme autour du vin breton, mais la centaine d’hectares qu’on a ici, c’est à peine un village dans le bordelais», tempère Aurélien Berthou, vigneron et formateur au lycée de Kerplouz, à Auray (entre Lorient et Vannes). «Je ne crois pas que la Bretagne puisse devenir une région comme le Languedoc, par exemple. Après une croissance liée à l’effet de mode, ça se stabilisera peut-être autour de quelques milliers d’hectares», prophétise ce breton d’origine, revenu au bercail après avoir travaillé dans des vignobles chiliens et néo-zélandais.
Aurélien Berthou forme chaque année une dizaine de Breton·nes aux métiers du vin, depuis l’ouverture d’un brevet professionnel dédié en 2021. «Les vins bretons sont bio, pour la plupart. Ils suivent la tendance générale du marché : les consommateurs achètent moins, mais cherchent de la meilleure qualité», analyse l’expert. Dans cette région où l’agro-industrie est omniprésente, et souvent accusée de détruire les espaces naturels (via les algues vertes notamment), beaucoup de ses élèves caressent le projet d’une agriculture plus responsable. «Je partage les valeurs du bio, mais j’essaie de modérer auprès de mes élèves ce qui frôle parfois la croyance», poursuit le professeur. «Ces méthodes demandent beaucoup de compétences techniques et plus de travail qu’en conventionnel».
«On participe de manière très concrète à l’adaptation au réchauffement»
«La question, c’est : comment on arrive à changer d’échelle, pour que le bio ne soit pas réservé à une élite ?», se questionne l’une des élèves d’Aurélien, Youena. À 30 ans, elle a bifurqué vers le vin, après un début de carrière dans les énergies renouvelables. «J’avais une éco-anxiété à gérer, et j’avais l’impression de voir le monde s’écrouler de l’extérieur depuis mon bureau. L’idée de planter de la vigne en Bretagne, ça me rend plus paisible. En participant à ce que les gens mettent sur leur table, et en le faisant de manière responsable, on participe de manière très concrète à l’adaptation au réchauffement». S’il y a beaucoup de reconversions dans les rangs des néo-vignerons, on trouve aussi des agriculteurs désireux de diversifier leurs cultures, et de les adapter au changement de climat de la région.
«Mon rêve, c’est d’avoir mon propre domaine», confesse Youena, «mais les agriculteurs ne transmettent que très difficilement leurs terres. J’ai mis une croix sur le fait d’être propriétaire. Je vais planter, et tant pis !». La croissance du nombre de domaines en Bretagne est loin d’être exponentielle, faute d’investisseurs notamment. Cela n’entame pas l’enthousiasme d’Aurélien Berthou, également vice-président de l’Association des vins bretons. «On est fier que notre belle région puisse devenir viticole. On aimerait, quand on va au restaurant, pouvoir demander un Breton, au même titre qu’un Bordeaux». Pour l’instant, les quelques bouteilles bretonnes disponibles en cave ou au restaurant partent très vite, tant la demande dépasse l’offre. Alors, pour accompagner votre galette complète, il faudra parfois vous tourner vers une autre boisson… locale, évidemment.
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