Entretien

«Passer de la société actuelle à une société soutenable sur le plan écologique nécessite une chute de la productivité»

Travailler moins pour rêver plus. Elle est philosophe, il est économiste. Dans le cadre de la nouvelle série de Vert autour du travail et du dérèglement climatique, nous avons voulu croiser les regards de la philosophe Céline Marty, autrice de «Travailler moins pour vivre mieux» et de Gilles Raveaud, économiste, maître de conférences à l’Institut d’études européennes (Paris 8 - Saint-Denis), autour de cette question : pour endiguer la crise climatique, faut-il travailler moins ? 
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Et si votre voisin de bureau un brin tir au flanc était en fait simplement un militant du climat en mission secrète de sauvetage de la planète ? Les chantres du poil dans la main ont-ils raison depuis le début ? Céline Marty et Gilles Raveaud décryptent pour Vert le lien entre baisse du temps de travail et écologie.

Lutter contre le dérèglement climatique passe-t-il nécessairement par une baisse du temps de travail ?

Céline Marty. Il faut déplacer la question du focus climat en parlant d’écologie en général. L’écologie, c’est aussi des enjeux de santé environnementale, d’articulation avec la justice sociale… Étant donné que le travail est une question éminemment sociale, le climat est une partie du problème, mais le travail touche aussi beaucoup d’autres aspects.

On défend parfois la baisse du temps de travail au nom des gains de productivité et d’une augmentation de la production finale, comme la semaine «en quatre jours». Finalement, ça ne résout pas le problème si la réduction du temps de travail est mise au service d’un maintien de la croissance économique. La vraie transformation écologique de la production implique réduction du temps de travail, réduction du volume de la production et donc réduction de la consommation des ressources engendrées par cette production.

Céline Marty. © Welcome to the jungle

Il s’agit donc avant tout de produire moins, plus que de moins travailler ?

Gilles Raveaud. Ce qui est perturbant dans notre époque, c’est qu’il n’y a aucun débat sur le fait que nous produisons beaucoup trop aujourd’hui à l’échelle planétaire et qu’il faudrait réduire massivement la production. C’est un fait scientifique établi, déjà présent dans le rapport au club de Rome des époux Meadows en 1972.

Après, on peut produire moins et utiliser beaucoup plus de travail. Par exemple, dans l’agriculture, même en passant à un mode de consommation beaucoup moins carné, si on voulait passer à l’agroécologie, il faudrait sans doute augmenter le temps de travail pour utiliser le moins possible les machines qui reposent sur les énergies fossiles. Mais on le diminuerait beaucoup plus dans des secteurs entiers qui disparaîtraient car on arrêterait de produire tout un tas de trucs inutiles et polluants.

Gilles Raveaud. ©DR

Céline Marty. La réduction du temps de travail est un des facteurs pour produire moins. Les ressources productives sont finies, limitées, et toute consommation de ressources les altère nécessairement. C’est pour ça qu’il faut articuler réduction du temps de travail et écologie avec la décroissance comme projet politique de réduction volontaire de la production et de la consommation.

Le passage aux 35 heures a-t-il eu un effet bénéfique sur le plan écologique ?

Céline Marty. Les études qui ont été faites ont essayé de mesurer les conséquences en termes de création d’emplois, mais à l’époque on ne mesurait pas les effets écologiques. D’ailleurs, c’est un grand problème de nos études, on articule encore peu travail et écologie. On commence à avoir des données sur les conditions de travail impactées par le changement climatique, des typologies d’emplois verts, des emplois verdissants… Mais dans les années 2000, se demander si les 35 heures allaient permettre d’avoir des effets écologiques, ce ne sont pas des questions qu’on se posait !

Gilles Raveaud. C’est dur à dire. Il y a plein de travaux de Dominique Méda [sociologue du travail, NDLR] ou Juliet Schor [économiste et sociologue américaine, NDLR] qui montrent que quand le temps de travail diminue – notamment lorsqu’on passe à quatre jours par semaine -, l’empreinte écologique des ménages a tendance à diminuer, parce qu’on a plus de temps pour faire les choses soi-même : réparer un vêtement plutôt que d’en acheter un autre qui est plus polluant, cuisiner au lieu de se faire livrer de la nourriture, etc.

Les périodes de crise, comme celle du Covid, ont-elles aussi montré des résultats en ce sens ?

Céline Marty. On a eu des effets sur la réduction des gaz à effet de serre, mais on sait aussi que le ralentissement de la production pendant le Covid a été assez relatif. Il y a eu une volonté des pouvoirs publics et économiques de maintenir toute une partie de la production, des usines ont tourné. La production économique ne s’est pas entièrement arrêtée. Ça n’a pas été un moment de décroissance radicale, mais ciblée sur certains secteurs d’activités, comme les services en présentiel.

«L’entreprise peut être plus efficace avec des gens qui travaillent quatre jours, sans intensification du travail.»

Gilles Raveaud. Non, malheureusement. C’est ce qui aurait dû se passer, mais ça n’est pas arrivé et c’est ce qui est effroyable. Si on prend le cas de la France, la production a baissé pendant des semaines et on s’est rendu compte que personne n’est mort du fait de cette chute. Ça a quand même eu des conséquences, notamment sur la dette publique, mais on a été très nombreux à expérimenter un autre rapport à nous-mêmes. On a touché du doigt ce que serait d’une certaine manière la société qu’on pourrait avoir…

Ensuite, il y a eu un boom de la consommation, qui est d’ailleurs une des causes de la grande inflation de ces deux dernières années. C’est la revanche du consommateur : les gens se sont précipités pour rattraper leur manque de consommation. C’est fascinant de voir l’exemple du transport aérien. Pendant le Covid, tous les experts prévoyaient que l’industrie mettrait quinze ou vingt ans à récupérer des pertes du Covid, et c’est tout l’inverse qui s’est produit. Aujourd’hui, Boeing et et Airbus n’arrivent pas à satisfaire les demandes des compagnies aériennes.

Des entreprises ou des services publics ont-ils déjà franchi le pas en abaissant le temps de travail au-delà du cadre légal en France ? Pour quels résultats ?

Céline Marty. Avant les 35 heures, il y avait déjà des entreprises aux 32 heures et à la semaine de quatre jours : comme Mamie Nova. L’aménagement différent du temps de travail était déjà une grande réflexion des années 1980, au moment où André Gorz parlait d’autogestion du temps. C’était la grande idée du socialisme de l’époque, avec un ministère du temps libre, la libération du temps de la vie et des politiques culturelles pour fournir les institutions pour ce temps libre.

Gilles Raveaud. J’ai été très convaincu par l’ouvrage de Dominique Méda et Pierre Larrouturou [ancien député européen Nouvelle donne, NDLR]  Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail, où ils montrent que lorsque les gens passent à quatre jours, ce n’est pas l’entreprise qui passe à quatre jours. Au contraire, les heures d’ouverture doivent être étendues pour passer de cinq à six jours par semaine, parce que certains ne vont pas travailler le mercredi, d’autres le samedi. Du point de vue de l’efficacité économique, il va y avoir un gain. L’entreprise peut être plus efficace avec des gens qui travaillent quatre jours, sans intensification du travail. Contrairement à ce qu’a proposé Gabriel Attal avec sa semaine «en» quatre jours, où il s’agit là de pressurer les gens avec des effets très négatifs.

En améliorant la productivité, travailler moins peut donc amener à produire plus ?

Gilles Raveaud. Mon ouvrage de référence, c’est celui de l’économiste Jean Gadrey Adieu à la croissance. Il pointe quelque chose qui n’est pas suffisamment présent dans les débats sur la question écologique. La raison pour laquelle, collectivement et en moyenne, nous vivons mieux que nos grands-parents, c’est pour une seule raison : les gains de productivité. Avec une heure de travail humain, on produit beaucoup plus de richesses aujourd’hui en France qu’il y a cinquante ans. Le gain de productivité entraîne la baisse du travail : vous passez d’une société agricole où les gens travaillent 80 heures par semaine, à une société où ils travaillent quarante heures.

«En France, on a une culture du présentéisme et de la discipline par la présence au travail et le contrôle des horaires.»

Le problème est que ces gains de productivité n’auraient jamais dû avoir lieu, parce qu’ils ont été permis par la combustion des énergies fossiles, avec le charbon et le pétrole. La transition pour passer de la société actuelle à une société soutenable sur le plan écologique, nécessite une chute de la productivité. Si la productivité moyenne baisse – et elle doit baisser et elle va baisser -, le niveau de vie moyen baisse. C’est bien pour ça que les gens sont rationnels dans le fait de rejeter les politiques écologiques. Les plus modestes ont bien compris que ce qui les attend, c’est une chute de leur niveau de vie. La seule façon d’en sortir et de se dire que ce n’est pas si grave que la productivité moyenne baisse, c’est de réorienter la production vers ce qui est le plus nécessaire, en recréant en même temps des emplois plus manuels. Selon moi, la question du temps de travail est secondaire à celle-là, la question c’est qu’est ce qu’on produit ?

Au Royaume-Uni, en 2022, 61 entreprises ont testé différents aménagements du temps de travail, avec succès. Pourtant, peu de structures ont opté pour une réduction réelle du temps de travail, pourquoi ?

Céline Marty. Parce qu’on a en France une culture du présentéisme et de la discipline par la présence au travail et le contrôle des horaires. C’est cette logique disciplinaire qui nous empêche de penser des aménagements optimum, aussi bien sur le plan économique que sur celui du bien-être des salariés. C’est les thèses que vous trouvez chez David Graeber, qui justifie les «bullshit job» par une volonté de contrôler une population avec des emplois inutiles, plutôt que de laisser du temps libre aux gens pour faire autre chose et réfléchir sur la vie… C’est aussi ce qui fait qu’en France les débats sur le travail, surtout depuis les 35 heures, sont si crispés. On en fait un enjeu moral et culturel.

«Ralentir, c’est changer les rythmes et nos exigences.»

On a aussi le problème de certaines normes, de la disponibilité permanente, de la réactivité à l’urgence qui nous donnent l’impression que c’est hyper urgent de traiter ce truc à 19 heures, alors qu’on pourrait le faire le lendemain. Cette disponibilité permanente, on l’applique à la fois à soi-même dans nos tâches et à autrui quand on consomme son travail. Finalement, c’est une sorte de cercle vicieux qui nous empêche de réfléchir aux nécessités de services et à nos besoins en travail. Ralentir, c’est changer les rythmes et nos exigences. Le modèle dans lequel on est, c’est celui d’Amazon avec la livraison en 24 heures, où on prend un abonnement pour que la livraison aille encore plus vite. C’est aussi ça qui nous entraîne dans les rythmes du capitalisme.

Gilles Raveaud. Globalement parce qu’on est dirigé par des cons ! Ceux qui deviennent chefs dans le public comme dans le privé sont en général les personnes les plus détestables, qui ont besoin d’être tout le temps au travail pour avoir leur existence sociale, parce qu’elles ont pas envie d’être avec leur famille ni d’avoir du temps pour lire et se promener. Ces gens-là imposent leur échec personnel et leurs souffrances psychologiques au reste de la société.

Cette transition sera-t-elle possible sans l’appui de la force publique ?

Céline Marty. À la base, il y a une volonté de ralentissement et de changer de rythme. C’est notamment le fait du Covid, qui a stoppé la roue du hamster et a amené les gens à se questionner sur les rythmes, que ce soit ceux qui ont bossé beaucoup plus pour faire face à la crise ou ceux qui ont été mis à l’arrêt de façon un peu imprévisible. Dans les consciences personnelles, il y a des choses qui ont bougé à ce moment-là et, au contraire, c’est la puissance politique qui essaie de maintenir la soupape, qui fait en sorte que rien ne change.

«On ne pourra pas verdir tous les trucs de merde qu’a produits le capitalisme !»

Gilles Raveaud. Je ne crois plus du tout en l’action de l’État. Nous sommes dans une situation effroyable sur le plan écologique au niveau planétaire et qui s’aggrave chaque année avec la consommation d’énergies fossiles. L’idée d’arriver à stabiliser la situation me parait hors de portée. L’inverser, je n’y crois vraiment pas, personne ne le veut.

Au delà du nombre d’heures, travailler moins passe-il aussi par la suppression de certains métiers ou emplois ?

Céline Marty. Surtout dans les enjeux écologiques les plus cruciaux ! C’est évident qu’on a besoin de supprimer des emplois dans les secteurs polluants, l’extraction d’énergie fossile, l’aéronautique, l’industrie de guerre. C’est économiquement porteur en ce moment, mais on sait bien qu’il y a des fonctions de la production qui servent à l’accroissement du capital et non pas à la satisfaction des besoins ; et qui ont un poids écologique parfois très fort, comme l’armement. C’est évident qu’on ne pourra pas verdir tous les trucs de merde qu’a produits le capitalisme !

Le verdissement à la marge, c’est ne pas vouloir se confronter à un conflit avec les rapports de production capitalistes. C’est permettre de faire doucement sa transition vers un capitalisme vert, où finalement rien ne change. L’enjeu crucial est de revenir à la question des besoins. Quels sont les besoins essentiels à une population ? Comment peut-on s’assurer de les satisfaire en dehors du marché capitaliste ? Avec des dispositifs de sécurité sociale, de l’alimentation, de la santé, de l’habitat, de l’eau, pour préserver ces communs. Ensuite, sur les fonctions superflues qui sont là pour nous vendre des marchandises, il faut accepter de rentrer en conflit avec le capitalisme, qui n’a aucun intérêt à ce qu’elles soient supprimées.

«Le travail, dans la société capitaliste, sert surtout à nous maintenir occupés pour nous détourner d’autres types d’activités.»

Gilles Raveaud. Il y a tout un tas d’activités qui n’auraient jamais dû exister. Notre économie est très largement absurde et totalement insoutenable dans son état actuel. Chaque jour qui passe, nous détruisons de façon irréversible les ressources naturelles. Nous faisons disparaître des espèces, nous créons des maladies… Nous n’aurions jamais dû acheter des jouets en plastique faits en Chine, ça n’a aucun sens. Les trajets en avion ou la viande ne sont pas assez chers au regard même de la théorie économique standard. La pollution a des coûts, qui ne sont pas pris en compte par l’activité économique marchande et doivent donc être internalisés, en incluant le prix de la pollution.

Travailler moins, c’est aussi libérer du temps pour agir… La place du travail dans la société capitaliste est-elle un frein à l’action, à l’engagement écologique par exemple ?

Céline Marty. Je pense, avec les penseurs anarchistes comme David Graeber, que l’emploi à plein temps à vie est vraiment fait pour nous laisser dans une position de producteur-consommateur, sans autre pouvoir que de celui de consommer. Le but des élites politiques et économiques a toujours été de contrôler le temps des classes laborieuses. Il y a énormément de dispositifs qui maintiennent cette domination temporelle, par exemple le système du crédit. Dès lors que vous avez un crédit immobilier ou que vous vous endettez pour vos études, vous êtes contraint d’avoir un emploi rémunérateur pour rembourser. Le travail, dans la société capitaliste, sert surtout à nous maintenir occupés pour nous détourner d’autres types d’activités.

Que répondez-vous à l’argument qui dirait que moins de travail risque de signifier plus de consommation ?

Céline Marty. C’est un argument assez classiste, qui consiste à dire que les pauvres vont aller chez McDo avec leur voiture polluante, alors que l’on sait qu’en termes de mode de vie, ce sont les riches qui polluent et consomment le plus. Finalement, cet argument est la nouvelle version écolo de ce qu’on disait sur les congés payés : mais que vont faire les pauvres avec leurs vacances ? Ils vont aller se saouler la gueule… On disait déjà ça du dimanche chômé. Tous les arguments sont bons pour priver les classes populaires de leur repos et surtout de la liberté de faire ce qu’ils veulent de leur temps.

Gilles Raveaud. Si vous travaillez moins, vous avez plus de temps de loisirs. La question est, qu’est ce que vous faites de ce temps de loisirs ? C’est un domaine où les revenus sont déterminants. Plus vous avez d’argent, plus vous allez polluer avec les voyages, les activités culturelles… Plus de temps libre, pour certaines personnes, cela veut dire moins de pollution, pour d’autres plus.

Et vous, vous feriez quoi, si vous aviez plus de temps ?

Céline Marty. J’ai fait en sorte d’avoir du temps et si j’en avais encore plus, je ferais encore plus de vélo et encore plus d’activités agricoles et manuelles. On pourrait dire à la Voltaire, cultiver son jardin. C’est un choix qui a guidé toute ma vie, de me dire que je voulais du temps.

Gilles Raveaud. Moi j’ai déjà trop de temps, je m’ennuie considérablement. Je sais que c’est assez curieux, mais je fais partie de ces rares personnes !